samedi 2 juillet 2016

Melchior Grimm vu par Sainte-Beuve (2)

Critique littéraire et écrivain, Charles-Augustin Sainte-Beuve a également été un observateur avisé du siècle des Lumières. Dans ses Causeries du Lundi, il a brossé les portraits des personnages les plus illustres  du XVIIIè siècle. 

 
Sainte-Beuve

Nous n’en sommes encore qu’à ses débuts. Rousseau, qui commençait à devenir célèbre, le présenta un jour à madame d’Épinay (pour découvrir Louise d'Epinay, c'est ici), aimable et spirituelle femme, très mal mariée, riche, et dont la jeunesse, dénuée de guide, s’essayait alors un peu à l’aventure :
 
« M. Grimm, dit-elle, est venu me voir avec Rousseau; je l’ai prié à dîner pour le lendemain. J’ai été très contente de lui; il est doux, poli; je le crois timide, car il me paraît avoir trop d’esprit pour que l’embarras qu’on remarque en lui ait une autre cause. Il aime passionnément la musique; nous en avons fait avec lui, Rousseau et Francueil toute l’après-dînée. Je lui ai montré quelques morceaux de ma composition qui m’ont paru lui faire plaisir; si quelque chose m’a déplu en lui, ce sont les louanges exagérées qu’il a données à mes talents, et que je sens à merveille que je ne mérite pas. »

Elle donne trente-quatre ans à Grimm à cette date, il ne devait pas les avoir encore. Il réussit beaucoup auprès de madame d’Épinay, qui était alors dans un de ces intervalles où le coeur souffre, et où, en se déclarant à lui-même qu’il veut continuer de souffrir, il cherche vaguement à se rouvrir à une espérance. Madame d’Épinay aimait à écrire, et, dans ses exercices de plume, elle ne tarda pas à faire de Grimm un Portrait qui nous le représente à son avantage, et sous des traits dont on sent pourtant la vérité:
 
« Sa figure est agréable par un mélange de naïveté et de finesse; sa physionomie est intéressante, sa contenance négligée et nonchalante. Ses gestes, son maintien et sa démarche annoncent la bonté, la modestie, la paresse et l’embarras...
« Il a l’esprit juste, pénétrant et profond; il pense et s’exprime fortement, mais sans correction. En parlant mal, personne ne se fait mieux écouter; il me semble qu’en matière de goût nul n’a le tact plus délicat, plus fin, ni plus sûr. Il a un tour de plaisanterie qui lui est propre et qui ne sied qu’à lui...
« Il aime la solitude, et il est aisé de voir que le goût pour la société ne lui est point naturel : c’est un goût acquis par l’éducation et par l’habitude...
« Ce je ne sais quoi de solitaire et de renfermé, joint à beaucoup de paresse, rend quelquefois en public son opinion équivoque; il ne prononce jamais contre son sentiment, mais il le laisse douteux. Il hait la dispute et la discussion; il prétend qu’elles ne sont inventées que pour le salut des sots.
« Il faut connaître particulièrement M. Grimm pour sentir ce qu’il vaut. Il n’y a que ses amis qui soient en droit de l’apprécier, parce qu’il n’est lui qu’avec eux. Son air alors n’est plus le même; la plaisanterie, la gaieté, la franchise, annoncent son contentement, et succèdent à la contrainte et à la sauvagerie...
« C’est peut-être le seul homme à qui il soit donné d’inspirer de la confiance sans en témoigner... »

Quelque prévenue que fût déjà madame d’Épinay à l’égard de Grimm, ces traits sous lesquels elle le présente s’accordent tout à fait avec ce qu’en dit M. Meister, homme de sentiment et de nuance, qui a écrit sur lui longtemps après. M. Meister parle des agréments de sa figure, de sa physionomie pleine de finesse et d’expression, et en même temps il ne nous dissimule pas ce que l’ensemble de sa personne avait d’irrégulier : « Il portait, dit-il, la hanche et l’épaule un peu de travers, mais sans mauvaise grâce. Son nez, pour être un peu gros et légèrement tourné, n’en avait pas moins l’expression la plus marquante de finesse et de sagacité : Grimm, disait de lui une femme, a le nez tourné, mais c’est toujours du bon côté. »
Il est aisé, avec ces mêmes traits, on le sent, de faire de Grimm un homme très laid et une caricature ; ceux qui savent combien la physionomie dispense les hommes de beauté s’en tiendront, sur son compte, à l’impression d’une femme d’esprit et d’un ami délicat. 
Grimm

Sur ces entrefaites, madame d’Épinay eut une affaire de famille désagréable : sa probité fut mise hautement en doute par ses proches; la pauvre femme, qui avait été chargée par une belle-soeur mourante de détruire des lettres compromettantes, était accusée d’avoir brûlé un papier d’affaires important; ce papier se retrouva depuis. En attendant, c’était le bruit du monde, et l’on prenait parti pour ou contre, sans bien savoir de quoi il s’agissait. A un dîner chez le comte de Friesen, comme on attaquait vivement madame d’Épinay, Grimm prit sa défense. Un des convives insista, les propos s’animèrent, et Grimm impatienté répliqua: « Il faut avoir bien peu d’honneur pour avoir besoin de déshonorer les autres si vite. » Il s’ensuivit un duel; les deux adversaires furent blessés. Ce duel changea la situation de Grimm à l’égard de madame d’Épinay: bon gré, mal gré, il était devenu son chevalier ; il en résulta pour elle un tendre embarras, qui laissa voir presque aussi tôt une intime reconnaissance.
(ndlr : Sainte-Beuve tire cet épisode de l'Histoire de Madame de Montbrillant, les pseudo-mémoires de Louise d'Epinay. Ce duel n'eut vraisemblablement jamais lieu)
Je ne prétends pas faire l’histoire de l’amoureux ni du Werther en Grimm; je veux simplement dégager le caractère de l’homme, et, s’il est possible, de l’honnête homme, que je crois que Rousseau a calomnié. Le grand tort de Grimm envers Rousseau fut de l’avoir pénétré de bonne heure dans sa vanité et de ne pas lui avoir fait grâce. Le jour de la première représentation du Devin du Village, au sortir de l’Opéra, le duc des Deux-Ponts abordant Rousseau avec beaucoup de politesse lui avait dit: « Me permettez-vous, monsieur, de vous faire mon compliment? » Sur quoi Rousseau avait répondu brutalement au prince: « A la bonne heure, pourvu qu’il soit court! » C’était du moins ainsi que Rousseau se plaisait à raconter la chose en s’en vantant. Grimm, présent au récit, lui avait dit en riant : « Illustre citoyen et co-souverain de Genève (puisqu’il réside en vous une part de la souveraineté de la république), me permettez-vous de vous représenter que, malgré la sévérité de vos principes, vous ne sauriez refuser à un prince souverain les égards dus à un porteur d’eau, et que, si vous aviez opposé à un mot de bienveillance de ce dernier une réponse aussi brusque, aussi brutale, vous auriez à vous reprocher une impertinence des plus déplacées? »
Grimm, dans une page écrite en 1762, et où il fait de Rousseau un portrait aussi neuf que vrai (ndlr : page extraite de la Correspondance Littéraire, périodique que Grimm destinait à quelques correspondants étrangers), le montre dans sa première forme, tel qu’il l’avait connu avant la célébrité, et puis au moment de sa transformation subite qu’opéra le succès de son Discours à l’Académie de Dijon :
 
« Jusque-là, dit-il, il avait été complimenteur, galant et recherché, d’un commerce même mielleux et fatigant à force de tournures : tout à coup il prit le manteau de cynique, et, n’ayant point de naturel dans le caractère, il se livra à l’autre excès; mais, en lançant ses sarcasmes, il savait toujours faire des exceptions en faveur de ceux avec lesquels il vivait, et il garda, avec son ton brusque et cynique, beaucoup de ce raffinement et de cet art de faire des compliments recherchés, surtout dans son commerce avec les femmes. »


Tel se retrouvait Rousseau dans sa liaison avec madame d’Épinay, dont il paraît bien (quoiqu’il s’en défende) qu’il était plus ou moins amoureux par accès, lorsqu’il ne l’était pas de sa belle-soeur, madame d’Houdetot. Grimm, au moment où il se lia plus étroitement avec madame d’Épinay, était complètement fixé d’opinion sur le caractère de Jean-Jacques : on peut dire qu’il fut le premier de ses amis qui vit avec certitude sa folie poindre, et qui l’appela de son vrai nom. Voyant une femme vive et généreuse, pleine de sollicitude pour le bien-être de l’homme de talent infortuné il l’avertit assez sévèrement de son imprudence. Rousseau, un jour, vint voir madame d’Épinay. Il avait reçu des lettres qui l’engageaient à revenir vivre à Genève ; on lui offrait une place de bibliothécaire avec appointements, un sort honnête et doux:
 
« Quel parti dois-je prendre? disait-il. Je ne veux ni ne peux rester à Paris; j’y suis trop malheureux. Je veux bien faire un voyage et passer quelques mois dans ma république; mais, par les propositions que l’on me fait, il s’agit de m’y fixer, et, si j’accepte, je ne serai pas maître de n’y pas rester. J’y ai des connaissances, mais je n’y suis lié intimement avec personne. Ces gens-là me connaissent à peine, et ils m’écrivent comme à leur frère je sais que c’est l’avantage de l’esprit républicain; mais je me défie d’amis si chauds: il y a quelque but à cela. D’un autre côté, mon coeur s’attendrit en pensant que ma patrie me désire. Mais comment quitter Grimm, Diderot et vous? Ah ! ma bonne amie, que je suis tourmenté ! »


Là-dessus madame d’Épinay s’anime; elle rêve; en y songeant, elle a trouvé pour Rousseau ce qu’il désire avant tout, une chaumière et les bois. Elle, ou son mari, possède dans la forêt de Montmorency une petite maison appelée l’Ermitage. Elle veut proposer à Rousseau de l’habiter; elle la fera arranger d’une manière commode, en se gardant de paraître rien faire exprès pour lui. Elle lui offre donc d’y venir loger. Rousseau s’effarouche, regimbe et accepte. Dans la joie de son coeur, elle en parle à Grimm :
 
« J’ai été très étonnée, dit-elle, de le voir désapprouver le service que je rendais à Rousseau, et le désapprouver d’une manière qui m’a paru d’abord très dure. J’ai voulu combattre son opinion; je lui ai montré les lettres que nous nous sommes écrites. « Je n’y vois, m’a-t-il dit, de la part de Rousseau que de l’orgueil caché partout: vous lui rendez un fort mauvais service de lui donner l’habitation de l’Ermitage; mais vous vous en rendez un bien plus mauvais encore. La solitude achèvera de noircir son imagination; il verra tous ses amis injustes, ingrats, et vous toute la première, si vous refusez une seule fois d’être à ses ordres... Je vois déjà le germe de ses accusations dans la tournure des lettres que vous m’avez montrées. Elles ne seront pas vraies, ces accusations, mais elles ne seront pas absolument dénuées de vérité, et cela suffira pour vous faire blâmer... »


Jamais pronostic ne se vérifia plus exactement que celui de Grimm. Il connaissait à fond cette âme malade, jointe à un si prestigieux talent ; il redressait à chaque instant les fausses vues indulgentes où retombait sa gracieuse et trop prompte amie: « Je suis persuadée, disait de Rousseau madame d’Épinay, qu’il n’y a que façon de prendre cet homme pour le rendre heureux : c’est de feindre de ne pas prendre garde à lui, et de s’en occuper sans cesse. » Grimm se mettait à rire et lui disait : « Que vous connaissez mal votre Rousseau ! retournez toutes ces propositions si vous voulez lui plaire: ne vous occupez guère de lui, mais ayez l’air de vous en occuper beaucoup; parlez de lui sans cesse aux autres, même en sa présence, et ne soyez point la dupe de l’humeur qu’il vous en marquera. » Il ajoutait avec raison et ne cessait de redire que, déjà atteint de manie secrète, cette solitude absolue de l’Ermitage achèverait d’échauffer son cerveau et d’égarer son idée : et vers la fin de ce séjour, au moment où les soupçons et les extravagances de Rousseau commençaient à éclater: « Je ne saurais trop le dire, ma tendre amie, écrivait Grimm, le moindre de tous les maux eût été de le laisser partir pour sa patrie il y a deux ans, au lieu de le séquestrer à l’Ermitage. Je suis convaincu que ce séjour nous causera tôt ou tard du chagrin. » Ce séjour, en effet, causa, par les pages envenimées des Confessions qui sont tout à côté des pages enflammées, une calomnie immortelle. 
Louise d'Epinay

Il ne saurait être de mon dessein d’examiner ici ce procès: quand on lit les Mémoires de madame d’Épinay d’une part, et les Confessions de l’autre, il est clair que les lettres citées dans l’un et dans l’autre ouvrage, et qui peuvent servir à éclaircir la question, ne sont pas semblablement reproduites, qu’elles ont été altérées d’un des deux côtés, et que quelqu’un a menti. Je ne crois pas que ce soit madame d’Épinay. 
(ndlr : Les deux ont menti, bien évidemment. Ce que rapporte Sainte-Beuve est extrait des pseudo-mémoires de Louise. Or, on sait aujourd'hui que l'ouvrage a été retouché par Grimm et Diderot, en vue de noircir Rousseau)
Quant au caractère de Grimm, que je me borne ici à rechercher et à étudier dans son ensemble, il me paraît ressortir avec avantage par son indifférence même. Grimm, dans les Mémoires de madame d’Épinay, se montre constamment à nous comme au-dessus des tracasseries, évitant de s’y mêler, mettant au besoin peu d’aménité dans ses conseils, et gardant quelque réserve, même dans l’intimité; non point par arrière-pensée ni par manque de confiance, mais simplement « parce qu’il n’aime ni les raisonnements ni les combinaisons inutiles. » Rousseau, tel que nous le connaissons, avait plus d’une raison de lui en vouloir. D’abord, sachons que Grimm et Diderot, sans le dire, faisaient à Thérèse et à sa mère une pension de quatre cents livres de rente: Grimm ne s’en vanta jamais, et madame d’Épinay le découvrit un jour par hasard. Or, Rousseau n’aimait point les bienfaits, et encore moins ceux à qui on les devait. Assurément, pour faire ainsi une pension aux personnes qui étaient près de lui, il fallait être un grand conspirateur. En second lieu, l’esprit exact de Grimm avait plus d’une fois percé à jour, et à l’endroit le plus sensible, les prétentions de Rousseau. Celui-ci, par exemple, était venu rapporter à M. d’Épinay les copies de douze morceaux de musique qu’il avait faites pour lui. On lui demanda s’il était homme à en livrer autant dans quinze jours. Mais Rousseau combinant à l’instant l’amour-propre du copiste et le laisser-aller de l’amateur, répondit :
 
« Peut-être que oui, peut-être que non ; c’est suivant la disposition, l’humeur et la santé. » — « En ce cas, dit M. d’Épinay, je ne vous en donnerai que six à faire, parce qu’il me faut la certitude de les avoir. » — « Eh bien ! répondit Rousseau, vous aurez la satisfaction d’en avoir six qui dépareront les six autres, car je défie que les copies que vous ferez faire approchent de l’exactitude et de la perfection des miennes. » — « Voyez-vous, reprit Grimm en riant, cette prétention de copiste qui le saisit déjà? Si vous disiez qu’il ne manque pas une virgule à vos écrits, tout le monde en serait d’accord, mais je parie qu’il y a bien quelques notes de transposées dans vos copies. » — Tout en riant et en pariant, Rousseau rougit, et rougit plus fortement encore quand, à l’examen, il se trouva que Grimm avait raison. »

La scène se passait chez madame d’Épinay, à la Chevrette. Rousseau resta pensif toute la soirée; il retourna le lendemain matin à l’Ermitage sans mot dire, et il ne pardonna jamais à Grimm d’avoir trouvé des fautes dans ses copies. De tels griefs (sans aller plus loin), couvés dans la solitude et grossis par une imagination malade, ont dû produire bien des monstres.
« En qualité de solitaire, nous confesse Rousseau, je suis plus sensible qu’un autre; si j’ai quelque tort avec un ami qui vive dans le monde, il y songe un moment, et mille distractions le lui font oublier le reste de la journée; mais rien ne me distrait sur les siens; privé du sommeil, je m’en occupe durant la nuit entière; seul à la promenade, je m’en occupe depuis que le soleil se lève jusqu’à ce qu’il se couche: mon coeur n’a pas un instant de relâche, et les duretés d’un ami me donnent dans un seul jour des années de douleurs. » Voilà le mal et la plaie à nu. Le seul tort de Grimm peut-être fut d’avoir trop traité cette plaie, à partir d’un certain jour, comme si elle était physiquement incurable, et, dans son esprit de clairvoyance et de fermeté, d’avoir trop oublié cet autre mot touchant de son ancien ami: « Il n’y eut jamais d’incendie au fond de mon coeur, qu’une larme ne pût éteindre. » Il est plus que douteux que Grimm eût réussi à éteindre l’incendie chez Rousseau, même à force de larmes, mais il ne l’a pas tenté.

 ( à suivre ici)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Pour commenter cet article...