Sainte-Beuve |
Nous n’en sommes encore qu’à ses débuts. Rousseau, qui
commençait à devenir célèbre, le présenta
un jour à madame d’Épinay (pour découvrir Louise d'Epinay, c'est ici), aimable et spirituelle femme,
très mal mariée, riche, et dont la jeunesse, dénuée
de guide, s’essayait alors un peu à l’aventure :
« M. Grimm, dit-elle, est venu me voir avec Rousseau;
je l’ai prié à dîner pour le lendemain. J’ai été
très contente de lui; il est doux, poli; je le crois timide, car
il me paraît avoir trop d’esprit pour que l’embarras qu’on remarque
en lui ait une autre cause. Il aime passionnément la musique; nous
en avons fait avec lui, Rousseau et Francueil toute l’après-dînée.
Je lui ai montré quelques morceaux de ma composition qui m’ont paru
lui faire plaisir; si quelque chose m’a déplu en lui, ce sont les
louanges exagérées qu’il a données à mes talents,
et que je sens à merveille que je ne mérite pas. »
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Elle donne trente-quatre ans à Grimm à cette date, il
ne devait pas les avoir encore. Il réussit beaucoup auprès
de madame d’Épinay, qui était alors dans un de ces intervalles
où le coeur souffre, et où, en se déclarant à
lui-même qu’il veut continuer de souffrir, il cherche vaguement à
se rouvrir à une espérance. Madame d’Épinay aimait
à écrire, et, dans ses exercices de plume, elle ne tarda
pas à faire de Grimm un Portrait qui nous le représente à
son avantage, et sous des traits dont on sent pourtant la vérité:
« Sa figure est agréable par un mélange
de naïveté et de finesse; sa physionomie est intéressante,
sa contenance négligée et nonchalante. Ses gestes, son maintien
et sa démarche annoncent la bonté, la modestie, la paresse
et l’embarras...
« Il a l’esprit juste, pénétrant et
profond; il pense et s’exprime fortement, mais sans correction. En parlant
mal, personne ne se fait mieux écouter; il me semble qu’en matière
de goût nul n’a le tact plus délicat, plus fin, ni plus sûr.
Il a un tour de plaisanterie qui lui est propre et qui ne sied qu’à
lui...
« Il aime la solitude, et il est aisé de
voir que le goût pour la société ne lui est point naturel
: c’est un goût acquis par l’éducation et par l’habitude...
« Ce je ne sais quoi de solitaire et de renfermé,
joint à beaucoup de paresse, rend quelquefois en public son opinion
équivoque; il ne prononce jamais contre son sentiment, mais il le
laisse douteux. Il hait la dispute et la discussion; il prétend
qu’elles ne sont inventées que pour le salut des sots.
« Il faut connaître particulièrement
M. Grimm pour sentir ce qu’il vaut. Il n’y a que ses amis qui soient en
droit de l’apprécier, parce qu’il n’est lui qu’avec eux. Son air
alors n’est plus le même; la plaisanterie, la gaieté, la franchise,
annoncent son contentement, et succèdent à la contrainte
et à la sauvagerie...
« C’est peut-être le seul homme à qui
il soit donné d’inspirer de la confiance sans en témoigner...
»
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Quelque prévenue que fût déjà madame d’Épinay
à l’égard de Grimm, ces traits sous lesquels elle le présente
s’accordent tout à fait avec ce qu’en dit M. Meister, homme de sentiment
et de nuance, qui a écrit sur lui longtemps après. M. Meister
parle des agréments de sa figure, de sa physionomie pleine de finesse
et d’expression, et en même temps il ne nous dissimule pas ce que
l’ensemble de sa personne avait d’irrégulier : « Il portait,
dit-il, la hanche et l’épaule un peu de travers, mais sans mauvaise
grâce. Son nez, pour être un peu gros et légèrement
tourné, n’en avait pas moins l’expression la plus marquante de finesse
et de sagacité : Grimm, disait de lui une femme, a le nez tourné,
mais c’est toujours du bon côté. »
Il est aisé, avec ces mêmes traits, on le sent, de faire
de Grimm un homme très laid et une caricature ; ceux qui savent combien
la physionomie dispense les hommes de beauté s’en tiendront, sur
son compte, à l’impression d’une femme d’esprit et d’un ami délicat.
Grimm |
Sur ces entrefaites, madame d’Épinay eut une affaire de famille
désagréable : sa probité fut mise hautement en doute
par ses proches; la pauvre femme, qui avait été chargée
par une belle-soeur mourante de détruire des lettres compromettantes,
était accusée d’avoir brûlé un papier d’affaires
important; ce papier se retrouva depuis. En attendant, c’était le
bruit du monde, et l’on prenait parti pour ou contre, sans bien savoir
de quoi il s’agissait. A un dîner chez le comte de Friesen, comme
on attaquait vivement madame d’Épinay, Grimm prit sa défense.
Un des convives insista, les propos s’animèrent, et Grimm impatienté
répliqua: « Il faut avoir bien peu d’honneur pour avoir besoin
de déshonorer les autres si vite. » Il s’ensuivit un duel;
les deux adversaires furent blessés. Ce duel changea la situation
de Grimm à l’égard de madame d’Épinay: bon gré,
mal gré, il était devenu son chevalier ; il en résulta
pour elle un tendre embarras, qui laissa voir presque aussi tôt une
intime reconnaissance.
(ndlr : Sainte-Beuve tire cet épisode de l'Histoire de Madame de Montbrillant, les pseudo-mémoires de Louise d'Epinay. Ce duel n'eut vraisemblablement jamais lieu)
Je ne prétends pas faire l’histoire de l’amoureux ni du Werther
en Grimm; je veux simplement dégager le caractère de l’homme,
et, s’il est possible, de l’honnête homme, que je crois que Rousseau
a calomnié. Le grand tort de Grimm envers Rousseau fut de l’avoir
pénétré de bonne heure dans sa vanité et de
ne pas lui avoir fait grâce. Le jour de la première représentation
du Devin du Village, au sortir de l’Opéra, le duc des Deux-Ponts
abordant Rousseau avec beaucoup de politesse lui avait dit: « Me
permettez-vous, monsieur, de vous faire mon compliment? » Sur quoi
Rousseau avait répondu brutalement au prince: « A la bonne
heure, pourvu qu’il soit court! » C’était du moins ainsi que
Rousseau se plaisait à raconter la chose en s’en vantant. Grimm,
présent au récit, lui avait dit en riant : « Illustre
citoyen et co-souverain de Genève (puisqu’il réside en vous
une part de la souveraineté de la république), me permettez-vous
de vous représenter que, malgré la sévérité
de vos principes, vous ne sauriez refuser à un prince souverain
les égards dus à un porteur d’eau, et que, si vous aviez
opposé à un mot de bienveillance de ce dernier une réponse
aussi brusque, aussi brutale, vous auriez à vous reprocher une impertinence
des plus déplacées? »
Grimm, dans une page écrite en 1762, et où il fait de
Rousseau un portrait aussi neuf que vrai (ndlr : page extraite de la Correspondance Littéraire, périodique que Grimm destinait à quelques correspondants étrangers), le montre dans sa première
forme, tel qu’il l’avait connu avant la célébrité,
et puis au moment de sa transformation subite qu’opéra le succès
de son Discours à l’Académie de Dijon :
« Jusque-là, dit-il, il avait été
complimenteur, galant et recherché, d’un commerce même mielleux
et fatigant à force de tournures : tout à coup il prit le
manteau de cynique, et, n’ayant point de naturel dans le caractère,
il se livra à l’autre excès; mais, en lançant ses
sarcasmes, il savait toujours faire des exceptions en faveur de ceux avec
lesquels il vivait, et il garda, avec son ton brusque et cynique, beaucoup
de ce raffinement et de cet art de faire des compliments recherchés,
surtout dans son commerce avec les femmes. »
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Tel se retrouvait Rousseau dans sa liaison avec madame d’Épinay,
dont il paraît bien (quoiqu’il s’en défende) qu’il était
plus ou moins amoureux par accès, lorsqu’il ne l’était pas
de sa belle-soeur, madame d’Houdetot. Grimm, au moment où il se
lia plus étroitement avec madame d’Épinay, était complètement
fixé d’opinion sur le caractère de Jean-Jacques : on peut
dire qu’il fut le premier de ses amis qui vit avec certitude sa folie poindre,
et qui l’appela de son vrai nom. Voyant une femme vive et généreuse,
pleine de sollicitude pour le bien-être de l’homme de talent infortuné
il l’avertit assez sévèrement de son imprudence. Rousseau,
un jour, vint voir madame d’Épinay. Il avait reçu des lettres
qui l’engageaient à revenir vivre à Genève ; on lui
offrait une place de bibliothécaire avec appointements, un sort
honnête et doux:
« Quel parti dois-je prendre? disait-il. Je ne
veux ni ne peux rester à Paris; j’y suis trop malheureux. Je veux
bien faire un voyage et passer quelques mois dans ma république;
mais, par les propositions que l’on me fait, il s’agit de m’y fixer, et,
si j’accepte, je ne serai pas maître de n’y pas rester. J’y ai des
connaissances, mais je n’y suis lié intimement avec personne. Ces
gens-là me connaissent à peine, et ils m’écrivent
comme à leur frère je sais que c’est l’avantage de l’esprit
républicain; mais je me défie d’amis si chauds: il y a
quelque but à cela. D’un autre côté, mon coeur
s’attendrit en pensant que ma patrie me désire. Mais comment quitter
Grimm, Diderot et vous? Ah ! ma bonne amie, que je suis tourmenté
! »
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Là-dessus madame d’Épinay s’anime; elle rêve; en
y songeant, elle a trouvé pour Rousseau ce qu’il désire avant
tout, une chaumière et les bois. Elle, ou son mari, possède
dans la forêt de Montmorency une petite maison appelée l’Ermitage.
Elle veut proposer à Rousseau de l’habiter; elle la fera arranger
d’une manière commode, en se gardant de paraître rien faire
exprès pour lui. Elle lui offre donc d’y venir loger. Rousseau s’effarouche,
regimbe et accepte. Dans la joie de son coeur, elle en parle à Grimm
:
« J’ai été très étonnée,
dit-elle, de le voir désapprouver le service que je rendais à
Rousseau, et le désapprouver d’une manière qui m’a paru d’abord
très dure. J’ai voulu combattre son opinion; je lui ai montré
les lettres que nous nous sommes écrites. « Je n’y vois, m’a-t-il
dit, de la part de Rousseau que de l’orgueil caché partout: vous
lui rendez un fort mauvais service de lui donner l’habitation de l’Ermitage;
mais vous vous en rendez un bien plus mauvais encore. La solitude achèvera
de noircir son imagination; il verra tous ses amis injustes, ingrats, et
vous toute la première, si vous refusez une seule fois d’être
à ses ordres... Je vois déjà le germe de ses accusations
dans la tournure des lettres que vous m’avez montrées. Elles
ne seront pas vraies, ces accusations, mais elles ne seront pas absolument
dénuées de vérité, et cela suffira pour
vous faire blâmer... »
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Jamais pronostic ne se vérifia plus exactement que celui de
Grimm. Il connaissait à fond cette âme malade, jointe à
un si prestigieux talent ; il redressait à chaque instant les fausses
vues indulgentes où retombait sa gracieuse et trop prompte amie:
« Je suis persuadée, disait de Rousseau madame d’Épinay,
qu’il n’y a que façon de prendre cet homme pour le rendre heureux
: c’est de feindre de ne pas prendre garde à lui, et de s’en occuper
sans cesse. » Grimm se mettait à rire et lui disait : «
Que vous connaissez mal votre Rousseau ! retournez toutes ces propositions
si vous voulez lui plaire: ne vous occupez guère de lui, mais ayez
l’air de vous en occuper beaucoup; parlez de lui sans cesse aux autres,
même en sa présence, et ne soyez point la dupe de l’humeur
qu’il vous en marquera. » Il ajoutait avec raison et ne cessait de
redire que, déjà atteint de manie secrète, cette solitude
absolue de l’Ermitage achèverait d’échauffer son cerveau
et d’égarer son idée : et vers la fin de ce séjour,
au moment où les soupçons et les extravagances de Rousseau
commençaient à éclater: « Je ne saurais trop
le dire, ma tendre amie, écrivait Grimm, le moindre de tous les
maux eût été de le laisser partir pour sa patrie il
y a deux ans, au lieu de le séquestrer à l’Ermitage. Je suis
convaincu que ce séjour nous causera tôt ou tard du chagrin.
» Ce séjour, en effet, causa, par les pages envenimées
des Confessions qui sont tout à côté des pages
enflammées, une calomnie immortelle.
Louise d'Epinay |
Il ne saurait être de mon dessein d’examiner ici ce procès:
quand on lit les Mémoires de madame d’Épinay d’une
part, et les Confessions de l’autre, il est clair que les lettres
citées dans l’un et dans l’autre ouvrage, et qui peuvent servir
à éclaircir la question, ne sont pas semblablement reproduites,
qu’elles ont été altérées d’un des deux côtés,
et que quelqu’un a menti. Je ne crois pas que ce soit madame d’Épinay.
(ndlr : Les deux ont menti, bien évidemment. Ce que rapporte Sainte-Beuve est extrait des pseudo-mémoires de Louise. Or, on sait aujourd'hui que l'ouvrage a été retouché par Grimm et Diderot, en vue de noircir Rousseau)
Quant au caractère de Grimm, que je me borne ici à rechercher
et à étudier dans son ensemble, il me paraît ressortir
avec avantage par son indifférence même. Grimm, dans les Mémoires
de madame d’Épinay, se montre constamment à nous comme au-dessus
des tracasseries, évitant de s’y mêler, mettant au besoin
peu d’aménité dans ses conseils, et gardant quelque réserve,
même dans l’intimité; non point par arrière-pensée
ni par manque de confiance, mais simplement « parce qu’il n’aime
ni les raisonnements ni les combinaisons inutiles. » Rousseau, tel
que nous le connaissons, avait plus d’une raison de lui en vouloir. D’abord,
sachons que Grimm et Diderot, sans le dire, faisaient à Thérèse
et à sa mère une pension de quatre cents livres de rente:
Grimm ne s’en vanta jamais, et madame d’Épinay le découvrit
un jour par hasard. Or, Rousseau n’aimait point les bienfaits, et encore
moins ceux à qui on les devait. Assurément, pour faire ainsi
une pension aux personnes qui étaient près de lui, il fallait
être un grand conspirateur. En second lieu, l’esprit exact de Grimm
avait plus d’une fois percé à jour, et à l’endroit
le plus sensible, les prétentions de Rousseau. Celui-ci, par exemple,
était venu rapporter à M. d’Épinay les copies de douze
morceaux de musique qu’il avait faites pour lui. On lui demanda s’il était
homme à en livrer autant dans quinze jours. Mais Rousseau combinant
à l’instant l’amour-propre du copiste et le laisser-aller de l’amateur,
répondit :
« Peut-être que oui, peut-être que
non ; c’est suivant la disposition, l’humeur et la santé. »
— « En ce cas, dit M. d’Épinay, je ne vous en donnerai que
six à faire, parce qu’il me faut la certitude de les avoir. »
— « Eh bien ! répondit Rousseau, vous aurez la satisfaction
d’en avoir six qui dépareront les six autres, car je défie
que les copies que vous ferez faire approchent de l’exactitude et de la
perfection des miennes. » — « Voyez-vous, reprit Grimm en riant,
cette prétention de copiste qui le saisit déjà? Si
vous disiez qu’il ne manque pas une virgule à vos écrits,
tout le monde en serait d’accord, mais je parie qu’il y a bien quelques
notes de transposées dans vos copies. » — Tout en riant et
en pariant, Rousseau rougit, et rougit plus fortement encore quand, à
l’examen, il se trouva que Grimm avait raison. »
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La scène se passait chez madame d’Épinay, à la
Chevrette. Rousseau resta pensif toute la soirée; il retourna le
lendemain matin à l’Ermitage sans mot dire, et il ne pardonna jamais
à Grimm d’avoir trouvé des fautes dans ses copies. De tels
griefs (sans aller plus loin), couvés dans la solitude et grossis
par une imagination malade, ont dû produire bien des monstres.
« En qualité de solitaire, nous confesse Rousseau, je suis
plus sensible qu’un autre; si j’ai quelque tort avec un ami qui vive dans
le
monde, il y songe un moment, et mille distractions le lui font oublier
le reste de la journée; mais rien ne me distrait sur les siens;
privé du sommeil, je m’en occupe durant la nuit entière;
seul à la promenade, je m’en occupe depuis que le soleil se lève
jusqu’à ce qu’il se couche: mon coeur n’a pas un instant de relâche,
et les duretés d’un ami me donnent dans un seul jour des années
de douleurs. » Voilà le mal et la plaie à nu. Le seul
tort de Grimm peut-être fut d’avoir trop traité cette plaie,
à partir d’un certain jour, comme si elle était physiquement
incurable, et, dans son esprit de clairvoyance et de fermeté, d’avoir
trop oublié cet autre mot touchant de son ancien ami: « Il
n’y eut jamais d’incendie au fond de mon coeur, qu’une larme ne pût
éteindre. » Il est plus que douteux que Grimm eût réussi
à éteindre l’incendie chez Rousseau, même à
force de larmes, mais il ne l’a pas tenté.
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