lundi 8 juillet 2019

Voltaire à la Bastille (3)


Le premier interrogatoire date du 21 mai.
Du 21 mai 1717, 10 heures du matin, François-Marie Arouet, âgé de 22 ans, originaire de Paris, n’ayant aucune profession, mais son père est payeur de MM. de la Chambre des comptes, il demeurait à Paris lorsqu’il a été arrêté et conduit dans ce château, dans une maison de la rue de la Calandre, qui a pour enseigne, le Panier-Vert et tenue en chambre garnie par le nommé Moreau...
Il est revenu de Saint-Ange, Château situé aux environs de Fontainebleau, et qui appartenait à M. de Caumartin. quelques jours après Pâques, après y avoir passé environ deux mois...
Il y avait beaucoup de personnes, mais il n’y en connaît aucune, à la réserve du sieur d’Argenteuil, qu’il croit originaire de Champagne. Il ne se souvient pas d’y avoir vu que quelques laquais qui venaient lui apporter des lettres de leurs maîtres ou de leurs maîtresses, à la réserve de l’abbé de Boissy, (Louis de Boissy fut plus tard directeur du Mercure et membre de l’Académie française) qu’il connaît pour un jeune homme qui fait des vers. Ne se souvient pas de lui avoir demandé si l’on ne disait rien de nouveau, quoique cela puisse fort bien être. Il est vrai qu’il a vu un capitaine ou un officier qui s’appelle M. de Solenne de Beauregard (Cet officier avait adressé au lieutenant-général de police d'Argenson un rapport où il avançait que Voltaire s’était vanté d’avoir composé l’inscription et les vers incriminés.) auquel il demanda s’il n’y avait rien de nouveau, et il n’y avait pas plus de quatre ou cinq jours que lui, répondant, était revenu de Saint-Ange. Ajoute qu’il demanda en effet à cet officier s’il n’y avait rien de nouveau. A quoi l’officier répondit en ces termes: On dit d’étranges choses, et on parle d’une inscription latine commençant par ces mots: Puero regnante... Beauregard lui montra sur ses tablettes une partie de ladite inscription, et demanda s’il n’était point l’auteur de cette inscription, à quoi il répartit qu’il était bien malheureux si on le soupçonnait de pareilles horreurs, qu’il y avait déjà longtemps qu’on mettait sur son compte toutes les infamies en vers et en prose qui courent la ville, mais que tous ceux qui le connaissent savent bien qu’il est incapable de pareils crimes. Ajoute encore de soi qu’il demanda au sieur de Beauregard comment il avait eu connaissance de cette partie d’inscription qu’il lut, à la vérité, sur les tablettes de cet officier telle qu’elle y était écrite, lui faisant néanmoins entendre qu’elle était tronquée, à quoi de Beauregard répondit, autant qu’il peut s’en souvenir, que cette inscription lui avait été donnée chez le sieur Dancourt, comédien, mais se souvient distinctement qu’il dit à Beauregard qu’il était bien trompé si cette inscription n’était ancienne, et faite du temps de Catherine de Médicis; ne sait pourtant pas bien précisément si ce ne fut point audit abbé de Boissy qu’il tint ce discours.
— Si, lorsque le sieur Beauregard lui parla de cette inscription il ne lui demanda pas avec un sourire si on l’avait trouvée belle?
— Il ne s’en souvient point, mais qu’il croit que non.
— S’il ne fit pas cette même réponse par rapport à d’autres vers insolents et calomnieux qui avaient été faite sur le premier prince et sur la première princesse du royaume?
— Il ne s’en souvient pas bien précisément.
— Il est vrai que Beauregard lui marqua qu’on avait mis sur le compte du répondant cette inscription, il n’est pas même impossible qu’il ne lui ait parlé de quelques vers dans le même sens; mais comme il n’a fait ni les vers ni l’inscription, que même il déteste l’une et l’autre, il ne s’est pas fort attaché à conserver l’idée de cet entretien; sur quoi il se croit obligé de nous observer que ledit officier ne se connaît pas mieux en prose qu’en vers, et qu’il n’est point versé dans les belles-lettres.
— Si la réponse qu’il fit au dernier discours ne fut pas que lui, sieur de Beauregard, avait tort de ne pas croire le répondant l’auteur de cette inscription, et de quelques-uns de ces vers, puisque c’était lui véritablement qui les avait composés pendant son absence de Paris?
— Il n’y a rien au monde de si faux.
— S’il ne dit pas encore qu’afin que M. le duc d’Orléans et les ennemis de lui, répondant, ne crussent pas que c’était lui qui avait fait cette inscription latine et ces vers exécrables, il avait quitté Paris, pendant le carnaval, pour se retirer à la campagne, où il a fait un séjour de deux mois?
— C’est la plus insigne calomnie dont il ait jamais entendu parler
 
la Bastille
Interrogé par le commissaire Isabeau, le facétieux Arouet prétend qu'il a jeté les documents compromettants dans les latrines. Et Isabeau de se rendre sur place, rue de la calandre, pour aller patauger dans les fosses d'aisance ! Ayant fait chou blanc, le malheureux officier rend ainsi compte de ses déboires à d'Argenson :
LETTRE DU COMMISSAIRE ISABEAU,

touchant les papiers prétendus jetés dans les latrines par le sieur arouet fils.

Je me suis transporté, monsieur, en la maison a été arrêté le sieur Arouet ; et la maîtresse vidangeuse, qui avait été avertie, m’y attendait à deux heures de relevée ce jourd’hui avec ses gens. J’ai trouvé refermée la fosse qu’elle avait fait ouvrir hier. Je n’ai pas jugé à propos de la faire ouvrir une seconde fois, parce qu’elle m’a assuré que cette fosse était presque pleine et surnagée d’eau : il ne s’y était néanmoins trouvé aucun papier, et que l’on ne pouvait entrer dedans. Elle m’a assuré aussi qu’elle avait descendu une chandelle dans le tuyau ; qu’elle avait remarqué qu’il était fort net ; et dans lequel il n’y avait aucun papier. Cette fosse a été rebouchée de l’ordre de la principale, que la mauvaise odeur incommodait extrêmement, et à l’occasion de quoi elle a perdu une ou plusieurs pièces de bière qui étaient dans le caveau s’est faite ladite ouverture. Il y a toute apparence que Fr. Arouet ne convient avoir jeté quelques lettres de femmes que par âcreté d’esprit et pour donner des mouvements inutiles, et que ces lettres, d’un poids fort faible, auraient se trouver sur l’eau qui surmonte la matière grossière. Néanmoins, si vous jugez, monsieur, qu’il soit à propos d’y faire rechercher, j’estime que cela ne se pourra faire sans vider entièrement les latrines. J’attendrai vos ordres à ce sujet.
21 mai 1717.
Le commissaire Ysabeau.

Toujours est-il que notre jeune homme se trouve désormais en captivité à la Bastille, et ce "jusqu'à nouvel ordre". Privé de tout, et notamment de lecture, Arouet demande qu'on lui procure "deux livres d'Homère, latin-grec", "deux mouchoirs d'indienne", "un petit bonnet", "deux cravates", "une coiffe de nuit", "une petite bouteille d'essence de geroufle" (sic).
On ne sait quasiment rien des onze mois que Voltaire passera dans cette forteresse, hormis quelques vers consacrés par le poète au récit de ce séjour.

(...)Me voici donc en ce lieu de détresse,
Embastillé, logé fort à l’étroit,
Ne dormant point, buvant chaud, mangeant froid,
Trahi de tous, même de ma maîtresse.
O Marc-René (
d'Argenson), que Caton le Censeur
Jadis dans Rome eût pris pour successeur,
O Marc-René, de qui la faveur grande
Fait ici-bas tant de gens murmurer,
Vos beaux avis m’ont fait claquemurer:
Que quelque jour le bon Dieu vous le rende!


Ainsi que ce bref témoignage adressé à son ami  Genonville en 1719 :

(...)Mais au moins de mon malheur
Je sus tirer quelque avantage.
J’appris à m’endurcir contre l’adversité
Et je me vis un courage
Que je n’attendais pas de la légèreté
Et des erreurs de mon jeune âge.


Pour sa part, le président Hénault avancera dans ses Mémoires qu'Arouet a profité de cette année de détention pour écrire son épopée intitulée la Henriade
 Un témoignage dont on peut douter, comme c'est souvent le cas des propos de Hénault.
Mais peu, les faits sont là : le Régent laissera le jeune homme se morfondre pendant près d'un an,  jusqu'à ce que le jeune Louis donne enfin l'ordre de son élargissement.


LE ROI A BERNAVILLE (gouverneur de la Bastille).
Je vous écris cette lettre de l’avis de mon oncle le duc d’Orléans, pour vous dire que mon intention est que vous mettiez en liberté le sieur Arouet que vous détenez par mon ordre dans mon château de la Bastille.
10 avril 1718.
L’intention de S. A. R. est que le sieur Arouet fils, prisonnier à la B., soit rendu libre et relégué an village de Chatenay, près Sceaux, où son père, qui a une maison de campagne, offre de l’y retenir...
(à suivre)
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mercredi 3 juillet 2019

Voltaire à la Bastille (2)


S'il est un courage qu'on ne saurait contester à Voltaire, c'est celui de l'impertinence. En d'autres temps, sans doute aurait-il incarné un très brillant bouffon du roi, capable de moqueries, de persiflages mais également des plus détestables flagorneries.
 ***
De retour à Paris en octobre 2016, le jeune Arouet ne semble hélas pas avoir tiré les leçons de ses quelques mois d'exil à Sully-sur-Loire.
A peine retrouve-t-il ses amis de Sceaux que paraît un petit pamphlet (en latin) d'une violence incroyable à l'encontre du Régent Philippe d'Orléans. Jugez-en plutôt avec cette version traduite :

Sous cet enfant qui règne, un tyran inhumain,
Fameux par le poison, l’athéisme et l’inceste,
Abuse impunément du pouvoir souverain.
Paris tremble à la voix d’un tribunal funeste,
Aux cris des malheureux on offre un cœur d’airain,
On acquitte l’État en leur perçant le sein ;
L’irrésolution, l’ignorance et la brigue
Président aux conseils de cent monstres cruels ;
Le schisme prend naissance aux pieds de nos autels.
Contre Rome s’élève une orgueilleuse ligue,
Et le peuple, incertain dans sa religion,
Suit l’étendard fatal de la rébellion.
La foi publique est violée,
Et la patrie en pleurs, victime de ses vœux,
Voit de ses propres flancs sortir le glaive affreux
Dont elle doit être immolée ;
L’injustice en triomphe exerce sa fureur.
France, il faut donc enfin que ta grandeur périsse !
Nouveaux dieux, nouveaux rois, dans ce siècle d’horreur,
Creusent dessous tes pas ton dernier précipice.
Accusé d'irréligion, d'inceste, voire des empoisonnements  dont ont été victimes certains membres de la famille royale, le Régent ne saurait rester sans réagir. Sentant la menace peser sur lui, Arouet se réfugie au mois de février 1717 chez un certain Caumartin, un ami de la famille qui vit près de Fontainebleau.
Lefebvre de Caumartin
C'est là, auprès du vieil homme, qu'Arouet se laisse aller à une nouvelle épigramme, tout aussi insultante : 

Ce n’est point le fils, c’est le père ;

C’est la fille et non point la mère ;

A cela près tout va des mieux.

Ils ont déjà fait Etéocle ;

S’il vient à perdre les deux yeux,

C’est le vrai sujet de Sophocle

Rappelons que le Régent souffrait d'une maladie des yeux, d'où l'allusion à Oedipe. Quant au sous-entendu concernant Etéocle, il s'explique par la rumeur concernant un accouchement secret de la Duchesse de Berry.
***
De retour à Paris au mois d'avril 1717, Arouet se montre discret, délaissant un temps le domicile familial pour une chambre garnie située rue de la calandre. Il a depuis peu fait connaissance d'un certain Salenne de Beauregard, officier de régiment, et du comte d'Argenteuil (et non d'Argental, comme l'orthographient certains), ami de ce dernier.
Il se livre à eux, toujours imprudent, et ignorant que ces tristes sires informent le lieutenant de police d'Argenson de ses moindres faits et gestes.
Voici le compte-rendu adressé par Beauregard aux autorités :


Mémoire instructif des discours que m’a tenus le sieur Arouet depuis qu’il est de retour de chez M. de Caumartin.


... Je le vis trois jours après chez lui, rue de la Calandre, au Panier-Vert, où il me demanda ce que l’on disait de nouveau; je lui répondis qu’il avait paru quantité d’ouvrages sur M. le duc d’Orléans et Madame, duchesse de Berry. Il se mit à rire, et me demanda si on les avait trouvés beaux; je lui ai dit que l’on y avait trouvé beaucoup d’esprit, et qu’on lui mettait tout cela sur son compte; mais que je n’en croirais rien, et qu’il n’était pas possible qu’à son âge on pût faire de pareilles choses. Il me répondit que j’avais tort de ne pas croire que c’était véritablement lui qui avait fait tous les ouvrages qui avaient paru pendant son absence: j’ai remis à M. Le Blanc tous ces ouvrages; et pour empêcher que M. le duc d’Orléans et ses ennemis crussent que c’était lui qui les avait faits, il avait quitté Paris dans le carnaval pour aller à la campagne, où il a resté deux mois avec M. de Caumartin, qui a vu le premier ses ouvrages; après quoi ils ont été envoyés à Paris. Il m’a dit que puisqu’il ne pouvait se venger de M. le duc d’Orléans d’une certaine façon, il ne l’épargnait pas dans ses satires. Je lui demandai ce que M. le duc d’Orléans lui avoit fait? Il était couché en ce moment; il se leva comme un furieux, et me répondit « Comment, vous ne savez pas ce que ce bougre-là m’a fait? il m’a exilé, parce que j’avois fait voir au public que sa Messaline de fille était une ... »

Je sortis, et y retourne le lendemain, où je retrouve M. le comte d’Argental (d'Argenteuil ?). Je sortis de mes tablettes le Puero regnante; il me demanda sur-le-champ ce que j’avais de curieux? Je l’ai montré; quand il eut vu ce que c’était: « Pour celui-là, je ne l’ai pas fait chez M. de Caumartin, mais beaucoup de temps avant que je parte. »

Deux jours après, j’ai retourné, où je trouve encore M. le comte d’Argental. Je lui dis: « Comment, mon cher ami, vous vous vantez d’avoir fait le Puero regnante, pendant que je viens de savoir d’un bon endroit que c’est un professeur des jésuites qui l’a fait! » Il prit son sérieux là-dessus, et dit qu’il ne s’embarrassait pas si je le croyais ou si je ne le croyais pas, et que les jésuites faisaient comme le geai de la fable, qu’ils empruntaient les plumes du paon pour se parer. M. le comte d’Argental était présent pendant tout cela. Il nous dit en continuant que Madame, duchesse de Berry, allait passer six mois à la Meute pour y accoucher. Il a répandu ce discours dans tout Paris, et quantité d’autres que le papier ne saurait souffrir.

Nous nous sommes souvent trouvés ensemble avec M. d’Argental, où il a tenu les mêmes discours qui sont contenus dans ce mémoire."
 
 
  -->Cette fois, c'en est trop !  Le Régent missionne aussitôt le secrétaire d'état La Vrillière afin de châtier l'insolent.C'est chose faite le lendemain.
 
LA VRILLIÈRE A D’ARGENSON.

16 mai 1717.

L’intention du Roi est que le sieur Arouet fils soit arrêté et conduit à la Bastille.  


Procès-verbal d’écrou de Voltaire.

16 mai 1717.

Ce jourd’huy 16e may 1717 est entré à la Bastille monsieur Arouet, par ordre du roy, conduit par messieurs Champie et Bazin, exempts, il avait en or six louis d’or vallant trente livres piesce, quatre piesce de cinquante souls, deux piesce de vingt-cinq souls, une piesce de dix souls, dix souls marquée, trois liard, une lorniette, une paire de cizaux, une clefes, une tablette, et quelques papiers qui ont été cachetée en sa présence, le cachet qui a cacheté les papiers leur est resté entre les mains qui est à luy et a signé Arouet.
 
Voltaire jeune
Voilà le jeune Arouet embastillé  ! Mais également convaincu que sa détention ne durera pas, puisque le jour même, il écrit le billet qui suit à son ami le Duc de Sully :

Monseigneur, M. de Basin, lieutenant de robe courte, m’est venu arrêter ce matin. Je ne puis vous en dire davantage. Je ne sais de quoi il est question. Mon innocence m’assure de votre protection. Je serai trop heureux si vous me faites l’honneur de me l’accorder. 

Sans doute imagine-t-il que l'intervention de son ami suffira à l'élargir. Mais il se trompe. Et lourdement...

(à suivre ici)
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