Bref, comme dans les sociétés totalitaires – il nous appartiendra de dire si celle de Louis XV l’était – il y a bien plus d’indépendance et de liberté au sommet qu’à la base. Et, comme dans toute société totalitaire, il y a les « commissaires du peuple » qui cherchent à grimper dans la hiérarchie, qui règlent leurs comptes personnels en jouant de la peur, de la jalousie et, surtout, des systèmes, politique et judiciaire, parfaitement arbitraires.
Christine Tasin |
On a beau jeu de dénoncer l’acharnement de Duval de
Soicourt, assesseur du lieutenant criminel, contre le Chevalier de la
Barre, mais enfin, si la société, les lois, le système n’avaient pas été ce
qu’ils étaient, Duval de Soicourt n’aurait pu faire condamner un homme pour
n’avoir pas enlevé son chapeau devant une procession (ndlr : si Christine Tasin paraphrase Voltaire, rappelons tout de même que le délit n'était pas aussi insignifiant qu'elle le prétend. Voir ci-dessous).
Si la monarchie n’avait pas été de droit divin, si le
blasphème n’avait pas été considéré, dans ce pays catholique n’acceptant pas la
liberté de conscience, comme un crime majeur, l’acte de vandalisme contre
l’effigie du Christ n’aurait pas déclenché la chasse aux sorcières et la
mise en scène qui a vu tout Abbeville communier le 8 septembre 1765 dans la
fureur contre les impies. Frapper une statue de bois a été considéré comme un
crime de lèse-majesté divine, et son auteur comme un régicide ; c’est pourquoi
le jeune d’Etallonde, qui sera considéré comme le responsable du sacrilège,
sera condamné par contumace à avoir le poing coupé avant d’être brûlé à petit
feu, rappelant le châtiment barbare infligé à Damiens qui avait tenté de tuer
Louis XV.
C’est que le peuple du XVIIIème siècle, non
instruit (merci à Condorcet, une de nos Lumières, d’avoir si bien su montrer la
nécessité et l’avantage de l’école pour tous) n’a comme seul cadre de référence
que la religion et ses prêtres. Pour le peuple, un blasphème ou un acte impie
ne peuvent que remettre en question toute l’organisation de la société au
sommet de laquelle est le roi, de droit divin.
Alors il est très facile pour Eglise et pouvoir de
collaborer et de dissuader par des mises à mort spectaculaires (aussi prisées
que les mises à mort par guillotine quelques années plus tard) toute remise en
cause de la religion. C’est sans doute pourquoi l’Evêque d’Amiens qui avait
pris comme un revers personnel l’expulsion des jésuites et veut reprendre en
main ses ouailles s’engage si vite et si fortement pour réclamer la poursuite,
l’identification et le châtiment, proportionné à la terrible faute, du ou des
coupables.
Peu importe si la faute ne devrait, selon la loi,
qu’apporter un an de prison (ndlr : le délit de la Barre, rappelons-le, fut considéré comme un crime de lèse-majesté divine), il y a là l’occasion pour le pouvoir politique
comme pour le pouvoir religieux d’une reprise en mains du peuple et un message
fort envoyé à ceux qui respectent de moins en moins l’autorité et mettent
en doute l’ordre et la morale traditionnelles.
Il y a bien, en ce dix-huitième siècle, un fanatisme et une
barbarie inquiétantes, non seulement dans le peuple non instruit, mais dans les
plus hautes instances et on aura beau jeu de reprocher à la révolution la
Terreur, mise en scène par les mêmes ou leurs enfants, qui n’avaient connu
d’autre justice, d’autre façon de gouverner. D’autant que l’arbitraire royal
est total. Le roi dit « nous voulons » et l’accusé, coupable ou
innocent, est condamné ou grâcié.
Il s’agit donc bien d’un système totalitaire.
Le système, monarchique et religieux, veut tout contrôler,
non seulement actes et paroles, privées ou publiques, mais il veut aussi savoir
ce que chacun pense dans le secret de sa conscience, et on n’aura pas
d’hésitation à pratiquer la question afin d’obliger le condamné à justifier par
ses aveux, fussent-ils obtenus par la torture, sa condamnation. On rappellera
que le Chevalier de la Barre, comme nombre des condamnés de son époque, a reçu
la question le matin de son exécution, au moment où un aveu quelconque n’aurait
rien changé à sa condamnation…
Le système juridique de l’Ancien Régime est bien résumé par
Max Gallo par cette formule : cette construction faite de vénalité, d’à-peu-près,
de bon plaisir et de torture, qu’on appelait « la justice du roi ».
Et c’est le Code Pénal, adopté en 1791, qui va chambouler complètement le
système. Les juges seront élus, l’accusé aura droit à un avocat, le jugement
sera public… et disparaîtront les crimes d’hérésie et de lèse-majesté
poursuivis par la justice du roi.
Les ordonnances royales, en effet, ont voulu punir et
empêcher l’impiété par les peines prévues contre les blasphémateurs.
Par exemple celle de 1670 (cf wikipedia ) dont voici
quelques extraits : " En disposant
dans la Grande ordonnance, que l’emprisonnement ne constituait pas une peine (à
la différence de la mort ou du pilori), mais une mesure préventive en attendant
un jugement ou un châtiment, Louis XIV affirmait son droit d’enfermer
« jusqu’à nouvel ordre », gêneurs et opposants. Avec, pour arme
absolue, la célèbre lettre de cachet, signée de sa main et renfermant la
sentence d’exil ou d’emprisonnement. Adressée à un officier, qui la remettait
en main propre à l’intéressé, elle manifestait la justice personnelle du
souverain. Et, parfois motivée par la seule « raison d’État », elle
demeurait un synonyme d’arbitraire. Pour autant, elle faisait en général
l’objet d’une enquête préalable. Cette ordonnance instaure l’usage de la question « avec
réserve des preuves. La Grande ordonnance restera en vigueur jusqu’au moment de
la Révolution française. Elle est abrogée par décret par
l’Assemblée constituante le 9 octobre 1789."
On évoquera en passant les monitoires, instaurés par l’ordonnance
de 1670 ( wikipedia) : " Le monitoire
à fin de révélations est une procédure judiciaire de l’Ancien
Régime destiné à obtenir des témoignages lorsque ceux-ci s’avèrent
inexistants ou non concluants dans le cadre d’un procès criminel ».
Le monitoire est apparu dans le droit pénal au XVIè siècle,
avant d’être précisément règlementé par l’ordonnance criminelle de 1670, en
vigueur jusqu’à la Révolution. Il consiste à s’appuyer sur le clergé
paroissial, principalement les curés, qui doivent à cette occasion
fulminer une injonction à leurs paroissiens de témoigner sous peine
d’excommunication. Demandé par le procureur du roi ou par
le magistrat instructeur, mais également par les justiciables eux-mêmes,
il associe donc l’Église à la justice royale, sans que le clergé puisse se
dérober de ses devoirs en la matière. Il constitue un moyen de pression pour
l’obtention des preuves testimoniales" .
Il y eut 3 monitoires après que le crucifix du Pont-neuf
eut été écaillé. Les dimanche 18 août, 25 août et 1er septembre
1765, les curés, pendant la messe, appelèrent les fidèles à dénoncer ceux
qu’ils soupçonnent d’actes impies.
On n’oubliera pas non plus l’article 3 de l’ordonnance de 1682 qui dit
clairement que impiété ou sacrilège méritent la peine de mort : " Et s’il se trouvait à l’avenir des personnes assez
méchantes pour ajouter et joindre à la superstition l’impiété ou le sacrilège,
sous le prétexte d’opérations de prétendue magie, ou autres prétextes de
pareille qualité, nous voulons que celles qui s’en trouveraient convaincues
soient punies de mort" .
Quant à la Déclaration de Louix XV du 16 avril 1757
qui stipule que « tous ceux qui seront
convaincus d’avoir composé, fait composer et imprimer des écrits tendant à
attaquer la religion, à émouvoir les esprits, à donner atteinte à notre
autorité, et à troubler l’ordre et la tranquillité des Etats seront
punis de mort ; tous ceux qui auraient imprimé les dits ouvrages ; les
libraires, colporteurs et autres personnes qui les auraient répandus dans
le public seront pareillement punis de mort » elle se passe
bien évidemment de tout commentaire.
Le système judiciaire est là non pas pour protéger le
peuple français mais pour assurer la permanence des dogmes, religieux ou
politiques, en vigueur, et le peuple n’a pas droit à la parole. L’accusé,
désorienté, ne sait même de quoi on l’accuse qu’à la fin de la procédure, après
avoir subi nombres interrogatoires, sans assistance d’avocat. Ni le lieutenant
de police ni le juge n’ont à établir la preuve de la culpabilité de l’accusé ;
la conviction du juge, des dénonciations ou des aveux extorqués sous la
torture suffisent.
On est dans le régime de l’arbitraire complet. Dans la
France de Louis XV on peut subir la question, avoir la langue arrachée et
être décapité pour avoir chanté des chansons lestes, ne s’être pas découvert
devant une procession sous prétexte qu’on a (ou ses proches) suscité des
rancoeurs et des jalousies personnelles et que le pouvoir, au moment où tout
cela arrive, veut faire un exemple pour éviter les remises en cause. Le juge a
un pouvoir discrétionnaire et le roi peut tout.
Il s’agit bien d’un système totalitaire car, si l’on peut
concevoir d’autres systèmes de gouvernement que la République, la condition
sine qua non pour qu’ils soient acceptables c’est qu’ils servent et le pays et
le peuple et non une ou des idéologies, une ou des personnes ou castes particulières.
La monarchie de droit divin, l’absence de liberté de conscience, de pensée et
d’action même dans la vie privée, la licence pour la cour mais les interdits
les plus féroces pour le peuple et même certains d’origine noble trop peu en
cour caractérisent le règne de Louis XV comme ils caractérisent les régimes
totalitaires du XXème siècle.
La Révolution est passée par là, et, pour qu’il n’y ait
plus d’autres Chevalier de la Barre, elle ne s’est pas contentée de le
réhabiliter, elle a inventé la Déclaration
des Droits de l’homme et du citoyen et un véritable code pénal.
Cela n’a pas empêché les excès du XXème siècle
(mais on remarquera que les totalitarismes communistes et nazis ne sont pas nés
en France. Notre passé, notre héritage nous en ont-ils préservés ? ) et cela ne
suffit plus à empêcher un autre totalitarisme, sournois, qui est en train de
s’installer dans la France de 2013. Pour comprendre pourquoi et être capable de
le repousser, il importe de bien rappeler nos valeurs, notre histoire, notre
héritage : les Lumières, 1789, République et laïcité.
On rappellera, avant de développer ces trois autres points,
cet extrait de la magistrale conclusion de Max Gallo à son ouvrage consacré au Chevalier de La Barre.
P 320 à 322
Douceur de vivre avant
1789 ? disent certains.
Qu’on se souvienne du
chevalier de la Barre, qu’on relise Voltaire et Diderot, et on découvrira une
réalité autre : la délation et la peur, la « nasse » de la police,
l’inégalité partout, l’arbitraire comme principe organisateur, comme ciment
social et idéologie d’Etat.
N’est-ce pas là le
totalitarisme ?
Certes, des milliers
d’hommes et de femmes sont entrés en « dissidence » de manière
contradictoire, naïvement, comme un La Barre et, à l’autre bout, consciemment,
comme un Voltaire ou un Diderot.
Mais le totalitarisme
demeure. On brûle les livres de Voltaire et de Rousseau. Et Louis XVI refusera
toujours de réhabiliter la Barre, c’est la Convention qui rendra à un innocent
exécuté son honneur.
Sans doute aura-t-il
fallu pour cela que roule la tête du souverain. Et que des milliers d’hommes
succombent;
Qui pourrait accepter
la mort « d’un seul » d’entre eux ou s’en féliciter ?
Mais on perd de vue
cette élémentaire évidence : les Français de 1792 ou 1794 sont ceux qu’a
« formés » l’Ancien Régime. S’ils ont rompu avec lui, ils en sont les
fils.
S’ils fouaillent, en
1792, dans le corps des massacrés de septembre, c’est que, au lendemain, des
supplices ordonnés par la justice du roi, ils allaient remuer les cendres des
bûchers où ils avaient vu brûler, en grand spectacle, le chevalier de la Barre.
Si certains adhèrent à
la « religiosité » révolutionnaire et aux excès qu’elle
engendre, c’est qu’un Mgr de La Motte a demandé « les
derniers supplices » en ce monde pour celui qui avait « mutilé »
une statue !
Ces soubassements, ils
existent après le 14 juillet 1789 ou le 10 août 1792, et se prolongent des
décennies durant.
Pour qu’ils soient
enfin enfouis, érodés, oubliés, il fallait la proclamation des droits de
l’homme et du citoyen de 1789, la réforme judiciaire de 1790. Il fallait
effacer le jugement qui avait condamné le chevalier de la Barre.
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