mercredi 26 octobre 2016

La Marche rouge par Marion Sigaut - Episode 3



Entre décembre 1749 et mars 1750, Paris va connaître pas moins de 15 mouvements de révolte.
Pour comprendre ce qui s'est réellement passé, penchons-nous une fois encore sur les ordres donnés par le Lieutenant Général Berryer aux exempts chargés de la chasse aux mendiants.
Fin mars, il écrit au commissaire Rémy : "... sa Majesté veut que tous les mendiants valides ou invalides soient reçus dans les hôpitaux ordinaires mais les différents abus qui se sont introduits dans les captures de ceux qui ont été arrêtés jusqu'à ce jour, m'ont déterminé à changer ceux qui en étaient chargés et à en choisir deux seulement entre lesquels le travail se trouvera partagé. Le sieur Leblanc, officier du guet, sera chargé de la partie de Paris qui est en deçà de la Rivière depuis le Roule jusqu'au Trosne. Le sieur Bessy, officier de Robe courte, aura toute l'autre partie depuis la Salpêtrière jusqu'aux Invalides ; par cet arrangement il n'y aura point de difficultés entr'eux sur le partage des quartiers ni sur les jours de travail (...) Quoique je leur ai beaucoup recommandé de n'arrêter personne qu'ils n'aient vu demander l'aumône, de ne point entrer dans les maisons royales, dans les lieux privilégiés, ni même d'arrêter aux portes des églises, les jours de dimanche et de fêtes, vous me ferez plaisir de leur en renouveler le souvenir et avant que de décider du sort des particuliers qu'ils conduiront chez vous, de vous assurer autant qu'il sera possible, que ce sont véritablement des mendiants..."
Une lettre troublante qui soulève bien des interrogations : pourquoi diable Berryer a-t-il été contraint de renouveler son équipe de "chasseurs" ? Et surtout, quels sont donc ces "abus" dont il se plaint auprès de Rémy ?
jeux d'enfants

Une partie de la réponse se trouve dans une autre lettre adressée quelques semaines plus tôt (début mars) à l'officier du guet Faillou : "Il s'attroupe dans les places publiques, sur les quais et dans d'autres endroits de cette ville, Monsieur des vagabonds, des libertins, des filoux, et d'autres gens sans aveu qui y jouent aux cartes ou à des jeux avec des balles de plomb, d'autres jouent au batonnet, cassent les vitres et les lanternes publiques ; comme il convient d'y remédier en faisant cesser ces désordres, vous ne manquerez pas d'y faire de temps en temps des rondes à l'effet d'en arrêter quelques-uns pour l'exemple dans chaque endroit, vous les conduirez de police en prison."
Alors que l'ordonnance royale recommandait initialement de traiter du problème des vagabonds et autres mendiants, Berryer a pris sur lui d'étendre la politique de répression aux libertins et aux filoux. Et que fit l'officier Faillou ? Pour la seule période allant du 12 mars au 14 avril, il procède à l'arrestation de 45 jeunes gens. Leur moyenne d'âge est de 15 ans...

(à suivre ici)

mercredi 19 octobre 2016

La Marche rouge par Marion Sigaut - Episode 2



Quelques mois ont passé. Nous sommes désormais en mars 1750, et comme le précise Marion Sigaut, les arrestations de jeunes vagabonds et autres mendiants se poursuivent au vu et au su de la population parisienne. L'historienne commet cependant une erreur : en effet, les exempts n'obéissent pas à une "ordonnance de Berryer" (1 min 34), mais à l'ordonnance royale que nous avons reproduite dans le précédent article. Ils agissent donc bien sur "ordre du roi".
Ce même mois, d'Argenson note d'ailleurs dans son journal :

Avec un brin de cynisme, d'Argenson pointe du doigt le véritable fléau, à savoir la pauvreté grandissante qui attire les miséreux en ville où ils sont réduits à mendier au coin des rues. 

*** 

A bien y regarder, cette ordonnance royale pose pourtant problème. Si elle condamne les mendiants à l'enfermement dans une "maison de force" (comprenez : Bicêtre ou la Salpêtrière), elle ne précise pas la durée de cet enfermement ("tant et si longuement qu'il sera jugé nécessaire").
A charge pour le Lieutenant de Police Berryer de nettoyer le linge sale !

 
 Il a très vite mis en place une équipe répressive composée d'exempts auxquels il a donné les ordres suivants (décembre 49): "arrêter... tous les mendiants valides et invalides qu'ils trouveront à Paris : mais pour qu'il ne puisse point leur être imputé d'avoir fait des captures mal à propos et sans cause, je les ai chargés de conduire chez vous (ndlr : le commissaire)... tous ceux qu'ils arrêteront, afin que vous puissiez les entendre... A l'égard des hommes mendiants valides au-dessus de 60 ans, vous les ferez conduire à l'Hôpital Saint-Louis de l'ordre du roi. Vous enverrez dans les prisons de police tous les mendiants valides au-dessus de 60 ans de même que les invalides, et quant à ce qui touche les femmes, vous les ferez conduire à St-Martin..."
Mal vus par la population parisienne, ces exempts (voir la liste ci-dessous) sont souvent pris à partie au moment des arrestations : rue du Cherche-Midi en décembre, puis rue de la Madeleine, rue de Bretagne en janvier... La liste est sans fin.
liste des chasseurs de mendiants
 A cette liste, il faut en ajouter une seconde, sorte de police parallèle dont fait état Marion Sigaut dans son intervention : celle des "chasseurs d'enfants". La voici.

 Dans ses dépositions, le caporal Emmanuel Girault confirme que "pour les enlèvements d'enfants, il a suivi les sieurs Faillou et Danguisy dans l'expédition de 26 ou 27 enfants qu'ils ont pris, qu'il était en redingote et non en uniforme."
Après quatre mois de rafles, le peuple parisien est à ce point devenu méfiant que les exempts sont contraints de se déguiser pour effectuer le sale travail... 

(à suivre ici)

jeudi 13 octobre 2016

La Marche rouge par Marion Sigaut - Episode 1


Marion Sigaut revient ici sur l'affaire des enlèvements de vagabonds et de mendiants survenue dès fin 1749 à Paris, et qui conduira aux émeutes de mai 1750.
Pour compléter son propos (désormais expurgé de ses interprétations les plus fantaisistes, celles menant à des pratiques satanistes et/ou pédophiles), on reproduira tout d'abord l'ordonnance royale de novembre 1749, celle qui mettra le feu aux poudres quelques mois plus tard.


l'ordonnance de novembre 1749


De telles ordonnances n'avaient rien d'original, et si l'on remonte quelques décennies en arrière, les déclarations royales de 1700, 1709, 1712 ou 1718 etc préconisaient déjà de réprimer un mal dont personne ne savait comment venir à bout. Un siècle plus tôt, en 1656, l'enfermement des "gens sans aveu" se pratiquait d'ailleurs dans tous les hôpitaux généraux du royaume.
***
L'exécution de cette ordonnance revenait au Lieutenant de Police, à savoir Nicolas-René Berryer, nommé à cette fonction en 1747 en lieu et place de Feydeau de Marville.

Quelques semaines après la parution de l'ordonnance (en décembre 1749, donc), d'Argenson note dans son Journal :


(à suivre ici)

lundi 10 octobre 2016

L'ancien Régime vu par Christine Tasin (2)

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Bref, comme dans les sociétés totalitaires – il nous appartiendra de dire si celle de Louis XV l’était – il y a bien plus d’indépendance et de liberté au sommet qu’à la base. Et, comme dans toute société totalitaire, il y a les « commissaires du peuple » qui cherchent à grimper dans la hiérarchie, qui règlent leurs comptes personnels en jouant de la peur, de la jalousie et, surtout, des systèmes, politique et judiciaire, parfaitement arbitraires.

Christine Tasin


On a beau jeu de dénoncer l’acharnement de Duval de Soicourt,  assesseur du lieutenant criminel, contre le Chevalier de la Barre, mais enfin, si la société, les lois, le système n’avaient pas été ce qu’ils étaient, Duval de Soicourt n’aurait pu faire condamner un homme pour n’avoir pas enlevé son chapeau devant une procession (ndlr : si Christine Tasin paraphrase Voltaire, rappelons tout de même que le délit n'était pas aussi insignifiant qu'elle le prétend. Voir ci-dessous).   

Si la monarchie n’avait pas été de droit divin, si le blasphème n’avait pas été considéré, dans ce pays catholique n’acceptant pas la liberté de conscience, comme un crime majeur, l’acte de vandalisme contre l’effigie du Christ n’aurait pas déclenché  la chasse aux sorcières et la mise en scène qui a vu tout Abbeville communier le 8 septembre 1765 dans la fureur contre les impies. Frapper une statue de bois a été considéré comme un crime de lèse-majesté divine, et son auteur comme un régicide ; c’est pourquoi le jeune d’Etallonde, qui sera considéré comme le responsable du sacrilège, sera condamné par contumace à avoir le poing coupé avant d’être brûlé à petit feu, rappelant le châtiment barbare infligé à Damiens qui avait tenté de tuer Louis XV.

C’est que le peuple du XVIIIème siècle, non instruit (merci à Condorcet, une de nos Lumières, d’avoir si bien su montrer la nécessité et l’avantage de l’école pour tous) n’a comme seul cadre de référence que la religion et ses prêtres. Pour le peuple, un blasphème ou un acte impie ne peuvent que remettre en question toute l’organisation de la société au sommet de laquelle est le roi, de droit divin.

Alors il est très facile pour Eglise et pouvoir de collaborer et de dissuader par des mises à mort spectaculaires (aussi prisées que les mises à mort par guillotine quelques années plus tard) toute remise en cause de la religion. C’est sans doute pourquoi l’Evêque d’Amiens qui avait pris comme un revers personnel l’expulsion des jésuites et veut reprendre en main ses ouailles s’engage si vite et si fortement pour réclamer la poursuite, l’identification et le châtiment, proportionné à la terrible faute, du ou des coupables. 

Peu importe si la faute ne devrait, selon la loi, qu’apporter un an de prison (ndlr : le délit de la Barre, rappelons-le, fut considéré comme un crime de lèse-majesté divine), il y a là l’occasion pour le pouvoir politique comme pour le pouvoir religieux d’une reprise en mains du peuple et un message fort envoyé à ceux qui respectent de moins en moins  l’autorité et mettent en doute l’ordre et la morale traditionnelles.     

Il y a bien, en ce dix-huitième siècle, un fanatisme et une barbarie inquiétantes, non seulement dans le peuple non instruit, mais dans les plus hautes instances et on aura beau jeu de reprocher à la révolution la Terreur, mise en scène par les mêmes ou leurs enfants, qui n’avaient connu d’autre justice, d’autre façon de gouverner. D’autant que l’arbitraire royal est total. Le roi dit « nous voulons » et l’accusé, coupable ou innocent, est condamné ou grâcié.

Il s’agit donc bien d’un système totalitaire.

Le système, monarchique et religieux, veut tout contrôler, non seulement actes et paroles, privées ou publiques, mais il veut aussi savoir ce que chacun pense dans le secret de sa conscience, et on n’aura pas d’hésitation à pratiquer la question afin d’obliger le condamné à justifier par ses aveux, fussent-ils obtenus par la torture, sa condamnation. On rappellera que le Chevalier de la Barre, comme nombre des condamnés de son époque, a reçu la question le matin de son exécution, au moment où un aveu quelconque n’aurait rien changé à sa condamnation…

Le système juridique de l’Ancien Régime est bien résumé par Max Gallo par cette formule : cette construction faite de vénalité, d’à-peu-près, de bon plaisir et de torture, qu’on appelait « la justice du roi ». Et c’est le Code Pénal, adopté en 1791, qui va chambouler complètement le système. Les juges seront élus, l’accusé aura droit à un avocat, le jugement sera public… et disparaîtront les crimes d’hérésie et de lèse-majesté poursuivis par la justice du roi. 

Les ordonnances royales, en effet, ont voulu punir et empêcher l’impiété par les peines prévues contre les blasphémateurs.

Par exemple celle de 1670 (cf wikipedia ) dont voici quelques extraits :  " En disposant dans la Grande ordonnance, que l’emprisonnement ne constituait pas une peine (à la différence de la mort ou du pilori), mais une mesure préventive en attendant un jugement ou un châtiment, Louis XIV affirmait son  droit d’enfermer « jusqu’à nouvel ordre », gêneurs et opposants. Avec, pour arme absolue, la célèbre lettre de cachet, signée de sa main et renfermant la sentence d’exil ou d’emprisonnement. Adressée à un officier, qui la remettait en main propre à l’intéressé, elle manifestait la justice personnelle du souverain. Et, parfois motivée par la seule « raison d’État », elle demeurait un synonyme d’arbitraire. Pour autant, elle faisait en général l’objet d’une enquête préalable. Cette ordonnance instaure l’usage de la question « avec réserve des preuves. La Grande ordonnance restera en vigueur jusqu’au moment de la  Révolution française. Elle est abrogée par décret par l’Assemblée constituante le 9 octobre 1789."

On évoquera en passant les monitoires, instaurés par l’ordonnance de 1670 ( wikipedia) : " Le monitoire à fin de révélations est une procédure judiciaire de l’Ancien Régime destiné à obtenir des témoignages lorsque ceux-ci s’avèrent inexistants ou non concluants dans le cadre d’un procès criminel ». Le monitoire est apparu dans le droit pénal au XVIè siècle, avant d’être précisément règlementé par l’ordonnance criminelle de 1670, en vigueur jusqu’à la Révolution. Il consiste à s’appuyer sur le clergé paroissial, principalement les curés, qui doivent à cette occasion fulminer une injonction à leurs paroissiens de témoigner sous peine d’excommunication. Demandé par le procureur du roi ou par le magistrat instructeur, mais également par les justiciables eux-mêmes, il associe donc l’Église à la justice royale, sans que le clergé puisse se dérober de ses devoirs en la matière. Il constitue un moyen de pression pour l’obtention des preuves testimoniales" .


Il y eut 3 monitoires après que le crucifix du Pont-neuf eut été écaillé. Les dimanche 18 août, 25 août et 1er septembre 1765, les curés, pendant la messe, appelèrent les fidèles à dénoncer ceux qu’ils soupçonnent d’actes impies.  

On n’oubliera pas non plus l’article 3 de l’ordonnance de 1682 qui dit clairement que impiété ou sacrilège méritent la peine de mort :  " Et s’il se trouvait à l’avenir des personnes assez méchantes pour ajouter et joindre à la superstition l’impiété ou le sacrilège, sous le prétexte d’opérations de prétendue magie, ou autres prétextes de pareille qualité, nous voulons que celles qui s’en trouveraient convaincues soient punies de mort" .

Quant à la  Déclaration de Louix XV du 16 avril 1757 qui stipule que « tous ceux qui seront convaincus d’avoir composé, fait composer et imprimer des écrits tendant à attaquer la religion, à émouvoir les esprits, à donner atteinte à notre autorité, et à troubler l’ordre et la tranquillité des Etats   seront punis de mort ; tous ceux qui auraient imprimé les dits ouvrages ; les libraires, colporteurs  et autres personnes qui les auraient répandus dans le public seront pareillement punis de mort  » elle se passe bien évidemment de tout commentaire.


Le système judiciaire est là non pas pour protéger le peuple français mais pour assurer la permanence des dogmes, religieux ou politiques, en vigueur, et le peuple n’a pas droit à la parole. L’accusé, désorienté, ne sait même de quoi on l’accuse qu’à la fin de la procédure, après avoir subi nombres interrogatoires, sans assistance d’avocat. Ni le lieutenant de police ni le juge n’ont à établir la preuve de la culpabilité de l’accusé ; la conviction du juge, des dénonciations ou  des aveux extorqués sous la torture suffisent.

On est dans le régime de l’arbitraire complet. Dans la France de Louis XV on peut subir la question,  avoir la langue arrachée et être décapité pour avoir chanté des chansons lestes, ne s’être pas découvert devant une procession sous prétexte qu’on a (ou ses proches) suscité des rancoeurs et des jalousies personnelles et que le pouvoir, au moment où tout cela arrive, veut faire un exemple pour éviter les remises en cause. Le juge a un pouvoir discrétionnaire et le roi peut tout. 

Il s’agit bien d’un système totalitaire car, si l’on peut concevoir d’autres systèmes de gouvernement que la République, la condition sine qua non pour qu’ils soient acceptables c’est qu’ils servent et le pays et le peuple et non une ou des idéologies, une ou des personnes ou castes particulières. La monarchie de droit divin, l’absence de liberté de conscience, de pensée et d’action même dans la vie privée, la licence pour la cour mais les interdits les plus féroces pour le peuple et même certains d’origine noble trop peu en cour caractérisent le règne de Louis XV comme ils caractérisent les régimes totalitaires du XXème siècle.

La Révolution est passée par là, et, pour qu’il n’y ait plus d’autres Chevalier de la Barre, elle ne s’est pas contentée de le réhabiliter, elle a inventé la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen et un véritable code pénal.

Cela n’a pas empêché les excès du XXème siècle (mais on remarquera que les totalitarismes communistes et nazis ne sont pas nés en France. Notre passé, notre héritage nous en ont-ils préservés ? ) et cela ne suffit plus à empêcher un autre totalitarisme, sournois, qui est en train de s’installer dans la France de 2013. Pour comprendre pourquoi et être capable de le repousser, il importe de bien rappeler nos valeurs, notre histoire, notre héritage : les Lumières, 1789, République et laïcité.

On rappellera, avant de développer ces trois autres points, cet extrait de la magistrale conclusion de Max Gallo à son ouvrage consacré au Chevalier de La Barre.

P 320 à 322

Douceur de vivre avant 1789 ? disent certains.

Qu’on se souvienne du chevalier de la Barre, qu’on relise Voltaire et Diderot, et on découvrira une réalité autre : la délation et la peur, la « nasse » de la police, l’inégalité partout, l’arbitraire comme principe organisateur, comme ciment social et idéologie d’Etat.

N’est-ce pas là le totalitarisme ?

Certes, des milliers d’hommes et de femmes sont entrés en « dissidence » de manière contradictoire, naïvement, comme un La Barre et, à l’autre bout, consciemment, comme un Voltaire ou un Diderot.

Mais le totalitarisme demeure. On brûle les livres de Voltaire et de Rousseau. Et Louis XVI refusera toujours de réhabiliter la Barre, c’est la Convention qui rendra à un innocent exécuté son honneur.

Sans doute aura-t-il fallu pour cela que roule la tête du souverain. Et que des milliers d’hommes succombent;

Qui pourrait accepter la mort « d’un seul » d’entre eux ou s’en féliciter ?

Mais on perd de vue cette élémentaire évidence : les Français de 1792 ou 1794 sont ceux qu’a « formés » l’Ancien Régime. S’ils ont rompu avec lui, ils en sont les fils.

S’ils fouaillent, en 1792, dans le corps des massacrés de septembre, c’est que, au lendemain, des supplices ordonnés par la justice du roi, ils allaient remuer les cendres des bûchers où ils avaient vu brûler, en grand spectacle, le chevalier de la Barre.

Si certains adhèrent à la « religiosité » révolutionnaire et aux excès qu’elle engendre,  c’est qu’un Mgr de La Motte a demandé « les derniers supplices » en ce monde pour celui qui avait « mutilé » une statue !

Ces soubassements, ils existent après le 14 juillet 1789 ou le 10 août 1792, et se prolongent des décennies durant.

Pour qu’ils soient enfin enfouis, érodés, oubliés, il fallait la proclamation des droits de l’homme et du citoyen de 1789, la réforme judiciaire de 1790. Il fallait effacer le jugement qui avait condamné le chevalier de la Barre.


dimanche 9 octobre 2016

L'ancien Régime vu par Christine Tasin (1)

Présidente de l'association Résistance républicaine, la sulfureuse et très décriée Christine Tasin est également l'auteur de l'ouvrage Qu'est-ce qu'elle vous a fait la République ?, dont voici quelques extraits.



On commencera par rappeler que l’Eglise, contrairement à ce qu’affirment Paul-Antoine Desroches et Marion Sigaut,  a été largement partie prenante de l’assassinat du Chevalier de la Barre. Comment appeler autrement la parodie de procès et l’exécution, barbare, de ce jeune homme de 19 ans qui avait commis le crime insigne de ne pas se découvrir devant une procession, celui d’avoir chanté des chansons lestes et impies et celui de lire Voltaire et Helvétius ?

(ndlr : daté du 4 juin 1766, l'arrêt du Parlement l'accuse plus exactement d'être " passé le jour de la Fête-Dieu dernière à vingt-cinq pas du Saint- Sacrement que l'on portait à la Procession des Religieux de Saint-Pierre de ladite Ville, sans ôter son chapeau qu'il avait sur sa tête, et sans se mettre à genoux (...) d'avoir proféré les blasphèmes énormes et exécrables contre Dieu", d'avoir   "donné des coups de canne à un Crucifix qui était alors placé sur le pont-neuf de ladite Ville")

D’abord en la personne de l’évêque d’Amiens, monseigneur de La Motte, qui a prononcé des « paroles de paix et d’amour  » lors de la cérémonie expiatoire qu’il avait et demandée et dirigée en réponse aux coups de couteau découverts sur la statue du Christ sur le Pont-Neuf d’Abbeville : « [Les auteurs du sacrilège] se sont rendus dignes des derniers supplices en ce monde et des peines éternelles en l’autre. »  Cette cérémonie destinée à rassembler la ville tout entière pour demander pardon de l’impiété de quelques « brebis galeuses » était bien, également, destinée, à rendre haïssables (et lourdement condamnables) le ou les auteurs présumés du vandalisme, voués, sans état d’âme aux « derniers supplices ». Entendez, la question, la langue arrachés, la décapitation et le bûcher… Et que Monseigneur de la Motte, comprenant enfin qu’il s’était mis à dos les gens les plus influents d’Abbeville, ait tenté, en vain, d’obtenir auprès du roi la grâce du chevalier de la Barre dix mois après ne change rien au rôle qu’il a joué en septembre 1765 (ndlr : concernant le rôle joué par la Motte, voyez ces quelques articles consacrés à l'affaire).  On ajoutera que le successeur de Monseigneur de la Motte, Monseigneur de Machault, en 1776, se félicitait encore de la façon dont le Chevalier de la Barre avait été supplicié dans une lettre destinée aux fidèles et lue par les curés à la messe dominicale ; la même année on remplaça le Christ du Pont-Neuf au cours d’une cérémonie grandiose, on brûla dans la foulée les œuvres de Rousseau et Voltaire, entre autres. 

Christine Tasin

On ne s’étonnera donc pas que Louis XVI n’ait pas donné suite à la demande de réhabilitation qui lui avait été faite. Il aurait ainsi attenté au dogme fondamental qui faisait du christianisme le ciment de la société et imposait l’autorité du roi. C’est donc bien parce que nous sommes dans une société dépourvue de laïcité, de séparation entre le temporel et le spirituel, entre l’Eglise et l’Etat que l’abomination a eu lieu le premier juillet 1766. Et pour obtenir la réhabilitation du Chevalier de La Barre, il faudra que soit renversé l’Ancien Régime et, avec lui, cette justice indigne. Cela sera fait en 1794, grâce à la Convention. 

Ensuite, la lutte âpre menée par l’Eglise et le pouvoir (le Roi et le Parlement) contre ceux qui menacent l’ordre établi, à savoir les Lumières, est symbolisée par la condamnation du Dictionnaire philosophique de Voltaire, condamné à être brûlé avec les pauvres restes du Chevalier de la Barre, sans que quiconque s’en émeuve dans l’Eglise ou dans l’Etat.    

Enfin on rappellera quelques vérités historiques qui expliquent pourquoi et comment l’assassinat du Chevalier de la Barre a été possible. Elles s’appellent monarchie absolue de droit divin, système juridique injuste, société fondée sur l’arbitraire et société totalitaire -et barbare- de l’Ancien régime. Tout simplement, tragiquement.

La monarchie absolue de droit divin a en effet permis et a même souhaité la condamnation et l’exécution du Chevalier de la Barre.

Tout d’abord les compétences du Parlement concernent indifféremment les finances, la religion, la police, l’enseignement… et participent à l’élaboration des lois. Et ses membres ne sont ni élus ni même nommés, ils achètent leurs charges et les transmettent à leurs descendants. Les parlementaires jouent donc un jeu paradoxal : jouant de leur influence et de leur pouvoir pour contre-balancer ou plutôt avoir l’air de menacer le pouvoir royal ils sont en fait les plus traditionnalistes, les plus attachés à ce même pouvoir royal qui leur permet d’exister. (...) Alors il y a bien un petit jeu de rivalités pour la galerie, pour préserver les egos des parlementaires,  mais Louis XV aura beau jeu de remettre au pas le Parlement qui n’aura de cesse, ensuite, que d’éviter de fâcher Versailles : «  Je ne dois de comptes à personne, en ma personne seule réside la puissance souveraine ; de moi seul mes cours tiennent leur existence et leur autorité ; à moi seul appartient le pouvoir législatif, sans dépendance et sans partage… ».  Alors les parlementaires peuvent se rebeller à l’occasion, faire pression par exemple pour que les Jésuites soient expulsés –non par sympathie pour les idées des philosophes mais par peur de la puissance de la Compagnie de Jésus dont ils craignaient l’influence et donc la concurrence auprès du roi-, il n’empêche qu’ils sont le bras droit du monarque (ndlr : qualifier le Parlement de "bras droit du monarque" peut paraître excessif, surtout quand on se penche sur l'histoire de la magistrature parisienne au XVIIIè), lui permettant d’asseoir par la force une société sans remise en cause, dont la religion est le pilier principal. Les grandes affaires qui ont mobilisé Voltaire à peu près à la même époque, Calas, Rochette, Sirven…  concernent tous des protestants, cela ne peut être un hasard. Il y a bien, en cette deuxième moitié du XVIIIème siècle, une peur bleue de voir remis en cause le catholicisme. Les idées des philosophes gagnent et font trembler le roi, les parlementaires, la petite noblesse de robe et les roturiers qui aspirent à faire partie de cette dernière.

Or, la société du XVIIIéme siècle  va mal. Tiraillée entre tradition et aspiration au changement, elle est un modèle d’hypocrisie et de paradoxes, surtout dans la classe dirigeante, qui se prétend éclairée et, par ses privilèges, au-dessus des lois. On se confesse, on prie, on communie mais en privé on hausse les épaules devant ce qui est pour certains une comédie, on se gausse même parfois de ce cérémonial et on chante entre amis des chansons impies, on se donne le genre du moderne et du tolérant dans les salons à la mode, y évoquant Voltaire et Helvétius, même dans les dîners de l’abbesse, tante du Chevalier de la Barre, qui l’a recueilli et même à la cour ! Le Parlement fait brûler De l’Esprit d’Helvetius pourtant publié en 1758 avec privilège du Roi et obtient même la révocation du Privilège. Louis XV prélève sur sa cassette personnelle une somme considérable destinée à Piron mais refuse sa grâce au bourreau le Chevalier de la Barre parce qu’il aurait récité L’Ode à Priape du même Piron…

(à suivre ici)

jeudi 6 octobre 2016

Planches de l'Encyclopédie

L'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert nous offre quelques planches cocasses, notamment quand il est question d'Histoire Naturelle.
Jugez-en plutôt !
 
la girafe  
le lion et le tigre

la panthère et le léopard
la méduse
le jocko pongo et le gibbon (presque humains...)

samedi 1 octobre 2016

Jacques Attali sur Diderot (suite)

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On savait déjà qu'il s'était inspiré de Trousson et d'autres (voir ici) pour rédiger son Diderot. Mais quand on s'appelle Jacques Attali, on ne recule décidément devant rien !



Le Point : Pourquoi une biographie de Denis Diderot, plutôt que de Voltaire ou de Rousseau, ses contemporains ? 


Jacques Attali : Pour moi, il est le plus important des trois. C'est un homme immensément intelligent, éclectique, touchant, un boulimique de travail, un puits de science, qui a bâti avec L'Encyclopédie le socle de la révolution politique, philosophique et économique de l'Europe. De plus, sa façon d'écrire des lettres d'amour me fascine. On ne peut pas, aujourd'hui, écrire des lettres d'amour sans s'inspirer des mille et une pirouettes dont il usait pour conclure ses courriers de manière tendre, sensuelle, élégante, ironique, sublime, et faire de chaque dernière phrase un chef-d'oeuvre. Enfin, la vie de Denis Diderot couvre mieux que celles de Voltaire et de Rousseau - partis de France pendant de longues périodes - l'histoire du XVIIIe siècle. De la fin du règne de Louis XIV à la veille de la Révolution française, Diderot a tout vu et tout compris, d'un monde qui s'achevait et d'un autre qui commençait. Il était un visionnaire, un précurseur, un polémiste exigeant. Libre des conventions, il refusait les compromis ( ndlr : sauf avec le lieutenant de police Berryer, en 1749, quand il s'est agi de quitter la prison de Vincennes !), défiait les grands de son temps (sauf la grande Catherine, qui fit sa fortune, et dont il accepta de taire les crimes !). Il fut emprisonné à cause de sa liberté de penser. Enfin, il a été, grâce à L'Encyclopédie, le dernier homme à maîtriser tout le savoir de son temps. Tout cela en gardant intacte sa noblesse de coeur. J'aurais aimé avoir un ami tel que lui, si drôle, si savant, si humble.

Quels sont les points communs avec notre époque ?

Ils sont nombreux. La France est alors un pays riche, mais incapable de se réformer. Les élites sont assises sur des rentes. C'est le moment où la Chine, première puissance démographique, est très puissante ; où on note de très grands progrès technologiques ; où il existe une vague de poussées démocratiques, un peu comme ce qui se passe aujourd'hui ; où, grâce aux découvertes de Bougainville et de Cook, on pense, on invente la mondialisation. Des parallèles sont évidents entre nos deux époques. La France est alors bloquée, paralysée, sa situation budgétaire est catastrophique. Raconter Diderot et son oeuvre, c'est raconter le XVIIIe siècle qui est un siècle fondamental pour comprendre qui nous sommes, aujourd'hui.


Faut-il, aujourd'hui comme à son époque, repenser l'éthique de nos sociétés et s'appuyer sur plus de solidarité et de partage ?


Oui. Quand Diderot pense droits de l'homme, il les conçoit en termes de droits et de devoirs. Ce que nous avons oublié. Avant, dans le monde religieux par exemple, nous n'avions que des devoirs (ndlr : Encore une contre-vérité. Et le droit de se reposer le dimanche dont nous parlions très récemment ?). Puis le phénomène s'est inversé et seuls nos droits furent pris en compte. Il faut un peu des deux. Nos devoirs sont les droits des générations suivantes. Diderot l'avait très bien compris. Il a conceptualisé dans L'Encyclopédie les droits et devoirs de l'homme de manière remarquable. Il y parle du colonialisme, de l'esclavage, de l'environnement, de la nécessité de protéger les cultures différentes...

Dans le même ordre d'idées, il a également inventé, magnifié et théorisé le concept d'indignation. C'est pour lui le moteur de l'histoire. Ce qui le poussera à écrire, quinze ans avant la Révolution, dans une lettre à Louis XVI, le jour de la prise de fonction du nouveau roi : "Si vous n'êtes pas capable de trancher dans l'intérêt du peuple, le peuple se servira du même couteau pour vous trancher en deux." (Mais quel est donc ce courrier auquel l'essayiste fait si souvent référence ? Je n'en ai jamais trouvé trace !) Ce concept est toujours d'une actualité extrême. Il est, là encore, un précurseur. 


Diderot, ou le bonheur de penser ! C'est quelque chose que nous n'apprenons plus aujourd'hui. Beaucoup ont peur de se remettre en question, du doute, de se confronter à eux-mêmes...


... et il y a aussi beaucoup de grands penseurs actuellement un peu partout dans le monde. La philosophie n'a jamais été aussi active, le débat intellectuel est très fort. Il faut simplement ne pas se laisser entraîner dans le vertige de la distraction et ne pas négliger la nécessité de penser, comme c'est souvent le cas. Alors que penser est une activité gratuite, valorisante, source de jouissance. Penser, c'est apprendre à avoir une vie intérieure. Penser est un bonheur. Une forme extrême d'épanouissement. Une activité humaine fondamentale qui nous distingue de l'animal. Penser est aussi un acte politique. Le droit et le devoir de penser font partie des droits et des devoirs de l'homme. Penser recoupe donc beaucoup de choses. Réfléchir. Une autre dimension de la pensée. Méditer. Une manière de se concentrer sur la pensée en soi. Lire. Pour organiser sa pensée. Écrire, faire de la musique... Toutes les occasions peuvent être des prétextes pour penser. C'était le cas pour Diderot qui cherchait sans cesse à assouvir ce bonheur de penser. En écrivant pour les autres, en polémiquant. Et comme on pense mieux à deux, soucieux d'aller plus loin dans l'exercice, il s'était inventé un double avec lequel il se confrontait. Dans deux livres non publiés de son vivant : Jacques le fataliste et Le neveu de Rameau, il parle avec cet autre lui-même qu'il a créé et se réfute. Car penser, c'est aussi assumer que l'on est contradictoire. La manière de penser de Diderot est toujours d'une grande modernité et un modèle pour l'avenir. Il est le seul philosophe des Lumières à être aussi inspirant, par ses idées comme par sa méthode, pour penser. C'est pour cela que je vais tout faire, l'année prochaine, tricentenaire de sa naissance, pour que ses cendres soient transférées au Panthéon. À côté de celles de Voltaire et de Rousseau. Pour qu'il ne soit plus oublié de l'histoire. Car nous lui devons beaucoup. Il a pensé avant d'autres les droits de l'homme, l'unité de l'espèce humaine, la mondialisation.





Dans "Le rêve de D'Alembert", Diderot écrit : "Tous les êtres circulent les uns dans les autres. Tout est un flux perpétuel..." N'est-ce pas ça, justement, le génie, de savoir prendre en compte cette réalité pour penser à partir de là le monde autrement ? 


Le génie de Diderot a été sa folle audace scientifique et de comprendre avant Lavoisier, Darwin... que tout se conserve, tout se garde, que l'esprit et la matière forment un tout. Il est très discret là-dessus, mais en réalité il ne pense qu'à ça. Il est athée, mais il croit que l'esprit survit après la mort, qu'il existe une continuité de la conscience humaine et une force de l'esprit qui nous dépasse. C'est ce que l'on retrouve aussi chez les bouddhistes, chez Teilhard de Chardin. Diderot a une immense foi dans l'esprit. Pour lui, c'est la seule chose qui soit éternelle. Dieu pour lui, c'est l'esprit. 


Et pour vous ? Êtes-vous croyant ? Quelle est la place de la spiritualité dans votre vie ? 


Je suis croyant. Il y a beaucoup de clés du royaume, beaucoup de voies. Pour moi, la spiritualité, c'est une manière de dialoguer avec l'invisible, de comprendre les forces que l'on a en soi, qui nous dépassent et qui nous relient aux autres. D'une certaine façon, Dieu, pour moi, c'est la réunion des étincelles de bien qui existent en chaque être humain. La spiritualité aide à transcender les étincelles de mal qui existent également dans l'être, et à encourager, affermir, consolider le bien.



En ouverture de votre livre, ces mots de Diderot à Voltaire : "Il faut travailler, il faut-être utile"... Est-ce pour vous le sens de la vie ?


Diderot dit ces mots dans une lettre à Voltaire en refusant son invitation à dîner (ndlr : Une erreur, sans doute ? Cette lettre date de 1758. Voltaire se trouve alors à Ferney, et Diderot à Paris. Et le ton de la lettre n'a rien d'amical, croyez-moi). "Il vient un temps où toutes les cendres sont mêlées. Alors, que m'importera d'avoir été Voltaire ou Diderot et que ce soient vos trois syllabes ou les trois miennes qui restent. Il faut travailler, il faut être utile." Cette maxime me va très bien.


Que souhaitez-vous transmettre à vos enfants que vous avez appris de Diderot en le fréquentant ainsi ? 


Le travail, la curiosité et le rire. 


Votre définition du bonheur ? 


Avoir le privilège d'aider au bonheur des autres.


Vos clés du bonheur en pratique ?


Trouver toutes les occasions possibles d'être utile au bonheur des autres.