dimanche 3 juillet 2016

Melchior Grimm vu par Sainte-Beuve (3)

Critique littéraire et écrivain, Charles-Augustin Sainte-Beuve a également été un observateur avisé du siècle des Lumières. Dans ses Causeries du Lundi, il a brossé les portraits des personnages les plus illustres  du XVIIIè siècle. 


Grimm et son ami Diderot

Grimm, d’ailleurs, était hors de France pendant la très grande partie du séjour de Rousseau à l’Ermitage (1756-1757); il avait perdu son ami le comte de Friesen, enlevé dans la fleur de la jeunesse, et le duc d’Orléans s’était chargé de sa fortune. Ce prince avait cru utile de l’attacher au maréchal d’Estrées pendant la campagne de Westphalie. Grimm fut un des vingt-huit secrétaires de cet état-major fastueux. Il a très bien décrit cette vie assez dure et fort magnifique : « Nous avons laissé les gros équipages; malgré cela, à chaque marche, on voit défiler pendant trois heures notre nécessaire le plus indispensable. Cela est fort scandaleux et me persuade plus que jamais que le monde n’est composé que d’abus, qu’il faut être fou pour vouloir corriger. » Le pillage et le vol qu’il voit autour de lui le révoltent : « La sévérité ne ramène point la discipline; nous sommes entourés de pendus, et l’on n’en massacre pas moins les femmes et les enfants, lorsqu’ils s’opposent à voir dépouiller leurs maisons. — Sans cette campagne, ajoute-t-il, je n’aurais jamais eu idée jusqu’où peut être poussé l’excès de la misère et de l’injustice des hommes. » En même temps, dans les rares rencontres glorieuses, il est sensible aux belles et nobles actions de nos soldats. Toute sa correspondance, à cette date, témoigne d’une âme droite et humaine, qui reçoit l’expérience, mais sans se fermer ni s’endurcir. 
Louise d'Epinay

Grimm, jeune, avait beaucoup souffert, et il n’eût tenu qu’à lui, dit-il quelque part, de se faire une longue liste de malheurs : il aimait mieux reporter sa pensée sur les secours qu’il avait trouvés dans l’intérêt et la bienveillance de quelques hommes généreux. Il dut à cette justesse d’esprit et à cette modération de rencontrer surtout des bienfaiteurs, et il se les attacha non moins par son mérite que par la mesure et la dignité de ses sentiments. A cette époque où nous le voyons et où il est aux dernières années de sa jeunesse, sa froideur apparente cachait mal un reste d’ardeur intérieure, et sa fermeté n’ôtait rien à la délicatesse de ses sentiments. Dans les lettres qu’il écrit à madame d’Épinay, pendant cette campagne de Westphalie, l’avantage des attentions de coeur et des nuances n’est pas toujours du côté de son amie. A peine il l’a quittée, il lui écrit de Metz ces tendres et presque féminines paroles: « Qu’il me tarde d’apprendre de vos nouvelles ! je ne sais pas un mot de ce que vous ferez demain, par exemple; depuis que je vous connais, cela ne m’est point arrivé. »
La morale avait fort à souffrir de ces relations qui s’établissaient si aisément et si publiquement dans le monde du dix-huitième siècle. Madame d’Épinay, mariée à un très indigne mari, n’était pas libre pourtant ; l’image des devoirs n’était pas entièrement effacée ; elle avait des enfants, elle se piquait, en bonne mère, de les bien élever, de se consacrer à leur éducation. Elle consultait à ce sujet, Rousseau, Grimm, tous ses amis ; mais l’exemple de cette vertu et de cette honnêteté qu’on leur prêchait, le leur donnait-on? Grimm (disons-le à son honneur) n’était pas aussi insensible qu’on le supposerait à ce désaccord entre les moeurs et les préceptes, et il en souffrait: « Une des choses, ma tendre amie, écrivait-il, qui vous rendent le plus chère à mes yeux, est la sévérité et la circonspection sur vous-même que vous avez surtout en présence de vos enfants... Les enfants sont bien pénétrants ! ils ont l’air de jouer, ils ont entendu, ils ont vu. Oh! combien de fois cette crainte a corrompu la douceur des moments passés près de vous ! » Ne demandons pas plus que cet aveu échappé à l’un des hommes qui se piquaient le plus d’être sans préjugés : cette seule plainte mal étouffée est un hommage au devoir.
Dans sa relation avec madame d’Épinay, Grimm se présente bientôt, et avant tout, comme un guide critique et un conseiller judicieux : ce caractère chez lui, si essentiel jusque dans l’amitié, est très remarquable. « Quelle justesse dans les idées ! écrit-elle sans cesse après l’avoir entendu; quelle impartialité dans les conseils ! » Il lui trace une ligne de conduite pour réparer les torts extrêmes qu’elle s’est faits par sa légèreté et son entraînement. Il lui donne les jugements les plus sûrs et les meilleures directions à l’égard de tous ceux qui l’entourent; il l’avertit de ses défauts à elle: « Ne précipitez rien, je vous en conjure! c’est un de vos vieux défauts d’aller toujours trop vite. Ma chère amie, la nature agit lentement et imperceptiblement: elle vous a donné de beaux yeux; servez-vous-en, et agissez, je vous prie, comme elle. » Tous ses soins vont à mûrir « cette bonne tête qui a de si beaux yeux. » Madame d’Épinay, qui était surtout douée d’une droiture de sens fine et profonde, appréciait cette sûreté de tact à son prix: « Il ne me reste aucun doute lorsque M. Grimm a prononcé. » Ce caractère d’oracle est assez naturel à tous les maîtres critiques : Grimm, sous la forme polie et sous un air du monde, ne pouvait s’empêcher de le marquer dans ses paroles et dans son procédé; il aimait à donner le ton; il avait cette rigueur et cette exigence du bon sens qui va rarement sans quelque sécheresse. Ses amis, en plaisantant, l’avaient surnommé le Tyran. Malherbe, en son temps, ne s’appelait-il pas aussi le Tyran des mots et des syllabes?
l'ermitage de Rousseau à Montmorency
 
Les lettres de Grimm, qui traitent de la rupture de Rousseau à sa sortie de l’Ermitage, sont des chefs-d’oeuvre de tact, de précision, et de vue saine sur ce coeur malade. Il communique à son amie de sa perspicacité et de sa netteté de décision. Rousseau, pour se dégager de toute reconnaissance envers madame d’Épinay, affecte de la soupçonner de je ne sais quel procédé atroce et bas, de je ne sais quelle lettre anonyme qu’on a adressée à Saint-Lambert à son sujet (ndlr : Saint-Lambert venait d'être averti, probablement par Diderot, des relations entre Rousseau et sa maîtresse Sophie d'Houdetot), et il en prend occasion de lui écrire à elle une lettre injurieuse ; il y a de quoi se perdre dans ce labyrinthe de tracasseries et de noirceurs :
 
« Le mal est fait, dit Grimm; vous l’avez voulu, ma pauvre amie, quoique je vous aie toujours dit que vous en auriez du chagrin... Il est certain que cela finira par quelque diable d’aventure qu’on ne peut prévoir; je trouve que c’est déjà un très grand mal que vous soyez exposée à recevoir des lettres insultantes. On peut tout pardonner à ses amis, excepté l’insulte, parce qu’elle ne peut venir que d’un fonds de mépris... Vous n’êtes pas assez sensible aux injures, je vous l’ai souvent dit. Il faut les ressentir, et ne s’en point venger : voilà ma morale. »


Madame d’Épinay, malade de la poitrine, et qui a besoin des avis du docteur Tronchin, s’est rendue à Genève ; Grimm, retenu auprès de Diderot par un travail pressé, tarde un peu à la rejoindre ; en attendant, elle voit Voltaire alors aux Délices: « Vous avez donc dîné chez Voltaire? lui écrit Grimm. Je ne vois pas pourquoi tant résister à ses invitations; il faut tâcher d’être bien avec lui, et d’en tirer parti comme de l’homme le plus séduisant, le plus agréable et le plus célèbre de l’Europe; pourvu que vous n’en vouliez pas faire votre ami intime, tout ira bien. » On voit de quelle manière il appréciait les deux hommes de lettres les plus célèbres d’alors, et il ne connaissait pas moins bien les autres.
C’est vers ce temps (1759) que les occupations littéraires de Grimm prirent plus de place et de développement dans sa vie. Les mois qu’il avait passés à Genève auprès de la malade, et dans une intimité de chaque jour, lui semblèrent un dernier bonheur, et qui ne devait jamais se retrouver à ce degré. En homme prévoyant, il résolut, tout en cultivant l’amitié, de s’amasser des occupations pour les années toutes sérieuses et sévères ; il voulait se rendre le témoignage de n’être plus un être oisif et inutile au milieu de la société. Des propositions lui furent faites par une Cour du Nord, qu’il ne nomme point, d’entretenir une Correspondance avec elle (il fut nommé envoyé de Francfort à la ville de Paris) : 
« Cette occupation me plaît, dit-il, et me convient fort en ce qu’elle me met à portée de montrer ce qu’on sait faire. » Il dut obtenir auparavant le consentement du duc d’Orléans, de qui il dépendait encore. La Correspondance qu’il entretenait jusque-là, et qu’on a dès 1753, n’était peut-être pas en son nom, mais en celui de Raynal. Quoi qu’il en soit, il va devenir de plus en plus le critique ordinaire intérieur et le chroniqueur littéraire du siècle. La volumineuse Collection de ses feuilles, malgré les défauts et les bigarrures, malgré les morceaux de différentes mains qui y sont entrés, fait un corps d’ouvrage et mérite d’être inscrite au nom de Grimm. C’est son esprit qui en a dicté les principales parties, et il n’est pas difficile d’y suivre une pensée originale, qui ne ressemble ni à celle de La Harpe, ni à celle de Marmontel ; qui est d’un tout autre ordre, et qui ne craint pas le parallèle, en ses bons moments, avec celle de Voltaire. Je tâcherai de la bien saisir et de la rendre sensible aux lecteurs sur quelques points décisifs.
Je me permets d’insister sur Grimm; la France, ce me semble, lui doit des réparations; on ne l’a payé trop souvent de ses services et de ses talents voués à notre littérature, que par un jugement tout à fait injuste et, à certains égards, inhospitalier. 

(à suivre ici)

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