Critique littéraire et écrivain,
Charles-Augustin Sainte-Beuve a également été un observateur avisé du
siècle des Lumières. Dans ses Causeries du Lundi, il a brossé les portraits des personnages les plus illustres du XVIIIè siècle.
La Correspondance de Grimm passe en général pour
sévère, un peu sèche dans sa justesse, et même
légèrement satirique ; mais, à l’origine, Grimm eut
l’enthousiasme et cet amour du beau qui est l’inspiration de la vraie critique.
Dans une lettre écrite contre l’opéra d’Omphale en
1752, il disait : « J’avoue que je regarde l’admiration et le respect
que j’ai pour tout ce qui est vrai talent, dans quelque genre que ce soit,
comme mon plus grand bien après l’amour de la vertu. » Il
n’y avait pas longtemps que Grimm arrivait d’Allemagne quand il écrivait
cette phrase. Au début de ses feuilles de Correspondance, il continue
d’être dans les mêmes sentiments; son ton et son intention
ne sont rien moins que frivoles; il ne voit, dans le secret qu’on lui promet,
qu’une raison de plus d’exercer une franchise sans bornes:
« L’amour
de la vérité, dit-il, exige cette justice sévère
comme un devoir indispensable, et nos amis même n’auront pas à
s’en plaindre, parce que la critique qui n’a pour objet que la justice
et la vérité, et qui n’est point animée par le désir
funeste de trouver mauvais ce qui est bon, peut bien être erronée
et sujette à se rétracter quelquefois, mais ne peut jamais
offenser personne. » (...)
« Qu’est-ce qu’un Correspondant littéraire? »
s’est demandé un jour l’abbé Morellet, critiqué
assez gaiement par Grimm, et qui, dans sa vieillesse, avait eu le désagrément
de voir ces railleries imprimées; et Morellet répond : «
C’est un homme qui, pour quelque argent, se charge d’amuser un prince étranger
toutes les semaines, aux dépens de qui il appartient, et en général
de toute production littéraire qui voit le jour, et de celui qui
en est l’auteur. » L’abbé Morellet était intéressé
à parler ainsi ; mais Grimm, malgré des légèretés
et des rapidités inévitables, ne rentre pas dans ce genre
inférieur auquel l’abbé économiste voudrait le rabaisser.
En général, il songe à informer les princes ses correspondants
bien plus qu’à les amuser ; et, quand on était lu de Frédéric
le Grand ou de Catherine, on avait certes un public qui en valait bien
un autre et qui voulait du solide dans l’agrément. C’est à
de tels esprits qu’il était vraiment honorable de plaire.
(...)
J’en viens aux jugements de Grimm sur ses principaux contemporains,
à commencer par Fontenelle. Il parle de lui à la date de
sa mort (février 1757), et il est sévère.
« J’aimerais mieux, dit-il quelque part, avoir dit une chose sublime dans ma vie que d’avoir imprimé douze volumes de petites choses. » Les choses dont a parlé Fontenelle ne sont point petites; mais, malgré les qualités heureuses de clarté, de netteté et de précision qu’il y introduit, il y a mêlé aussi des petitesses. Grimm remarque de cet homme rare qu’il était né sans génie. Les services qu’il rendit par ses notices et ses livres agréables sur les sciences, par l’esprit philosophique qu’il y mit avec art et mesure, furent réels et se répandirent utilement dans la société de son temps: son style et son faux goût littéraire faillirent produire un mal durable. Lui et La Motte, représentant tous deux le bel-esprit, l’emportaient, déjà sous la Régence, et allaient faire école, si Voltaire n’était venu à temps pour remettre le naturel en honneur: « Son style simple, naturel et original à la fois, le charme inexprimable de son coloris, nous ont bientôt fait mépriser, dit Grimm, tous ces tours épigrammatiques, cette précision louche et ces beautés mesquines, auxquels des copistes sans goût avaient procuré une vogue passagère. » Buffon et Rousseau contribuèrent ensuite à remettre en lumière par de larges exemples le style plein, mâle, éloquent: « Ces sortes de beautés, observe Grimm, étaient perdues pour M. de Fontenelle. Le simple, le naturel, le vrai sublime ne le touchaient point: c’était une langue qu’il n’entendait point. J’ai eu souvent occasion de remarquer que, dans tout ce qu’on lui contait ou disait, il attendait toujours l’épigramme. Insensible à tout autre genre de beauté, tout ce qui ne finissait pas par un tour d’esprit était nul pour lui. » Qu’on lise tout ce morceau: ce sont là des pages de critique littéraire fermes, senties, d’un goût incorruptible, de coeur et de main de maître.(...)
« J’aimerais mieux, dit-il quelque part, avoir dit une chose sublime dans ma vie que d’avoir imprimé douze volumes de petites choses. » Les choses dont a parlé Fontenelle ne sont point petites; mais, malgré les qualités heureuses de clarté, de netteté et de précision qu’il y introduit, il y a mêlé aussi des petitesses. Grimm remarque de cet homme rare qu’il était né sans génie. Les services qu’il rendit par ses notices et ses livres agréables sur les sciences, par l’esprit philosophique qu’il y mit avec art et mesure, furent réels et se répandirent utilement dans la société de son temps: son style et son faux goût littéraire faillirent produire un mal durable. Lui et La Motte, représentant tous deux le bel-esprit, l’emportaient, déjà sous la Régence, et allaient faire école, si Voltaire n’était venu à temps pour remettre le naturel en honneur: « Son style simple, naturel et original à la fois, le charme inexprimable de son coloris, nous ont bientôt fait mépriser, dit Grimm, tous ces tours épigrammatiques, cette précision louche et ces beautés mesquines, auxquels des copistes sans goût avaient procuré une vogue passagère. » Buffon et Rousseau contribuèrent ensuite à remettre en lumière par de larges exemples le style plein, mâle, éloquent: « Ces sortes de beautés, observe Grimm, étaient perdues pour M. de Fontenelle. Le simple, le naturel, le vrai sublime ne le touchaient point: c’était une langue qu’il n’entendait point. J’ai eu souvent occasion de remarquer que, dans tout ce qu’on lui contait ou disait, il attendait toujours l’épigramme. Insensible à tout autre genre de beauté, tout ce qui ne finissait pas par un tour d’esprit était nul pour lui. » Qu’on lise tout ce morceau: ce sont là des pages de critique littéraire fermes, senties, d’un goût incorruptible, de coeur et de main de maître.(...)
Fontenelle |
La politique de Grimm est triste, sceptique, ou volontiers négative
comme sa philosophie Il croit peu au progrès général
des temps; les progrès quand ils ont lieu, ou les arrêts de
décadence, lui semblent surtout dus à des individus d’exception,
grands génies, grands législateurs ou princes, qui font faire
à l’humanité des pas inespérés, ou lui épargnent
des rechutes tôt ou tard inévitables. Ses idées sur
l’origine des société ne paraissent guère différer
de celles de Hobbes, de Lucrèce, d’Horace, et des anciens épicuriens.
Pénétré de la difficulté de l’invention sociale
en tant qu’elle s’élève au-dessus d’une certaine agrégation
première toute naturelle et grossière, et qu’elle arrive
à la civilisation véritable, il ne la conçoit possible
que grâce à de merveilleuses passions en quelques-uns et à
une héroïque puissance de génie : « Il faut, pense-t-il,
que les premiers législateurs des sociétés, même
les plus imparfaites, aient été des hommes surnaturels ou
des demi-dieux. » Grimm, en politique, se rapproche donc beaucoup
plus de Machiavel que de Montesquieu, lequel accorde davantage au génie
de l’humanité même.
Sur Buffon, Grimm a de beaux jugements et des discussions solides. Prenant
les discours généraux que Buffon a mis en tête de quelques
volumes de son Histoire naturelle, il les apprécie littérairement
comme ferait un homme né sous l’étoile française de
Malherbe, de Pascal et de Despréaux :
« On est justement étonné, dit-il, de lire des discours de cent pages, écrits, depuis la première jusqu’à la dernière, toujours avec la même noblesse, avec le même feu, ornés du coloris le plus brillant et le plus vrai. » Ce n’était certes plus un étranger celui qui appréciait à ce point la convenance et la beauté continue du style. Quant au fond des idées, il se permet plus d’une fois d’élever des objections. Il en est une surtout qui rentre dans l’ordre moral et littéraire : « M. de Buffon m’a toujours étonné, dit Grimm, par l’intime conviction qu’il paraît avoir de la certitude de sa théorie de la terre. Si elle était du petit nombre de ces vérités évidentes sur lesquelles il ne saurait y avoir deux opinions, il ne pourrait en parler avec plus de confiance. »
Rousseau lui paraissait dans le même cas pour son système sur l’état sauvage, ce prétendu âge d’or de félicité et de vertu. Tout en s’étonnant de cette confiance qu’ont en leurs systèmes ces talents vigoureux, « qui n’abondent pas en idées, » Grimm ne laisse pas de penser quelquefois que cette prévention leur est peut-être nécessaire pour donner à leurs écrits cette chaleur et cette force qu’on y remarque, tandis que « le modeste et humble sceptique est presque toujours en silence. »
« On est justement étonné, dit-il, de lire des discours de cent pages, écrits, depuis la première jusqu’à la dernière, toujours avec la même noblesse, avec le même feu, ornés du coloris le plus brillant et le plus vrai. » Ce n’était certes plus un étranger celui qui appréciait à ce point la convenance et la beauté continue du style. Quant au fond des idées, il se permet plus d’une fois d’élever des objections. Il en est une surtout qui rentre dans l’ordre moral et littéraire : « M. de Buffon m’a toujours étonné, dit Grimm, par l’intime conviction qu’il paraît avoir de la certitude de sa théorie de la terre. Si elle était du petit nombre de ces vérités évidentes sur lesquelles il ne saurait y avoir deux opinions, il ne pourrait en parler avec plus de confiance. »
gravure extraite d'Histoire Naturelle |
Rousseau lui paraissait dans le même cas pour son système sur l’état sauvage, ce prétendu âge d’or de félicité et de vertu. Tout en s’étonnant de cette confiance qu’ont en leurs systèmes ces talents vigoureux, « qui n’abondent pas en idées, » Grimm ne laisse pas de penser quelquefois que cette prévention leur est peut-être nécessaire pour donner à leurs écrits cette chaleur et cette force qu’on y remarque, tandis que « le modeste et humble sceptique est presque toujours en silence. »
Voltaire n’est nulle part mieux défini dans ses oeuvres et dans
son caractère, que par le détail des anecdotes et l’ensemble
des jugements qui sont consignés dans Grimm. Il y a des pages (telles
que celles sur la mort de Voltaire) qui me paraissent trop emphatiques
pour être de Grimm, et qui, dans tous les cas, sont un tribut payé
à l’opinion du moment. Les jugements fins et vrais, les révélations
piquantes, se retrouvent à cent autres pages. Grimm explique très
bien comment et pourquoi Voltaire n’est point comique dans ses comédies,
dans l’Écossaise, par exemple, il n’est point parvenu à
faire de son Frelon, qui se dit à lui-même toutes sortes
de vérités, un personnage comique: « On voit dans comédie,
et en général dans tous les ouvrages plaisants de M. de Voltaire,
qu’il n’a jamais connu la différence du ridicule qu’on se donne
à soi-même, et du ridicule qu’on reçoit des autres.
» Et c’est ce dernier qui est le vrai comique. Les qualités
qui manquent à Voltaire pour être un historien véritable,
il les sent également : « En général, il faut
un génie profond et grave pour l’histoire. La légèreté,
la facilité, les grâces, tout ce qui fait de M. de Voltaire
un philosophe si séduisant et le premier bel-esprit du siècle,
tout cela convient peu à la dignité de l’histoire. La rapidité
même du style, qui peut être précieuse dans la description
d’un combat, dans l’esquisse d’un tableau, ne saurait durer longtemps sans
déplaire. » En philosophie, il le traite avec le dédain
d’un homme qui n’en est pas resté aux demi-partis et dont l’incrédulité,
du moins, n’est point inconséquente: Voltaire, au contraire, s’arrête
à mi-chemin et, en continuant de mal faire, s’effraye par moment
de sa propre audace : « Il raisonne là-dessus, dit Grimm,
comme un enfant, mais comme un joli enfant qu’il est. » A partir
de Tancrède, tout ce que Voltaire produit pour le théâtre
lui paraît marqué du signe de la vieillesse; mais, à
sa mort, il se reprend à l’envisager dans son ensemble, et avec
l’admiration qu’une telle carrière inspire; il exprime très
bien le sentiment de la décadence littéraire que, selon lui,
Voltaire retardait, et qui va précipiter son cours: « Depuis
la mort de Voltaire, un vaste silence règne dans ces contrées,
et nous rappelle à chaque instant nos pertes et notre pauvreté.
» Il écrivait cela à Frédéric (janvier
1784).
Voltaire |
Grimm est classique en ce sens que, pour ce qui est de l’imagination
et des arts, il croit un seul grand siècle dans une nation. Sans
prétendre à en pénétrer les causes, il lui
semble qu’une expérience constante l’a suffisamment démontré:
« Quand ce siècle est passé, les génies manquent;
mais, comme le goût des arts subsiste dans la nation, les hommes
veulent faire à force d’esprit ce que leurs maîtres ont fait
à force de génie, et, l’esprit même devenu plus général,
tout le monde y prétend bientôt; de là le bon esprit
devient rare, et la pointe, le faux bel-esprit et la prétention
prennent sa place. » En France, il salue donc comme incomparable
le siècle de Louis XIV; et, au dix-huitième siècle,
il ne trouve qu’une classe d’hommes supérieurs et d’une espèce
particulière, la seule qui manquât au grand siècle:
« Je les appellerai volontiers philosophes de génie :
tels sont M. de Montesquieu, M. de Buffon, etc. » Voltaire est le
seul des littérateurs purs et des poètes qui soutienne le
vrai goût par ses grâces, son imagination et sa fertilité
naturelle: mais, selon Grimm, il ne fait que soutenir ce qui fléchissait
déjà.
(à suivre)
(à suivre)
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