mercredi 23 décembre 2015

Correspondance Littéraire : la mort de Rousseau

Périodique manuscrit destiné à l'aristocratie étrangère, la Correspondance Littéraire servit notamment à diffuser les thèses soutenues par le clan des encyclopédistes. 
Voici comment fut racontée la mort de Jean-Jacques Rousseau, le traître à la cause, au mois de juillet 1778
Jean-Jacques et Thérèse, à Ermenonville

La mort de J.-J. Rousseau.

L’opinion généralement établie sur la nature de la mort de J.-J. Rousseau n’a pas été détruite par une lettre que nous aurons l’honneur de vous envoyer sur cet événement, et qui est d’un médecin de Paris, M. Le Bègue de Presle, son ami. On persiste à croire que notre philosophe s’est empoisonné lui-même. Ce que nous savons de très bonne part, c’est qu’il avait eu pendant son séjour en Angleterre, et depuis, des accès de mélancolie très fréquents et accompagnés de convulsions extraordinaires; que, dans cet état, il fut plusieurs fois sur le point de se tuer. L’embarras de sa position, devenue plus fâcheuse qu’elle ne l’avait jamais été, l’inquiétude que lui causait la publication prétendue de ses Mémoires, soit qu’ils lui eussent été dérobés, soit qu’il les eût livrés lui-même, soit qu’il ne fût qu’effrayé des bruits répandus à ce sujet, l’abandon où l’avait réduit son humeur sauvage, tout cela avait altéré sensiblement sa tête. Cette âme naturellement susceptible et défiante, victime d’une persécution peu cruelle à la vérité, mais du moins fort étrange, aigrie par des malheurs qui furent peut-être son propre ouvrage, mais qui n’en étaient pas moins réels, tourmentée par une imagination qui exagérait toutes ses affections comme tous ses principes, plus tourmentée peut-être encore par les tracasseries d’une femme qui, pour demeurer seule maîtresse de son esprit, avait éloigné de lui ses meilleurs amis en les lui rendant suspects; cette âme, à la fois trop forte et trop faible pour porter tranquillement le fardeau de la vie, voyait sans cesse autour d’elle des abîmes et des fantômes attachés à lui nuire. Il n’y a pas loin sans doute de cette disposition d’esprit à la folie, et l’on ne peut guère appeler autrement la persuasion où il était depuis longtemps, et dont il était plus frappé encore depuis quelques mois, que toutes les puissances de l’Europe avaient les yeux sur lui et lui faisaient l’honneur de le regarder comme un monstre fort dangereux et qu’il fallait tâcher d’étouffer. Il s’était mis dans la tête qu’il y avait une ligue très puissante formée contre lui; et les chefs de cette ligue à Paris étaient, selon lui, par un assez bizarre assemblage, M. le duc de Choiseul, M. le docteur Tronchin, M. de Grimm et M. d’Alembert. (...) S'il croyait avoir à se plaindre de tous les souverains et de tous les ministres de l'Europe, il était encore plus mal avec les philosophes, et les prêtres étaient peut-être en dernier lieu ceux dont il attendait le moins de haine. Il était fermement convaincu qu'on avait cherché à soulever la populace de Paris contre lui. Il ne sortait guère de sa maison sans croire rencontrer des gens apostés pour épier ses démarches et pour saisir le moment de le faire lapider. Il soupçonnait l'univers entier et jusqu'aux Savoyards du coin, prétendant que pour l'humilier ils lui refusaient les services qu'ils offrent à tout le monde, Tous ces traits nous ont été rapportés par un homme tendrement attaché à M. Rousseau, et pénétré de l'état où il le voyait sans aucune espérance de le guérir. Sur tout objet étranger à la manie dont nous venons de parler, son esprit conserva jusqu'à la fin toute sa force et toute son énergie. (...)
le tombeau d'Ermenonville

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