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mercredi 10 janvier 2018

Louis XV, par Sainte-Beuve (2)

Ste Beuve rapporte ensuite le récit que fait le duc de Liancourt de la mort de Louis XV.
 
 
 
MÉMOIRES SUR LA MALADIE LOUIS XV

La maladie d’un roi, d’un roi qui a une maîtresse, et une c.... pour maîtresse; d’un roi dont les ministres et les courtisans n’existent que par cette maîtresse, dont les enfants sont opposés d’intérêts et d’inclination à cette maîtresse, est une trop grande époque pour un homme qui vit et qui est destiné à vivre à la Cour, pour ne pas mériter toutes ses observations. C’est d’ailleurs un événement à peu près unique dans la vie, et qui sert plus qu’aucun autre à la connaissance parfaite de cette classe d’hommes qu’on appelle courtisans. Destiné, comme je l’étais, à voir un jour le roi malade, je m’étais toujours proposé de suivre avec la plus grande attention toute la scène de sa maladie, et tous les différents mouvements qu’elle devait produire. L’idée que j’avais avec toute la Cour de l’effet que ferait sur le roi le second accès de fièvre, rendait à ma curiosité ce moment intéressant. Il me l’était d’ailleurs encore plus par le renvoi, que je regardais comme certain, de sa maîtresse, et par la chute d’un ministre, et d’un ministre odieux, qui devait être la suite nécessaire du renvoi de cette maîtresse. La santé du roi, le soin qu’il en avait, sa vigueur, paraissaient devoir éloigner cet événement, quand tout à coup il arriva au moment où on s’y attendait le moins.
Le mercredi 27 avril au matin, le roi, étant à Trianon de la veille, se sentit incommodé de douleurs de tête, de frissons et de courbature. La crainte qu’il avait de se constituer malade, ou l’espérance du bien que pourrait lui faire l’exercice, l’engagea à ne rien changer à l’ordre qu’il avait donné la veille. Il partit en voiture pour la chasse; mais, se sentant plus incommodé, il ne monta pas à cheval, resta en carrosse, fit chasser, se plaignit un peu de son mal, et revint à Trianon vers les cinq heures et demie, s’enferma chez Mme Du Barry, où il prit plusieurs lavements. Il n’en fut guère soulagé, et quoiqu’il ne mangeât rien à souper, et qu’il se couchât de fort bonne heure, il fut plus tourmenté pendant la nuit des douleurs qu’il avait ressenties pendant le jour, et auxquelles se joignirent des maux de reins. Lemonnier fut éveillé pendant la nuit; il trouva de la fièvre. L’inquiétude et la peur prirent au roi; il fit éveiller Mme Du Barry. 
Mme du Barry

Cependant cette inquiétude du roi ne paraissait encore point fondée, et Lemonnier, qui connaissait sa disposition naturelle à s’effrayer de rien, regardait cette inquiétude plutôt comme un effet ordinaire d’une telle disposition que comme le présage d’une maladie. Il voyait avec les mêmes yeux les douleurs dont le roi se plaignait, et en rabattait dans son esprit les trois quarts, toujours par le même calcul. Voilà ce qui arrive toujours aux gens douillets; ils sont comme les menteurs à force d’avoir abusé de la crédulité des autres, ils perdent le droit d’être crus quand ils devraient réellement l’être. Mme Du Barry, qui connaissait le roi comme Lemonnier, pensait comme lui sur la réalité des douleurs dont le roi se plaignait et s’inquiétait, mais regardait comme un avantage pour elle les soins qu’elle pourrait lui rendre, et l’occupation qu’elle pourrait lui montrer avoir de lui. La bassesse de M. d’A.....la servit parfaitement dans cette circonstance. Ce plat gentilhomme de la chambre, au mépris de son devoir, renonça au droit qu’il avait d’entrer chez le roi, d’en savoir des nouvelles lui-même, de le servir, pour empêcher d’entrer ceux qui avaient le même droit que lui, et pour laisser le roi malade passer honteusement la journée à un quart de lieue de ses enfants, entre sa maîtresse et son valet de chambre. C’est là où commence l’histoire des plates et viles bassesses de M. d’Aumont; elles tiendront quelque place dans ce récit. Il est de cette lâche espèce d’hommes qui n’ont pas même le courage d’être bas et vils pour leurs intérêts, et dont la platitude est toujours au service de celui qui a l’apparence de la faveur.
Lemonnier, l'un des médecins du roi
Cependant il était trois heures, et personne n’avait encore pu pénétrer chez le roi. On n’en savait qu’imparfaitement des nouvelles, et par celles qui transpiraient on jugeait le roi seulement incommodé d’une légère indisposition. Mme Du Barry en avait fait part à M. d’Aiguillon, qui était à Versailles, et avait, d’après ses conseils, formé le projet de faire rester le roi à Trianon tant que durerait cette incommodité. Elle passait par ce moyen plus de temps seule auprès de lui, plus que tout encore elle satisfaisait son aversion contre M. le Dauphin, Mme la Dauphine et Mesdames, en écartant le roi d’eux, et rendait vis-à-vis de lui leur conduite embarrassante. L’incertitude où était Lemonnier de la suite de cette incommodité, l’embarras dont était dans une chambre aussi petite le service du roi, le scandale et l’indécence dont ce séjour prolongé devait être, rien ne pouvait déranger Mme Du Barry de ce projet déraisonnable et indécent, conçu pour narguer la famille royale. M. d’Aumont s’y prêtait de toute sa bassesse, et n’avait même mandé à personne l’état du roi, pour faciliter à cette femme le parti qu’elle voudrait prendre. La famille royale n’en était même pas instruite par lui, mais elle l’était d’ailleurs ; et n’osant pas venir, comme elle l’aurait voulu, pénétrer dans son intérieur pour savoir de ses nouvelles, elle se bornait à désirer qu’on le déterminât à revenir à Versailles. La Martinière, sur la nouvelle de l’incommodité du roi, qui s’était répandue, avait accouru à Trianon, et y trouva le parti pris d’y faire rester le roi jusqu’à sa parfaite guérison, que l’on jugeait devoir être dans deux ou trois jours, cette incommodité n’étant alors jugée qu’une forte indigestion. Quelque désir qu’eût Lemonnier de faire revenir le roi à Versailles, il n’avait pas la force de s’opposer à la volonté de Mme Du Barry. Sa position, et plus encore son caractère, l’engageaient à tout ménager, et, ne voulant rien mettre contre lui, il ne pouvait pas avoir cette conduite franche et assurée, cette décision ferme et inébranlable qu’à l’honnêteté désintéressée. Le caractère brusque et décidé de La Martinière lui donnait cette force. Ce vieux serviteur du roi avait, depuis qu’il lui était attaché, pris l’habitude de lui parler avec une liberté qui tenait de la familiarité, et même souvent de l’indécence. Il ne s’était jamais adressé qu’au roi pour tout ce qu’il avait obtenu de lui, et avait pris sur son esprit un ascendant qui le faisait réussir dans tout ce qu’il lui demandait, et qui même l’en faisait craindre. Il s’était, quatre ans auparavant, opposé à l’arrivée de Mme Du Barry. Il savait qu’il lui déplaisait et, sans s’en embarrasser, il n’agissait pas plus contre elle qu’en sa faveur. La résolution où il trouva le roi de demeurer à Trianon ne l’empêcha pas de travailler fortement à l’en détourner, et il y réussit avec facilité ; car le roi, qui n’avait jamais eu dans sa vie la volonté des autres, n’avait pas plus la sienne dans ce moment. Il fut donc décidé, malgré le désir obstiné de Mme Du Barry que le roi partirait pour Versailles dès que les carrosses qu’on avait envoyé chercher seraient arrivés. Pour donner une idée de la manière brusque et souvent grossière dont La Martinière parlait au roi, je rapporterai que le roi, déterminé à suivre son avis, lui disait, en lui parlant de sa maladie et de la diminution journalière de ses forces: « Je sens qu’il faut enrayer. » — 
« Sentez plutôt, lui répliqua La Martinière, qu’il faut dételer. »
M. de Beauvau, M. de Boisgelin, M. le prince de Condé, qui, par le manège de M. d’Aumont dont j’ai parlé, n’avaient pas encore pu voir le roi de la journée, le virent enfin à quatre heures; et quoiqu’ils le trouvassent très affaissé, très inquiet et très plaignant, ils jugèrent son état moins inquiétant et moins douloureux qu’il ne le disait, toujours par la connaissance de sa pusillanimité. Cependant les voitures étaient arrivées, et le roi s’était laissé porter dans son carrosse, se plaignant toujours beaucoup de mal de tête, de maux de reins, de maux de coeur. Ses plaintes continuelles, ses inquiétudes, sa profonde tristesse, confirmèrent M. de Beauvau et les autres dans l’opinion qu’ils avaient de sa faiblesse et de sa peur; et il n’y avait personne à Trianon ou à Versailles qui imaginât encore que l’incommodité du roi pût être le commencement d’une maladie. Cependant tout Paris fut averti que le roi avait resté dans son lit jusqu’à quatre heures, qu’il était revenu en robe de chambre et au pas de Trianon, et qu’il s’était couché en arrivant. Tous les princes, tous les grands officiers arrivèrent; j’arrivai comme les autres, mais sans beaucoup d’empressement, parce que je voulais voir, avant de partir de Paris, une personne qui me tenait plus au coeur que le roi et toute la Cour, et que par parenthèse je ne vis pas. Je trouvai à mon arrivée le roi couché. Lemonnier, que je vis, me dit qu’il espérait, comme tout le monde, que la fièvre du roi cesserait dans la nuit, mais que son affaissement lui faisait craindre que non, et qu’alors le lendemain matin il lui demanderait du secours et de choisir un renfort de médecins. J’appris aussi que la famille royale, qui était venue le voir à son arrivée, n’y était restée qu’un instant, et que le roi lui avait dit qu’il l’enverrait chercher quand il voudrait la voir. Tout cela était l’effet des persécutions de Mme Du Barry, qui, enragée du retour du roi à Versailles, voulait se renfermer avec lui autant qu’il serait possible, et en exclure ses enfants. Quand je dis que Mme Du Barry voulait, j’entends que M. d’Aiguillon voulait; car cette femme, comme les trois quarts de celles de son espèce, n’avait jamais eu de volonté. Toutes ses volontés se bornaient à des fantaisies, et toutes ses fantaisies étaient des diamants, des rubans, de l’argent. L’hommage de toute la France lui était à peu près indifférent. Elle était ennuyée de toutes les affaires dont son odieux favori voulait qu’elle se mêlât, et n’avait de plaisir qu’à gaspiller en robes et en bijoux les millions que la bassesse du contrôleur général lui fournissait avec profusion; soit crainte, soit goût, soit faiblesse, elle était entièrement livrée aux volontés despotiques de M. d’Aiguillon, qui, s’en étant servi quatre ans plus tôt pour se tirer des horreurs d’un procès criminel, l’avait employée depuis pour l’aider à se venger de tous ses ennemis, c’est-à-dire de tous les gens honnêtes, et pour se servir de tout le crédit qu’elle avait sur la faiblesse apathique du roi. Il lui avait conseillé de tenir le roi à Trianon ; il la pressait actuellement de s’enfermer le plus souvent avec lui, et d’en écarter les princes et Mesdames. Il lui conseillait aussi de s’appliquer à ne faire appeler que tard ceux qui avaient droit d’entrer chez le roi et d’obtenir de lui qu’il les fit sortir de bonne heure. Il voulait qu’il ne fût livré qu’à elle et à ceux qu’elle y introduirait. Le roi, comme je l’ai dit, avait déjà fait acte de soumission en disant à ses enfants de ne pas revenir sans qu’il les envoyât chercher. Il l’avait fait encore en n’appelant ses grands-officiers à Trianon qu’à quatre heures, et en les congédiant à neuf heures et demie; et voilà vraisemblablement ce qui se serait passé pendant le cours de la maladie du roi, si elle se fût prolongée sans devenir plus grave.
l'agonie de Louis XV
 
Je quittai donc Lemonnier, après en avoir appris l’état du roi, et après avoir su que lui-même en était exclu par Mme Du Barry, qui y était actuellement renfermée seule, ou avec M. d’Aiguillon. Cependant la fièvre se soutint dans la nuit avec assez de force, il y eut même de l’augmentation; les douleurs de tête devinrent plus fortes, et nous apprîmes à huit heures du matin qu’on allait saigner le roi. Cette saignée avait été ordonnée par Lemonnier, d’accord avec La Martinière. Nous apprîmes aussi qu’on avait été chercher à Paris Lorry et Bordeu. Lemonnier, suivant son projet de la veille, avait demandé au roi du secours, et l’avait prié de choisir ceux des médecins qu’il désirait appeler en consultation. Il a dit n’en avoir proposé aucun, et cela est vrai; le roi les avait choisis l’un et l’autre, toujours d’après Mme Du Barry. L’un était son médecin; l’autre l’était de M. d’Aiguillon; et celui-ci avait engagé la maîtresse à déterminer le roi à ce choix, espérant se servir d’eux, suivant ses besoins, dans le cours de la maladie. Lassonne fut aussi appelé; mais comme il était médecin de Mme la Dauphine, il le fut purement du choix de Lemonnier. La nouvelle de la saignée fit arriver tous les courtisans; ceux qui avaient des charges, ceux qui n’en avaient pas, tout accourut, et le cabinet se trouva bientôt rempli de gens qui désiraient savoir des nouvelles du roi et n’avaient aucun moyen de s’en procurer. Il ne sortait encore presque personne de la chambre, et ceux qui en sortaient ne parlaient pas; on ne disait rien. 
(à suivre)

vendredi 15 décembre 2017

Louis XV, par Sainte-Beuve (1)

 Un portrait sans concessions de Louis XV par Sainte-Beuve.



Qu’était-ce que Louis XV? On l’a beaucoup dit, on ne l’a pas assez dit : le plus nul, le plus vil, le plus lâche des coeurs de roi. Durant son long règne énervé, il a accumulé comme à plaisir, pour les léguer à sa race, tous les malheurs. Ce n’était pas à la fin de son règne seulement qu’il était ainsi; la jeunesse elle-même ne lui put jamais donner une étincelle d’énergie. Tel on le va voir au sortir des bras de la Du Barry, dans les transes pusillanimes de la maladie et de la mort, tel il était avant la Pompadour, avant sa maladie de Metz, avant ces vains éclairs dont la nation fut dupe un instant et qui lui valurent ce surnom presque dérisoire de Bien-aimé. Il existe un petit nombre de lettres curieuses de Mme de Tencin au duc de Richelieu, écrites dans le courant de 1743; informée par son frère, le cardinal, de tout ce qui se passe dans le Conseil; cette femme spirituelle et intrigante en instruit le duc de Richelieu, alors à la guerre. Rien que ses propres phrases textuelles ne saurait rendre l’idée qu’elle avait du roi; il est bon d’en citer quelque chose ici comme digne préparation à la scène finale qui eut lieu trente ans plus tard.
 
« Versailles, 22 juin 1743... Il faudrait, je crois, dit-elle, écrire à Mme de La Tournelle (Mme de Châteauroux) pour qu’elle essayât de tirer le roi de l’engourdissement où il est sur les affaires publiques. Ce que mon frère a pu lui dire là-dessus a été inutile : c’est, comme il vous l’a mandé, parler aux rochers. Je ne conçois pas qu’un homme puisse vouloir être nul, quand il peut être quelque chose. Un autre que vous ne pourrait croire à quel point les choses sont portées. Ce qui se passe dans son royaume paraît ne pas le regarder : il n’est affecté de rien; dans le Conseil, il est d’une indifférence absolue; il souscrit à tout ce qui lui est présenté. En vérité, il y a de quoi se désespérer d’avoir affaire à un tel homme. On voit que, dans une chose quelconque, son goût apathique le porte du côté où il y a le moins d’embarras, dût-il être le plus mauvais. » Et plus loin: « Les nouvelles de la Bavière sont en pis... On prétend que le roi évite même d’être instruit de ce qui se passe, et qu’il dit qu’il vaut encore mieux ne savoir rien que d’apprendre des choses agréables. C’est un beau sang-froid ! » Elle rappelle au duc de Richelieu la démarche que tenta Frédéric au commencement de la guerre : ce prince engageait la France a attaquer la reine de Hongrie au centre, en même temps que lui, il entrerait en Silésie. « Vous devez vous ressouvenir que, quand vous vous fîtes annoncer à Choisy, dans un moment où il était en tête-à-tête avec Mme de La Tournelle pour lui faire part des propositions du roi de Prusse, il ne montra aucun empressement pour recevoir l’envoyé, qui voulait lui parler sans conférer avec les ministres. Ce fut vous qui le pressâtes de vous donner une heure pour le lendemain ; vous fûtes étonné vous-même, mon cher duc, du peu de mots qu’il articula à cet envoyé, et de ce qu’il était comme un écolier qui a besoin de son précepteur. Il n’eut pas la force de se décider ; il fallut qu’il recourût à ses Mentors... Le roi de Prusse jugeait Louis XV d’après lui ;... mais il avait mal vu, et ne tarda point d’abandonner un allié dont il reconnaissait la nullité, quand il eut retiré tous les avantages qu’il attendait de la campagne
Le roi ira-t-il ou non à l’armée? il fallut monter à cet effet toute une machine: « Mon frère, écrit Mme de Tencin, ne serait pas très éloigné de croire qu’il serait très utile de l’engager à se mettre à la tête de ses armées. Ce n’est pas qu’entre nous il soit en état de commander une compagnie de grenadiers; mais sa présence fera beaucoup; le peuple aime son roi par habitude, et il sera enchanté de lui voit faire une démarche qui lui aura été soufflée. Ses troupes feront mieux leur devoir, et les généraux n’oseront pas manquer si ouvertement au leur... » On touche là les ficelles de la campagne tant célébrée de 1744.
le bien-aimé
 
Nous pourrions multiplier ces citations accablantes : « Rien dans ce monde ne ressemble au roi, » écrit-elle en le résumant d’un mot. Tel était Louis XV dans toute sa force et dans toute sa virilité, à la veille de ce qu’on a appelé son héroïsme : ce qu’il devint après trente années encore d’une mollesse croissante et d’un abaissement continu, on le va voit lorsque, dans sa peur de la mort, il tirera la langue quatorze fois de suite pour la montrer à ses quatorze médecins, chirurgiens et apothicaires.
On ne peut s’empêcher de penser, à bien regarder la situation de la France au sortir du ministère du cardinal de Fleury, que si le duc de Choiseul et Mme de Pompadour elle-même n’étaient venus pour s’entendre et redonner quelque consistance et quelque suite à la politique de la France, la révolution, ou plutôt la dissolution sociale, serait arrivée trente ans plus tôt, tant les ressorts de l’État étaient relâchés ! Et la nation, les hommes de 89, qui se formulent à l’amour du bien public, à l’aspect de toutes ces bassesses; n’auraient pas été prêts pour ressaisir les débris de l’héritage et donner le signal d’une ère nouvelle.
Il y avait, rappelons-le pour ne pas être injuste dans notre sévérité, il y avait, au sein de ce Versailles d’alors et de cette Cour si corrompue, un petit coin préservé, une sorte d’asile des vertus et de toutes les piétés domestiques dans la personne et dans la famille du Dauphin, père de Louis XVI. Ce prince estimable et tout ce qui l’entourait, sa mère, son épouse, ses royales soeurs, toute sa maison, faisaient le contraste le plus absolu et le plus silencieux aux scandales et aux intrigues du reste de la Cour. Il serait touchant de rapprocher les détails de sa fin prématurée et sa mort si courageusement chrétienne, de la triste agonie du roi son père. On raconte qu’à son dernier automne (1765), ayant désiré revoir à Versailles le bosquet qui portait son nom et dans lequel s’était passée son enfance, il dit avec pressentiment, en voyant les arbres à demi dépouillés : « Déjà la chute des feuilles! » Et il ajouta aussitôt: « Mais on voit mieux le ciel ! » Nous avons en ce moment sous les leur une suite d’anecdotes et de particularités intéressantes sur ce fils de Louis XV, qu’a rassemblées M. Varin, conservateur à la bibliothèque de l’Arsenal, et nous y reviendrons peut-être quelque jour; mais aujourd’hui il nous a paru utile de présenter isolément, et sans correctif, le spectacle d’une mort beaucoup moins belle, et qui, dans ses détails les plus domestiques (c’est le lot des monarchies absolues), appartient de droit à l’histoire.
Le Dauphin, fils de Louis XV, quelque hommage qu’on soit disposé à rendre à ses qualités et à ses vertus, n’était pas de ceux desquels on peut dire autrement que par une fiction de poète; Tu Marcellus eris; tout en lui révèle un saint, mais c’était un roi qu’il eût fallu à la monarchie et à la France. Louis XVI, héritier des vertus de son père, ne sut pas être ce roi, et rien n’autorise à soupçonner que le père lui-même, s’il eût vécu, eût été d’étoffe à l’être. Il reste clair pour tous qu’avec Louis XV mourant, la monarchie était condamnée déjà, et la race retranchée. Voyons donc comment Louis XV était en train de mourir.
On ne dira pas: Voilà comment meurent les voluptueux, car les voluptueux savent souvent finir avec bien de la fermeté et du courage. Louis XV ne mourut pas comme Sardanapale, il mourut comme mourra plus tard Mme Du Barry, laquelle, on le sait, montée sur l’échafaud, se jetait aux pieds du bourreau en s’écriant, les mains jointes : « Monsieur le bourreau, encore un instant! » Louis XV disait quelque chose de tel à toute la Faculté assemblée.
Et quel était donc celui qui va épier et prendre ainsi sur le fait les pusillanimités et les misères du maître durant sa maladie suprême? Dans cette ancienne monarchie, les rois et les grands ne songeaient pas assez à qui ils se révélaient ainsi dans leur déshabillé et dans leur ruelle. Parmi cette foule de courtisans qui se livraient au torrent de chaque jour, et qui songeaient à profiter de ce qu’ils observaient sans le dire, il se rencontrait parfois des écrivains et des peintres, des moralistes et des hommes. Qu’on relise les surprenantes et incomparables pages de Saint-Simon où revivent les scènes si contrastées de la mort au grand Dauphin: les princes avaient parfois de tels historiographes à leur Cour sans s’en douter. Les Condé logeaient dans leur hôtel La Bruyère. La duchesse du Maine avait parmi ses femmes cette spirituelle Delaunay qui a écrit: « Les grands, à force de s’étendre, deviennent si minces, qu’on voit le jour au travers; c’est une belle étude de les contempler, je ne sais rien qui ramène plus à la philosophie. » Et encore : « Elle (la duchesse du Maine) a fait dire à une personne de beaucoup d’esprit que les princes étaient en morale ce que les monstres sont dans la physique: on voit en eux à découvert la plupart des vices qui sont imperceptibles dans les antres hommes. » C’est en effet dans cet esprit qu’il faut étudier les grands, surtout depuis qu’on a appris à connaître les petits : ce n’est pas tant comme grands que comme hommes qu’il convient de les connaître. De tout autres qu’eux à leur place auraient fait plus ou moins de même. La vraie morale à en tirer, c’est, sans s’exagérer le présent, et tout en y reconnaissant bien des grossièretés et des vices, de ne jamais pourtant regretter sérieusement un passé où de telles monstruosités étaient possibles, étaient inévitables dans l’ordre habituel.
mort de Louis XV
 
L’homme qui a écrit les pages qu’on va lire n’est pas difficile à deviner et à reconnaître son grand-père (lui-même nous l’indique) était collègue d’un duc de Bouillon durant la maladie du roi à Metz, en 1744, et le voilà qui se trouve à son tour côte à côte d’un due de Bouillon dans cette maladie royale de 1774. Il nomme chacun des principaux seigneurs qui sont en fonction autour de lui, et s’en distingue; il n’est donc ni le grand-chambellan (M. de Bouillon), ni le premier gentilhomme de la chambre (M. d’Aumont); ce ne peut être que leur égal, le grand-maître de la garde-robe en personne, M. le duc de Liancourt, qui avait alors la survivance du duc d’Estissac, son père, et qui s’exerçait la charge; c’est celui même que tout le monde a connu et vénéré sous le nom de duc de La Rochefoucauld-Liancourt, et qui n’est mort qu’en mars 1827. Voilà le témoin, un des plus vertueux citoyens, un homme de 89, tel qu’il s’en préparait à cette époque dans tous les rangs, et particulièrement au sein de la jeune noblesse éclairée et généreuse. De pareils spectacles, il faut en convenir, étaient bien propres à exciter de nobles coeurs et à leur donner la nausée des basses intrigues. Si l’on veut connaître le duc de La Rochefoucauld-Liancourt, sa vie est partout, son souvenir revit dans de nombreuses institutions de bienfaisance. Ce fut lui qui, grâce à cette même charge de grand-maître de la garde-robe, pénétrant de nuit jusqu’à Louis XVI, le faisant réveiller pour lui apprendre la prise de la Bastille, et lui entendant dire comme première parole : C’est une révolte! lui répondit : Non, Sire, c’est une révolution ! Tel est l’homme qui, jeune et condamné par les devoirs de sa charge à subir le spectacle des derniers moments de Louis XV, eut l’idée de nous en frire profiter. Ami de M. de Choiseul, ennemi du ministère d’Aiguillon et de la maîtresse favorite, il eût pu dire aux approches du danger, comme Saint-Simon à la nouvelle de la mort de Monseigneur: « La joie néanmoins perçoit à travers les réflexions momentanées de religion et d’humanité par lesquelles j’essayois de me rappeler. » A nos yeux comme aux siens, est-il besoin d’en avertir? de pareils récits et les turpitudes mêmes où ils font passer ont un sens sérieux: la nécessité et la légitimité de 89 sont au bout, comme une conséquence irrécusable. La scène où l’on réveille Louis XVI et le contrecoup fatal de celles où, quinze ans auparavant, on suivait la fin honteuse de Louis XV. L’enseignement historique ressort avec toute sa gravité. C’est dans cette conviction qu’en livrant ces pages au public, nous sommes assuré de ne manquer en rien ni à la mémoire ni à la pensée de celui qui les a écrites.
Nous reproduisons la copie qui est entre nos mains, sans chercher à y apporter même la correction, ni à plus forte raison, l’élégance. M. Lacretelle, qui fut attaché au duc de Liancourt, comme secrétaire intime pendant les premières années de la Révolution, a raconté, dans un intéressant chapitre de ses Dix années d’épreuves, comment on vivait à Liancourt, en cette sorte de paradis terrestre, et quelles occupations rurales, bienfaisantes ou littéraires y variaient les heures : « Après de laborieuses recherches, écrit M. Lacretelle, après avoir dépouillé une vaste et touchante correspondance, il (le duc de Liancourt) rédigeait ses Mémoires, les soumettait à ma critique, à ma révision. J’avoue que ce fut d’abord pour moi une torture que de chercher des embellissements à un travail tout uni, mais parfaitement conforme au sujet. Mon style me paraissait à moi-même trop ambitieux et trop fleuri. Je voyais bien l’auteur en portait tout bas le même jugement ; Il me dit un jour : Ma prose fait tache dans la vôtre. Ce compliment plus ou moins sincère fut pour moi un avertissement d’user avec réserve de mon métier de polisseur. Plus j’y mis de discrétion et d’économie, et mieux nous nous entendîmes. » Nous ne nous sommes pas même cru en droit de nous permettre ce soin si sobre ; à part un ou deux endroits où la copie était évidemment fautive, nous en avons respecté tout le négligé. Cette copie provient de celle que possède la Bibliothèque de l’Arsenal, et qui, perdue dans la masse des papiers de M. de Paulmy, a été récemment retrouvée par M. Varin.

(à suivre ici

mardi 5 juillet 2016

Melchior Grimm vu par Sainte-Beuve (4)

Critique littéraire et écrivain, Charles-Augustin Sainte-Beuve a également été un observateur avisé du siècle des Lumières. Dans ses Causeries du Lundi, il a brossé les portraits des personnages les plus illustres  du XVIIIè siècle. 


Sainte-Beuve


La Correspondance de Grimm passe en général pour sévère, un peu sèche dans sa justesse, et même légèrement satirique ; mais, à l’origine, Grimm eut l’enthousiasme et cet amour du beau qui est l’inspiration de la vraie critique. Dans une lettre écrite contre l’opéra d’Omphale en 1752, il disait : « J’avoue que je regarde l’admiration et le respect que j’ai pour tout ce qui est vrai talent, dans quelque genre que ce soit, comme mon plus grand bien après l’amour de la vertu. » Il n’y avait pas longtemps que Grimm arrivait d’Allemagne quand il écrivait cette phrase. Au début de ses feuilles de Correspondance, il continue d’être dans les mêmes sentiments; son ton et son intention ne sont rien moins que frivoles; il ne voit, dans le secret qu’on lui promet, qu’une raison de plus d’exercer une franchise sans bornes: 
« L’amour de la vérité, dit-il, exige cette justice sévère comme un devoir indispensable, et nos amis même n’auront pas à s’en plaindre, parce que la critique qui n’a pour objet que la justice et la vérité, et qui n’est point animée par le désir funeste de trouver mauvais ce qui est bon, peut bien être erronée et sujette à se rétracter quelquefois, mais ne peut jamais offenser personne. » (...)


« Qu’est-ce qu’un Correspondant littéraire? » s’est demandé un jour l’abbé Morellet, critiqué assez gaiement par Grimm, et qui, dans sa vieillesse, avait eu le désagrément de voir ces railleries imprimées; et Morellet répond : « C’est un homme qui, pour quelque argent, se charge d’amuser un prince étranger toutes les semaines, aux dépens de qui il appartient, et en général de toute production littéraire qui voit le jour, et de celui qui en est l’auteur. » L’abbé Morellet était intéressé à parler ainsi ; mais Grimm, malgré des légèretés et des rapidités inévitables, ne rentre pas dans ce genre inférieur auquel l’abbé économiste voudrait le rabaisser. En général, il songe à informer les princes ses correspondants bien plus qu’à les amuser ; et, quand on était lu de Frédéric le Grand ou de Catherine, on avait certes un public qui en valait bien un autre et qui voulait du solide dans l’agrément. C’est à de tels esprits qu’il était vraiment honorable de plaire.
 (...)
J’en viens aux jugements de Grimm sur ses principaux contemporains, à commencer par Fontenelle. Il parle de lui à la date de sa mort (février 1757), et il est sévère. 
« J’aimerais mieux, dit-il quelque part, avoir dit une chose sublime dans ma vie que d’avoir imprimé douze volumes de petites choses. » Les choses dont a parlé Fontenelle ne sont point petites; mais, malgré les qualités heureuses de clarté, de netteté et de précision qu’il y introduit, il y a mêlé aussi des petitesses. Grimm remarque de cet homme rare qu’il était né sans génie. Les services qu’il rendit par ses notices et ses livres agréables sur les sciences, par l’esprit philosophique qu’il y mit avec art et mesure, furent réels et se répandirent utilement dans la société de son temps: son style et son faux goût littéraire faillirent produire un mal durable. Lui et La Motte, représentant tous deux le bel-esprit, l’emportaient, déjà sous la Régence, et allaient faire école, si Voltaire n’était venu à temps pour remettre le naturel en honneur: « Son style simple, naturel et original à la fois, le charme inexprimable de son coloris, nous ont bientôt fait mépriser, dit Grimm, tous ces tours épigrammatiques, cette précision louche et ces beautés mesquines, auxquels des copistes sans goût avaient procuré une vogue passagère. » Buffon et Rousseau contribuèrent ensuite à remettre en lumière par de larges exemples le style plein, mâle, éloquent: « Ces sortes de beautés, observe Grimm, étaient perdues pour M. de Fontenelle. Le simple, le naturel, le vrai sublime ne le touchaient point: c’était une langue qu’il n’entendait point. J’ai eu souvent occasion de remarquer que, dans tout ce qu’on lui contait ou disait, il attendait toujours l’épigramme. Insensible à tout autre genre de beauté, tout ce qui ne finissait pas par un tour d’esprit était nul pour lui. » Qu’on lise tout ce morceau: ce sont là des pages de critique littéraire fermes, senties, d’un goût incorruptible, de coeur et de main de maître.(...)
Fontenelle
 
La politique de Grimm est triste, sceptique, ou volontiers négative comme sa philosophie Il croit peu au progrès général des temps; les progrès quand ils ont lieu, ou les arrêts de décadence, lui semblent surtout dus à des individus d’exception, grands génies, grands législateurs ou princes, qui font faire à l’humanité des pas inespérés, ou lui épargnent des rechutes tôt ou tard inévitables. Ses idées sur l’origine des société ne paraissent guère différer de celles de Hobbes, de Lucrèce, d’Horace, et des anciens épicuriens. Pénétré de la difficulté de l’invention sociale en tant qu’elle s’élève au-dessus d’une certaine agrégation première toute naturelle et grossière, et qu’elle arrive à la civilisation véritable, il ne la conçoit possible que grâce à de merveilleuses passions en quelques-uns et à une héroïque puissance de génie : « Il faut, pense-t-il, que les premiers législateurs des sociétés, même les plus imparfaites, aient été des hommes surnaturels ou des demi-dieux. » Grimm, en politique, se rapproche donc beaucoup plus de Machiavel que de Montesquieu, lequel accorde davantage au génie de l’humanité même.
Sur Buffon, Grimm a de beaux jugements et des discussions solides. Prenant les discours généraux que Buffon a mis en tête de quelques volumes de son Histoire naturelle, il les apprécie littérairement comme ferait un homme né sous l’étoile française de Malherbe, de Pascal et de Despréaux : 
« On est justement étonné, dit-il, de lire des discours de cent pages, écrits, depuis la première jusqu’à la dernière, toujours avec la même noblesse, avec le même feu, ornés du coloris le plus brillant et le plus vrai. » Ce n’était certes plus un étranger celui qui appréciait à ce point la convenance et la beauté continue du style. Quant au fond des idées, il se permet plus d’une fois d’élever des objections. Il en est une surtout qui rentre dans l’ordre moral et littéraire : « M. de Buffon m’a toujours étonné, dit Grimm, par l’intime conviction qu’il paraît avoir de la certitude de sa théorie de la terre. Si elle était du petit nombre de ces vérités évidentes sur lesquelles il ne saurait y avoir deux opinions, il ne pourrait en parler avec plus de confiance. » 
gravure extraite d'Histoire Naturelle

Rousseau lui paraissait dans le même cas pour son système sur l’état sauvage, ce prétendu âge d’or de félicité et de vertu. Tout en s’étonnant de cette confiance qu’ont en leurs systèmes ces talents vigoureux, « qui n’abondent pas en idées, » Grimm ne laisse pas de penser quelquefois que cette prévention leur est peut-être nécessaire pour donner à leurs écrits cette chaleur et cette force qu’on y remarque, tandis que « le modeste et humble sceptique est presque toujours en silence. »
Voltaire n’est nulle part mieux défini dans ses oeuvres et dans son caractère, que par le détail des anecdotes et l’ensemble des jugements qui sont consignés dans Grimm. Il y a des pages (telles que celles sur la mort de Voltaire) qui me paraissent trop emphatiques pour être de Grimm, et qui, dans tous les cas, sont un tribut payé à l’opinion du moment. Les jugements fins et vrais, les révélations piquantes, se retrouvent à cent autres pages. Grimm explique très bien comment et pourquoi Voltaire n’est point comique dans ses comédies, dans l’Écossaise, par exemple, il n’est point parvenu à faire de son Frelon, qui se dit à lui-même toutes sortes de vérités, un personnage comique: « On voit dans comédie, et en général dans tous les ouvrages plaisants de M. de Voltaire, qu’il n’a jamais connu la différence du ridicule qu’on se donne à soi-même, et du ridicule qu’on reçoit des autres. » Et c’est ce dernier qui est le vrai comique. Les qualités qui manquent à Voltaire pour être un historien véritable, il les sent également : « En général, il faut un génie profond et grave pour l’histoire. La légèreté, la facilité, les grâces, tout ce qui fait de M. de Voltaire un philosophe si séduisant et le premier bel-esprit du siècle, tout cela convient peu à la dignité de l’histoire. La rapidité même du style, qui peut être précieuse dans la description d’un combat, dans l’esquisse d’un tableau, ne saurait durer longtemps sans déplaire. » En philosophie, il le traite avec le dédain d’un homme qui n’en est pas resté aux demi-partis et dont l’incrédulité, du moins, n’est point inconséquente: Voltaire, au contraire, s’arrête à mi-chemin et, en continuant de mal faire, s’effraye par moment de sa propre audace : « Il raisonne là-dessus, dit Grimm, comme un enfant, mais comme un joli enfant qu’il est. » A partir de Tancrède, tout ce que Voltaire produit pour le théâtre lui paraît marqué du signe de la vieillesse; mais, à sa mort, il se reprend à l’envisager dans son ensemble, et avec l’admiration qu’une telle carrière inspire; il exprime très bien le sentiment de la décadence littéraire que, selon lui, Voltaire retardait, et qui va précipiter son cours: « Depuis la mort de Voltaire, un vaste silence règne dans ces contrées, et nous rappelle à chaque instant nos pertes et notre pauvreté. » Il écrivait cela à Frédéric (janvier 1784).
Voltaire
Grimm est classique en ce sens que, pour ce qui est de l’imagination et des arts, il croit un seul grand siècle dans une nation. Sans prétendre à en pénétrer les causes, il lui semble qu’une expérience constante l’a suffisamment démontré: « Quand ce siècle est passé, les génies manquent; mais, comme le goût des arts subsiste dans la nation, les hommes veulent faire à force d’esprit ce que leurs maîtres ont fait à force de génie, et, l’esprit même devenu plus général, tout le monde y prétend bientôt; de là le bon esprit devient rare, et la pointe, le faux bel-esprit et la prétention prennent sa place. » En France, il salue donc comme incomparable le siècle de Louis XIV; et, au dix-huitième siècle, il ne trouve qu’une classe d’hommes supérieurs et d’une espèce particulière, la seule qui manquât au grand siècle: « Je les appellerai volontiers philosophes de génie : tels sont M. de Montesquieu, M. de Buffon, etc. » Voltaire est le seul des littérateurs purs et des poètes qui soutienne le vrai goût par ses grâces, son imagination et sa fertilité naturelle: mais, selon Grimm, il ne fait que soutenir ce qui fléchissait déjà. 
(à suivre)

dimanche 3 juillet 2016

Melchior Grimm vu par Sainte-Beuve (3)

Critique littéraire et écrivain, Charles-Augustin Sainte-Beuve a également été un observateur avisé du siècle des Lumières. Dans ses Causeries du Lundi, il a brossé les portraits des personnages les plus illustres  du XVIIIè siècle. 


Grimm et son ami Diderot

Grimm, d’ailleurs, était hors de France pendant la très grande partie du séjour de Rousseau à l’Ermitage (1756-1757); il avait perdu son ami le comte de Friesen, enlevé dans la fleur de la jeunesse, et le duc d’Orléans s’était chargé de sa fortune. Ce prince avait cru utile de l’attacher au maréchal d’Estrées pendant la campagne de Westphalie. Grimm fut un des vingt-huit secrétaires de cet état-major fastueux. Il a très bien décrit cette vie assez dure et fort magnifique : « Nous avons laissé les gros équipages; malgré cela, à chaque marche, on voit défiler pendant trois heures notre nécessaire le plus indispensable. Cela est fort scandaleux et me persuade plus que jamais que le monde n’est composé que d’abus, qu’il faut être fou pour vouloir corriger. » Le pillage et le vol qu’il voit autour de lui le révoltent : « La sévérité ne ramène point la discipline; nous sommes entourés de pendus, et l’on n’en massacre pas moins les femmes et les enfants, lorsqu’ils s’opposent à voir dépouiller leurs maisons. — Sans cette campagne, ajoute-t-il, je n’aurais jamais eu idée jusqu’où peut être poussé l’excès de la misère et de l’injustice des hommes. » En même temps, dans les rares rencontres glorieuses, il est sensible aux belles et nobles actions de nos soldats. Toute sa correspondance, à cette date, témoigne d’une âme droite et humaine, qui reçoit l’expérience, mais sans se fermer ni s’endurcir. 
Louise d'Epinay

Grimm, jeune, avait beaucoup souffert, et il n’eût tenu qu’à lui, dit-il quelque part, de se faire une longue liste de malheurs : il aimait mieux reporter sa pensée sur les secours qu’il avait trouvés dans l’intérêt et la bienveillance de quelques hommes généreux. Il dut à cette justesse d’esprit et à cette modération de rencontrer surtout des bienfaiteurs, et il se les attacha non moins par son mérite que par la mesure et la dignité de ses sentiments. A cette époque où nous le voyons et où il est aux dernières années de sa jeunesse, sa froideur apparente cachait mal un reste d’ardeur intérieure, et sa fermeté n’ôtait rien à la délicatesse de ses sentiments. Dans les lettres qu’il écrit à madame d’Épinay, pendant cette campagne de Westphalie, l’avantage des attentions de coeur et des nuances n’est pas toujours du côté de son amie. A peine il l’a quittée, il lui écrit de Metz ces tendres et presque féminines paroles: « Qu’il me tarde d’apprendre de vos nouvelles ! je ne sais pas un mot de ce que vous ferez demain, par exemple; depuis que je vous connais, cela ne m’est point arrivé. »
La morale avait fort à souffrir de ces relations qui s’établissaient si aisément et si publiquement dans le monde du dix-huitième siècle. Madame d’Épinay, mariée à un très indigne mari, n’était pas libre pourtant ; l’image des devoirs n’était pas entièrement effacée ; elle avait des enfants, elle se piquait, en bonne mère, de les bien élever, de se consacrer à leur éducation. Elle consultait à ce sujet, Rousseau, Grimm, tous ses amis ; mais l’exemple de cette vertu et de cette honnêteté qu’on leur prêchait, le leur donnait-on? Grimm (disons-le à son honneur) n’était pas aussi insensible qu’on le supposerait à ce désaccord entre les moeurs et les préceptes, et il en souffrait: « Une des choses, ma tendre amie, écrivait-il, qui vous rendent le plus chère à mes yeux, est la sévérité et la circonspection sur vous-même que vous avez surtout en présence de vos enfants... Les enfants sont bien pénétrants ! ils ont l’air de jouer, ils ont entendu, ils ont vu. Oh! combien de fois cette crainte a corrompu la douceur des moments passés près de vous ! » Ne demandons pas plus que cet aveu échappé à l’un des hommes qui se piquaient le plus d’être sans préjugés : cette seule plainte mal étouffée est un hommage au devoir.
Dans sa relation avec madame d’Épinay, Grimm se présente bientôt, et avant tout, comme un guide critique et un conseiller judicieux : ce caractère chez lui, si essentiel jusque dans l’amitié, est très remarquable. « Quelle justesse dans les idées ! écrit-elle sans cesse après l’avoir entendu; quelle impartialité dans les conseils ! » Il lui trace une ligne de conduite pour réparer les torts extrêmes qu’elle s’est faits par sa légèreté et son entraînement. Il lui donne les jugements les plus sûrs et les meilleures directions à l’égard de tous ceux qui l’entourent; il l’avertit de ses défauts à elle: « Ne précipitez rien, je vous en conjure! c’est un de vos vieux défauts d’aller toujours trop vite. Ma chère amie, la nature agit lentement et imperceptiblement: elle vous a donné de beaux yeux; servez-vous-en, et agissez, je vous prie, comme elle. » Tous ses soins vont à mûrir « cette bonne tête qui a de si beaux yeux. » Madame d’Épinay, qui était surtout douée d’une droiture de sens fine et profonde, appréciait cette sûreté de tact à son prix: « Il ne me reste aucun doute lorsque M. Grimm a prononcé. » Ce caractère d’oracle est assez naturel à tous les maîtres critiques : Grimm, sous la forme polie et sous un air du monde, ne pouvait s’empêcher de le marquer dans ses paroles et dans son procédé; il aimait à donner le ton; il avait cette rigueur et cette exigence du bon sens qui va rarement sans quelque sécheresse. Ses amis, en plaisantant, l’avaient surnommé le Tyran. Malherbe, en son temps, ne s’appelait-il pas aussi le Tyran des mots et des syllabes?
l'ermitage de Rousseau à Montmorency
 
Les lettres de Grimm, qui traitent de la rupture de Rousseau à sa sortie de l’Ermitage, sont des chefs-d’oeuvre de tact, de précision, et de vue saine sur ce coeur malade. Il communique à son amie de sa perspicacité et de sa netteté de décision. Rousseau, pour se dégager de toute reconnaissance envers madame d’Épinay, affecte de la soupçonner de je ne sais quel procédé atroce et bas, de je ne sais quelle lettre anonyme qu’on a adressée à Saint-Lambert à son sujet (ndlr : Saint-Lambert venait d'être averti, probablement par Diderot, des relations entre Rousseau et sa maîtresse Sophie d'Houdetot), et il en prend occasion de lui écrire à elle une lettre injurieuse ; il y a de quoi se perdre dans ce labyrinthe de tracasseries et de noirceurs :
 
« Le mal est fait, dit Grimm; vous l’avez voulu, ma pauvre amie, quoique je vous aie toujours dit que vous en auriez du chagrin... Il est certain que cela finira par quelque diable d’aventure qu’on ne peut prévoir; je trouve que c’est déjà un très grand mal que vous soyez exposée à recevoir des lettres insultantes. On peut tout pardonner à ses amis, excepté l’insulte, parce qu’elle ne peut venir que d’un fonds de mépris... Vous n’êtes pas assez sensible aux injures, je vous l’ai souvent dit. Il faut les ressentir, et ne s’en point venger : voilà ma morale. »


Madame d’Épinay, malade de la poitrine, et qui a besoin des avis du docteur Tronchin, s’est rendue à Genève ; Grimm, retenu auprès de Diderot par un travail pressé, tarde un peu à la rejoindre ; en attendant, elle voit Voltaire alors aux Délices: « Vous avez donc dîné chez Voltaire? lui écrit Grimm. Je ne vois pas pourquoi tant résister à ses invitations; il faut tâcher d’être bien avec lui, et d’en tirer parti comme de l’homme le plus séduisant, le plus agréable et le plus célèbre de l’Europe; pourvu que vous n’en vouliez pas faire votre ami intime, tout ira bien. » On voit de quelle manière il appréciait les deux hommes de lettres les plus célèbres d’alors, et il ne connaissait pas moins bien les autres.
C’est vers ce temps (1759) que les occupations littéraires de Grimm prirent plus de place et de développement dans sa vie. Les mois qu’il avait passés à Genève auprès de la malade, et dans une intimité de chaque jour, lui semblèrent un dernier bonheur, et qui ne devait jamais se retrouver à ce degré. En homme prévoyant, il résolut, tout en cultivant l’amitié, de s’amasser des occupations pour les années toutes sérieuses et sévères ; il voulait se rendre le témoignage de n’être plus un être oisif et inutile au milieu de la société. Des propositions lui furent faites par une Cour du Nord, qu’il ne nomme point, d’entretenir une Correspondance avec elle (il fut nommé envoyé de Francfort à la ville de Paris) : 
« Cette occupation me plaît, dit-il, et me convient fort en ce qu’elle me met à portée de montrer ce qu’on sait faire. » Il dut obtenir auparavant le consentement du duc d’Orléans, de qui il dépendait encore. La Correspondance qu’il entretenait jusque-là, et qu’on a dès 1753, n’était peut-être pas en son nom, mais en celui de Raynal. Quoi qu’il en soit, il va devenir de plus en plus le critique ordinaire intérieur et le chroniqueur littéraire du siècle. La volumineuse Collection de ses feuilles, malgré les défauts et les bigarrures, malgré les morceaux de différentes mains qui y sont entrés, fait un corps d’ouvrage et mérite d’être inscrite au nom de Grimm. C’est son esprit qui en a dicté les principales parties, et il n’est pas difficile d’y suivre une pensée originale, qui ne ressemble ni à celle de La Harpe, ni à celle de Marmontel ; qui est d’un tout autre ordre, et qui ne craint pas le parallèle, en ses bons moments, avec celle de Voltaire. Je tâcherai de la bien saisir et de la rendre sensible aux lecteurs sur quelques points décisifs.
Je me permets d’insister sur Grimm; la France, ce me semble, lui doit des réparations; on ne l’a payé trop souvent de ses services et de ses talents voués à notre littérature, que par un jugement tout à fait injuste et, à certains égards, inhospitalier. 

(à suivre ici)

samedi 2 juillet 2016

Melchior Grimm vu par Sainte-Beuve (2)

Critique littéraire et écrivain, Charles-Augustin Sainte-Beuve a également été un observateur avisé du siècle des Lumières. Dans ses Causeries du Lundi, il a brossé les portraits des personnages les plus illustres  du XVIIIè siècle. 

 
Sainte-Beuve

Nous n’en sommes encore qu’à ses débuts. Rousseau, qui commençait à devenir célèbre, le présenta un jour à madame d’Épinay (pour découvrir Louise d'Epinay, c'est ici), aimable et spirituelle femme, très mal mariée, riche, et dont la jeunesse, dénuée de guide, s’essayait alors un peu à l’aventure :
 
« M. Grimm, dit-elle, est venu me voir avec Rousseau; je l’ai prié à dîner pour le lendemain. J’ai été très contente de lui; il est doux, poli; je le crois timide, car il me paraît avoir trop d’esprit pour que l’embarras qu’on remarque en lui ait une autre cause. Il aime passionnément la musique; nous en avons fait avec lui, Rousseau et Francueil toute l’après-dînée. Je lui ai montré quelques morceaux de ma composition qui m’ont paru lui faire plaisir; si quelque chose m’a déplu en lui, ce sont les louanges exagérées qu’il a données à mes talents, et que je sens à merveille que je ne mérite pas. »

Elle donne trente-quatre ans à Grimm à cette date, il ne devait pas les avoir encore. Il réussit beaucoup auprès de madame d’Épinay, qui était alors dans un de ces intervalles où le coeur souffre, et où, en se déclarant à lui-même qu’il veut continuer de souffrir, il cherche vaguement à se rouvrir à une espérance. Madame d’Épinay aimait à écrire, et, dans ses exercices de plume, elle ne tarda pas à faire de Grimm un Portrait qui nous le représente à son avantage, et sous des traits dont on sent pourtant la vérité:
 
« Sa figure est agréable par un mélange de naïveté et de finesse; sa physionomie est intéressante, sa contenance négligée et nonchalante. Ses gestes, son maintien et sa démarche annoncent la bonté, la modestie, la paresse et l’embarras...
« Il a l’esprit juste, pénétrant et profond; il pense et s’exprime fortement, mais sans correction. En parlant mal, personne ne se fait mieux écouter; il me semble qu’en matière de goût nul n’a le tact plus délicat, plus fin, ni plus sûr. Il a un tour de plaisanterie qui lui est propre et qui ne sied qu’à lui...
« Il aime la solitude, et il est aisé de voir que le goût pour la société ne lui est point naturel : c’est un goût acquis par l’éducation et par l’habitude...
« Ce je ne sais quoi de solitaire et de renfermé, joint à beaucoup de paresse, rend quelquefois en public son opinion équivoque; il ne prononce jamais contre son sentiment, mais il le laisse douteux. Il hait la dispute et la discussion; il prétend qu’elles ne sont inventées que pour le salut des sots.
« Il faut connaître particulièrement M. Grimm pour sentir ce qu’il vaut. Il n’y a que ses amis qui soient en droit de l’apprécier, parce qu’il n’est lui qu’avec eux. Son air alors n’est plus le même; la plaisanterie, la gaieté, la franchise, annoncent son contentement, et succèdent à la contrainte et à la sauvagerie...
« C’est peut-être le seul homme à qui il soit donné d’inspirer de la confiance sans en témoigner... »

Quelque prévenue que fût déjà madame d’Épinay à l’égard de Grimm, ces traits sous lesquels elle le présente s’accordent tout à fait avec ce qu’en dit M. Meister, homme de sentiment et de nuance, qui a écrit sur lui longtemps après. M. Meister parle des agréments de sa figure, de sa physionomie pleine de finesse et d’expression, et en même temps il ne nous dissimule pas ce que l’ensemble de sa personne avait d’irrégulier : « Il portait, dit-il, la hanche et l’épaule un peu de travers, mais sans mauvaise grâce. Son nez, pour être un peu gros et légèrement tourné, n’en avait pas moins l’expression la plus marquante de finesse et de sagacité : Grimm, disait de lui une femme, a le nez tourné, mais c’est toujours du bon côté. »
Il est aisé, avec ces mêmes traits, on le sent, de faire de Grimm un homme très laid et une caricature ; ceux qui savent combien la physionomie dispense les hommes de beauté s’en tiendront, sur son compte, à l’impression d’une femme d’esprit et d’un ami délicat. 
Grimm

Sur ces entrefaites, madame d’Épinay eut une affaire de famille désagréable : sa probité fut mise hautement en doute par ses proches; la pauvre femme, qui avait été chargée par une belle-soeur mourante de détruire des lettres compromettantes, était accusée d’avoir brûlé un papier d’affaires important; ce papier se retrouva depuis. En attendant, c’était le bruit du monde, et l’on prenait parti pour ou contre, sans bien savoir de quoi il s’agissait. A un dîner chez le comte de Friesen, comme on attaquait vivement madame d’Épinay, Grimm prit sa défense. Un des convives insista, les propos s’animèrent, et Grimm impatienté répliqua: « Il faut avoir bien peu d’honneur pour avoir besoin de déshonorer les autres si vite. » Il s’ensuivit un duel; les deux adversaires furent blessés. Ce duel changea la situation de Grimm à l’égard de madame d’Épinay: bon gré, mal gré, il était devenu son chevalier ; il en résulta pour elle un tendre embarras, qui laissa voir presque aussi tôt une intime reconnaissance.
(ndlr : Sainte-Beuve tire cet épisode de l'Histoire de Madame de Montbrillant, les pseudo-mémoires de Louise d'Epinay. Ce duel n'eut vraisemblablement jamais lieu)
Je ne prétends pas faire l’histoire de l’amoureux ni du Werther en Grimm; je veux simplement dégager le caractère de l’homme, et, s’il est possible, de l’honnête homme, que je crois que Rousseau a calomnié. Le grand tort de Grimm envers Rousseau fut de l’avoir pénétré de bonne heure dans sa vanité et de ne pas lui avoir fait grâce. Le jour de la première représentation du Devin du Village, au sortir de l’Opéra, le duc des Deux-Ponts abordant Rousseau avec beaucoup de politesse lui avait dit: « Me permettez-vous, monsieur, de vous faire mon compliment? » Sur quoi Rousseau avait répondu brutalement au prince: « A la bonne heure, pourvu qu’il soit court! » C’était du moins ainsi que Rousseau se plaisait à raconter la chose en s’en vantant. Grimm, présent au récit, lui avait dit en riant : « Illustre citoyen et co-souverain de Genève (puisqu’il réside en vous une part de la souveraineté de la république), me permettez-vous de vous représenter que, malgré la sévérité de vos principes, vous ne sauriez refuser à un prince souverain les égards dus à un porteur d’eau, et que, si vous aviez opposé à un mot de bienveillance de ce dernier une réponse aussi brusque, aussi brutale, vous auriez à vous reprocher une impertinence des plus déplacées? »
Grimm, dans une page écrite en 1762, et où il fait de Rousseau un portrait aussi neuf que vrai (ndlr : page extraite de la Correspondance Littéraire, périodique que Grimm destinait à quelques correspondants étrangers), le montre dans sa première forme, tel qu’il l’avait connu avant la célébrité, et puis au moment de sa transformation subite qu’opéra le succès de son Discours à l’Académie de Dijon :
 
« Jusque-là, dit-il, il avait été complimenteur, galant et recherché, d’un commerce même mielleux et fatigant à force de tournures : tout à coup il prit le manteau de cynique, et, n’ayant point de naturel dans le caractère, il se livra à l’autre excès; mais, en lançant ses sarcasmes, il savait toujours faire des exceptions en faveur de ceux avec lesquels il vivait, et il garda, avec son ton brusque et cynique, beaucoup de ce raffinement et de cet art de faire des compliments recherchés, surtout dans son commerce avec les femmes. »


Tel se retrouvait Rousseau dans sa liaison avec madame d’Épinay, dont il paraît bien (quoiqu’il s’en défende) qu’il était plus ou moins amoureux par accès, lorsqu’il ne l’était pas de sa belle-soeur, madame d’Houdetot. Grimm, au moment où il se lia plus étroitement avec madame d’Épinay, était complètement fixé d’opinion sur le caractère de Jean-Jacques : on peut dire qu’il fut le premier de ses amis qui vit avec certitude sa folie poindre, et qui l’appela de son vrai nom. Voyant une femme vive et généreuse, pleine de sollicitude pour le bien-être de l’homme de talent infortuné il l’avertit assez sévèrement de son imprudence. Rousseau, un jour, vint voir madame d’Épinay. Il avait reçu des lettres qui l’engageaient à revenir vivre à Genève ; on lui offrait une place de bibliothécaire avec appointements, un sort honnête et doux:
 
« Quel parti dois-je prendre? disait-il. Je ne veux ni ne peux rester à Paris; j’y suis trop malheureux. Je veux bien faire un voyage et passer quelques mois dans ma république; mais, par les propositions que l’on me fait, il s’agit de m’y fixer, et, si j’accepte, je ne serai pas maître de n’y pas rester. J’y ai des connaissances, mais je n’y suis lié intimement avec personne. Ces gens-là me connaissent à peine, et ils m’écrivent comme à leur frère je sais que c’est l’avantage de l’esprit républicain; mais je me défie d’amis si chauds: il y a quelque but à cela. D’un autre côté, mon coeur s’attendrit en pensant que ma patrie me désire. Mais comment quitter Grimm, Diderot et vous? Ah ! ma bonne amie, que je suis tourmenté ! »


Là-dessus madame d’Épinay s’anime; elle rêve; en y songeant, elle a trouvé pour Rousseau ce qu’il désire avant tout, une chaumière et les bois. Elle, ou son mari, possède dans la forêt de Montmorency une petite maison appelée l’Ermitage. Elle veut proposer à Rousseau de l’habiter; elle la fera arranger d’une manière commode, en se gardant de paraître rien faire exprès pour lui. Elle lui offre donc d’y venir loger. Rousseau s’effarouche, regimbe et accepte. Dans la joie de son coeur, elle en parle à Grimm :
 
« J’ai été très étonnée, dit-elle, de le voir désapprouver le service que je rendais à Rousseau, et le désapprouver d’une manière qui m’a paru d’abord très dure. J’ai voulu combattre son opinion; je lui ai montré les lettres que nous nous sommes écrites. « Je n’y vois, m’a-t-il dit, de la part de Rousseau que de l’orgueil caché partout: vous lui rendez un fort mauvais service de lui donner l’habitation de l’Ermitage; mais vous vous en rendez un bien plus mauvais encore. La solitude achèvera de noircir son imagination; il verra tous ses amis injustes, ingrats, et vous toute la première, si vous refusez une seule fois d’être à ses ordres... Je vois déjà le germe de ses accusations dans la tournure des lettres que vous m’avez montrées. Elles ne seront pas vraies, ces accusations, mais elles ne seront pas absolument dénuées de vérité, et cela suffira pour vous faire blâmer... »


Jamais pronostic ne se vérifia plus exactement que celui de Grimm. Il connaissait à fond cette âme malade, jointe à un si prestigieux talent ; il redressait à chaque instant les fausses vues indulgentes où retombait sa gracieuse et trop prompte amie: « Je suis persuadée, disait de Rousseau madame d’Épinay, qu’il n’y a que façon de prendre cet homme pour le rendre heureux : c’est de feindre de ne pas prendre garde à lui, et de s’en occuper sans cesse. » Grimm se mettait à rire et lui disait : « Que vous connaissez mal votre Rousseau ! retournez toutes ces propositions si vous voulez lui plaire: ne vous occupez guère de lui, mais ayez l’air de vous en occuper beaucoup; parlez de lui sans cesse aux autres, même en sa présence, et ne soyez point la dupe de l’humeur qu’il vous en marquera. » Il ajoutait avec raison et ne cessait de redire que, déjà atteint de manie secrète, cette solitude absolue de l’Ermitage achèverait d’échauffer son cerveau et d’égarer son idée : et vers la fin de ce séjour, au moment où les soupçons et les extravagances de Rousseau commençaient à éclater: « Je ne saurais trop le dire, ma tendre amie, écrivait Grimm, le moindre de tous les maux eût été de le laisser partir pour sa patrie il y a deux ans, au lieu de le séquestrer à l’Ermitage. Je suis convaincu que ce séjour nous causera tôt ou tard du chagrin. » Ce séjour, en effet, causa, par les pages envenimées des Confessions qui sont tout à côté des pages enflammées, une calomnie immortelle. 
Louise d'Epinay

Il ne saurait être de mon dessein d’examiner ici ce procès: quand on lit les Mémoires de madame d’Épinay d’une part, et les Confessions de l’autre, il est clair que les lettres citées dans l’un et dans l’autre ouvrage, et qui peuvent servir à éclaircir la question, ne sont pas semblablement reproduites, qu’elles ont été altérées d’un des deux côtés, et que quelqu’un a menti. Je ne crois pas que ce soit madame d’Épinay. 
(ndlr : Les deux ont menti, bien évidemment. Ce que rapporte Sainte-Beuve est extrait des pseudo-mémoires de Louise. Or, on sait aujourd'hui que l'ouvrage a été retouché par Grimm et Diderot, en vue de noircir Rousseau)
Quant au caractère de Grimm, que je me borne ici à rechercher et à étudier dans son ensemble, il me paraît ressortir avec avantage par son indifférence même. Grimm, dans les Mémoires de madame d’Épinay, se montre constamment à nous comme au-dessus des tracasseries, évitant de s’y mêler, mettant au besoin peu d’aménité dans ses conseils, et gardant quelque réserve, même dans l’intimité; non point par arrière-pensée ni par manque de confiance, mais simplement « parce qu’il n’aime ni les raisonnements ni les combinaisons inutiles. » Rousseau, tel que nous le connaissons, avait plus d’une raison de lui en vouloir. D’abord, sachons que Grimm et Diderot, sans le dire, faisaient à Thérèse et à sa mère une pension de quatre cents livres de rente: Grimm ne s’en vanta jamais, et madame d’Épinay le découvrit un jour par hasard. Or, Rousseau n’aimait point les bienfaits, et encore moins ceux à qui on les devait. Assurément, pour faire ainsi une pension aux personnes qui étaient près de lui, il fallait être un grand conspirateur. En second lieu, l’esprit exact de Grimm avait plus d’une fois percé à jour, et à l’endroit le plus sensible, les prétentions de Rousseau. Celui-ci, par exemple, était venu rapporter à M. d’Épinay les copies de douze morceaux de musique qu’il avait faites pour lui. On lui demanda s’il était homme à en livrer autant dans quinze jours. Mais Rousseau combinant à l’instant l’amour-propre du copiste et le laisser-aller de l’amateur, répondit :
 
« Peut-être que oui, peut-être que non ; c’est suivant la disposition, l’humeur et la santé. » — « En ce cas, dit M. d’Épinay, je ne vous en donnerai que six à faire, parce qu’il me faut la certitude de les avoir. » — « Eh bien ! répondit Rousseau, vous aurez la satisfaction d’en avoir six qui dépareront les six autres, car je défie que les copies que vous ferez faire approchent de l’exactitude et de la perfection des miennes. » — « Voyez-vous, reprit Grimm en riant, cette prétention de copiste qui le saisit déjà? Si vous disiez qu’il ne manque pas une virgule à vos écrits, tout le monde en serait d’accord, mais je parie qu’il y a bien quelques notes de transposées dans vos copies. » — Tout en riant et en pariant, Rousseau rougit, et rougit plus fortement encore quand, à l’examen, il se trouva que Grimm avait raison. »

La scène se passait chez madame d’Épinay, à la Chevrette. Rousseau resta pensif toute la soirée; il retourna le lendemain matin à l’Ermitage sans mot dire, et il ne pardonna jamais à Grimm d’avoir trouvé des fautes dans ses copies. De tels griefs (sans aller plus loin), couvés dans la solitude et grossis par une imagination malade, ont dû produire bien des monstres.
« En qualité de solitaire, nous confesse Rousseau, je suis plus sensible qu’un autre; si j’ai quelque tort avec un ami qui vive dans le monde, il y songe un moment, et mille distractions le lui font oublier le reste de la journée; mais rien ne me distrait sur les siens; privé du sommeil, je m’en occupe durant la nuit entière; seul à la promenade, je m’en occupe depuis que le soleil se lève jusqu’à ce qu’il se couche: mon coeur n’a pas un instant de relâche, et les duretés d’un ami me donnent dans un seul jour des années de douleurs. » Voilà le mal et la plaie à nu. Le seul tort de Grimm peut-être fut d’avoir trop traité cette plaie, à partir d’un certain jour, comme si elle était physiquement incurable, et, dans son esprit de clairvoyance et de fermeté, d’avoir trop oublié cet autre mot touchant de son ancien ami: « Il n’y eut jamais d’incendie au fond de mon coeur, qu’une larme ne pût éteindre. » Il est plus que douteux que Grimm eût réussi à éteindre l’incendie chez Rousseau, même à force de larmes, mais il ne l’a pas tenté.

 ( à suivre ici)

mercredi 29 juin 2016

Melchior Grimm vu par Sainte-Beuve (1)

Critique littéraire et écrivain, Charles-Augustin Sainte-Beuve a également été un observateur avisé du siècle des Lumières. Dans ses Causeries du Lundi, il a brossé les portraits des personnages les plus illustres  du XVIIIè siècle.
 
Sainte-Beuve
Grimm est Allemand de naissance et d’éducation, et on ne s’en aperçoit en rien en le lisant : il a le tour de pensée et d’expression le plus net et le plus français. Né à Ratisbonne, en décembre 1723, d’un père qui occupait un rang respectable dans les Églises luthériennes, il fit ses études à l’université de Leipzig ; il y eut pour professeur le célèbre critique Ernesti et profita de ses leçons approfondies sur Cicéron et sur les classiques. Grimm n’a jamais fait étalage d’érudition, mais toutes les fois qu’il s’est agi de juger ce qui avait rapport aux anciens, il s’est trouvé plus en mesure que la plupart des hommes de lettres français : il avait un premier fonds de solidité classique, à l’allemande. Il s’étonne quelque part que Voltaire ait si mal parlé d’Homère dans un chapitre de son Essai sur les Moeurs, où tous les honneurs de l’épopée sont décernés aux modernes: « Si cet arrêt, dit Grimm, eût été prononcé par M. de Fontenelle, on n’en parlerait point; il aurait été sans conséquence: mais que ce soit M. de Voltaire qui porte ce jugement, c’est une chose réellement inconcevable. » Et il donne ses raisons victorieuses tout à l’avantage de l’antique poète. C’est que Grimm ne parlait ainsi d’Homère que pour l’avoir lu en grec, et Voltaire ne l’avait jamais parcouru qu’en français.
Melchior Grimm

Les premiers essais littéraires de Grimm furent en allemand : il fit une tragédie qui a été recueillie dans le Théâtre allemand de ce temps-là. Bien des années après, le grand Frédéric, à Potsdam, lui faisait la galanterie de lui en réciter par coeur le début. Né vingt-cinq ans avant Goethe, Grimm appartenait à cette génération antérieure au grand réveil de la littérature allemande, et qui essayait de se modeler sur le goût des anciens, ou des modernes classiques de France et d’Angleterre.  (...)
Sans fortune et sans carrière, Grimm vint à Paris, y fut attaché quelque temps au jeune prince héréditaire de Saxe-Gotha, puis devint précepteur des fils du comte de Schomberg, puis secrétaire du jeune comte de Friesen, neveu du maréchal de Saxe. Dans cette position délicate et dépendante, par son tact, sa tenue et une réserve extérieure qui lui était naturelle et dont il ne se dépouillait que dans l’intimité, il sut se donner de la considération. Il eut de bonne heure de l’esprit de conduite, et il en eut besoin: Rousseau est le seul qui l’ait accusé d’y mêler de la fausseté. Marmontel, dans ses Mémoires, a dit : « Grimm, alors secrétaire et ami intime du jeune comte de Friesen, neveu du maréchal de Saxe, nous donnait chez lui un dîner toutes les semaines, et, à ce dîner de garçon, régnait une liberté franche; mais c’était un mets dont Rousseau ne goûtait que très sobrement. » 
Tout en travaillant à se faire Français et Parisien, Grimm avait un fonds de romanesque allemand qu’il dut recouvrir et étouffer. Le meilleur et le mieux informé de ses biographes, Meister de Zurich, qui avait été pendant des années son secrétaire, et qui l’a peint au naturel avec reconnaissance, nous indique de lui dans sa jeunesse un amour profond et mystérieux pour une princesse allemande qui se trouvait alors à Paris: cette passion silencieuse faillit faire de Grimm un Werther. Une autre passion dont on sait l’objet, est celle qu’il eut pour mademoiselle Fel, chanteuse de l’Opéra. 
Marie Fel

Grimm avait le sentiment vif de la musique; il prit parti avec feu pour la musique italienne contre la musique française; il se montrait en cela homme de goût, et il le fut avec l’enthousiasme de son pays et de son âge. Il trouvait que, dans la musique française telle qu’elle était à ce moment, on ne sortait du récitatif ou plain-chant que pour crier au lieu de chanter. Il ne reconnaissait de vrai chant qu’à Jelyotte et à mademoiselle Fel, à celle-ci surtout il se fâchait contre ceux qui ne lui trouvaient qu’un joli gosier: « Ah! la grande et belle voix, la voix unique, s’écriait-il, toujours égale, toujours fraîche, brillante et légère, qui, par son talent, a appris à sa nation qu’on pouvait chanter en français, et qui, avec la même hardiesse, a osé donner une expression originale à la musique italienne. » Il ne sortait jamais de l’entendre « sans avoir la tête exaltée, sans être dans cette disposition qui fait qu’on se sent capable de dire ou de faire de belles et de grandes choses. »  (...)
Pendant que Grimm s’élevait contre l’ennui et la fausse méthode de l’Opéra français, les acteurs italiens vinrent à Paris en 1752 et donnèrent des représentations à l’Opéra même. On était au fort des querelles entre le Parlement et la Cour: trente ans plus tard, des différends du même genre conduisaient à la Révolution de 89. Un homme d’esprit dit que l’arrivée de Manelli, le chanteur italien, en 1752, avait évité à la France la guerre civile, parce qu’autrement les esprits oisifs se seraient portés sur ces querelles du Parlement et du Clergé et les auraient encore enflammées au lieu de cela, ils se détournèrent avec fureur sur la querelle musicale et y dissipèrent leur feu. A l’Opéra, il y avait le coin du roi et le coin de la reine. Les amateurs qui se réunissaient sous la loge de la reine étaient les plus éclairés, les plus vifs et les plus zélés pour l’innovation italienne. Grimm se signala entre tous par une brochure piquante intitulée le Petit Prophète de Boehmischbroda, qui eut beaucoup de succès. Sous forme de prophétie, il y disait bien des vérités sur le goût des contemporains. C’était une Voix qui était censée parler à un pauvre faiseur de menuets de Bohême. Il y avait sur Jean-Jacques, l’auteur récent du Devin du Village, un mot d’éloge avec un trait piquant : « Un homme, disait le Génie, dont je fais ce qu’il me plaît, encore qu’il regimbe contre moi... » Récalcitrant et quinteux jusque dans son génie, c’était bien Jean-Jacques, même dès le Devin du Village. Si Grimm disait aux Français bien des vérités dures sur la musique, il en disait d’autres très agréables sur la littérature; la Voix ou le Génie, parlant de la France en style prophétique et en se supposant dans les temps reculés, n’exprimait ainsi :
 
« Ce peuple est gentil; j’aime son esprit qui est léger, et ses moeurs, qui sont douces, et j’en veux faire mon peuple, parce que je le veux, et il sera le premier, et il n’y aura point d’aussi joli peuple que lui.
« Et ses voisins verront sa gloire, et n’y pourront atteindre...
« Et quand je pouvais éclairer de mon flambeau et le Breton et l’Espagnol, et le Germain et l’habitant du Nord, parce que rien ne m’est impossible, je ne l’ai pourtant pas fait.
« Et quand je pouvais laisser les arts et les lettres dans leur patrie, car je les y avais fait renaître, je ne l’ai pourtant pas fait.
« Et je leur ai dit: Sortez de l’Italie, et passez chez mon peuple que je me suis élu dans la plénitude de ma bonté, et dans le pays que je compte d’habiter dorénavant, et à qui j’ai dit dans ma clémence: Tu sera la patrie de tous les talents...
« Et je les ai tous rassemblés dans un siècle, et on l’appelle le Siècle de Louis XIV jusqu’à ce jour, en réminiscence de tous les grands hommes que je t’ai donnés, à commencer de Molière et de Corneille qu’on nomme Grands, jusqu’à La Fare et Chaulieu qu’on nomme Négligés.
« Et encore que ce Siècle fût passé, je fis semblant de ne m’en pas apercevoir, et j’ai perpétué parmi toi la race des grands hommes et des talents extraordinaires. »

Suivaient des compliments et signalements particuliers pour Voltaire, pour Montesquieu, etc.; mais le trait certes le plus délicat et le plus français était celui qu’on vient de lire : « Et encore que ce Siècle fut passé, je fis semblant de ne m’en pas apercevoir. » Une seule petite incorrection: « à commencer de Molière, » au lieu de « commencer par Molière... » laissait entrevoir la trace d’une plume étrangère. Pour tout le reste, pour l’esprit et le ton, Grimm venait de faire ses preuves; il avait gagné ses éperons en français: 
« De quoi s’avise donc ce Bohémien, disait Voltaire, d’avoir plus d’esprit que nous? » Voilà un brevet de naturalisation pour Grimm.
Il avait trente ans. Ainsi maître de la langue, lancé dans les meilleures compagnies, armé d’un bon esprit et muni de points de comparaison très divers, il se trouvait aussitôt plus en mesure que personne pour bien juger de la France. En général, un étranger de bon esprit, et qui fait un séjour suffisant chez une nation voisine, est plus apte à prononcer sur elle que ne le peut faire quelqu’un qui est de cette nation, et qui par conséquent en est trop près. (...)

 Sa Correspondance littéraire avec les Cours du Nord et les souverains d’Allemagne lui vint d’abord par le canal de l’abbé Raynal qui s’en déchargea sur lui; elle commence en 1753, et par une critique même d’un ouvrage de l’abbé Raynal, dont Grimm parle avec indépendance, tempérant l’éloge par quelques mots de vérité. Cette Correspondance, qui dura sans interruption jusqu’en 1790, c’est-à-dire pendant trente-sept ans, et qui ne cessa, pour ainsi dire, qu’avec l’ancienne société française sous le coup de la Révolution, est un monument d’autant plus précieux qu’il est sans prétention et sans plan prémédité. « Paris, a-t-on dit très justement, est le lieu du monde où l’on a le moins de liberté sur les ouvrages des gens qui tiennent un certain coin. » Cela était vrai alors, et l’est encore aujourd’hui. Grimm, vivant dans le monde, échappa à cette difficulté moyennant le secret de sa Correspondance; mais, si la publicité est un écueil presque insurmontable pour la critique franche des contemporains, le secret est un piège qui tente à bien des témérités et à bien des médisances. Grimm eut l’esprit assez élevé et assez équitable pour ne point donner dans ce petit côté et pour ne point faire céder le jugement à la passion ou à une curiosité maligne. Sa Correspondance, en un mot, fut secrète, jamais clandestine.
Il commença d’abord par informer très simplement des nouvelles littéraires courantes et des livres nouveaux les princes ses correspondants: ce ne fut que peu à peu que son crédit gagna et que son autorité s’étendit. Elle fut tout à fait établie et consacrée lorsque l’impératrice Catherine de Russie l’eut pris pour son correspondant de prédilection et de confiance. Les Cours d’Allemagne avaient alors les regards tournés vers la France; les souverains visitaient Paris incognito, et, de retour ensuite dans leur pays, ils voulaient rester au courant de ce monde qui les avait charmés. Grimm, avant qu’il eût une position diplomatique officielle, était de fait le résident et le chargé d’affaires des Puissances auprès de l’opinion française et de l’esprit français, en même temps qu’il était l’interprète et le secrétaire de l’esprit français auprès des Puissances. Il remplit cette mission des deux parts, très dignement. 
(à suivre ici)