vendredi 16 octobre 2015

Le commerce des grains au XVIIIè siècle (1)

 Le passage ci-dessous est extrait de La construction de l'état moderne en Europe, essai de l'historien américain Hilton Root.
 
Hilton Root

Dans l'étude la plus complète dont nous disposions sur le commerce des grains en France, Steven Kaplan expose que la royauté a été incapable de garder une ligne politique cohérente en ce qui concerne les grains. Sa politique oscillait entre « le principe de marché » ou marché libre et « le marché ». Le « principe de marché » implique des échanges de nature privée, l'absence de police des marchés et la liberté de choisir le lieu des transactions. Le succès de ce système se mesure en profits. A l'opposé, « le marché » est un lieu public, surveillé de près par les agents du gouvernement ; acteurs et produits y sont concentrés sur des emplacements définis où ils sont soumis à la surveillance des pouvoirs publics. Son succès se mesure en termes de tranquillité publique. En temps normal, le gouvernement intervenait rarement mais, pour assurer l'approvisionnement en temps de disette, les principes paternalistes revenaient à grands pas. Selon Kaplan, le gouvernement avait pour objectif, en édictant ses règlements,

« d'arrêter des voies d'approvisionnement bien définies et de les garder ouvertes à tout prix. il entend que les grains soient mis en circulation aussi rapidement que possible, qu'ils circulent de façon visible et qu'ils soient introduits sur le marché pour être vendus sans délai, au vu de tous et à un prix raisonnable, par l'entremise du minimum d'intermédiaires» .

L'échec de la libéralisation de l'approvisionnement sous Louis XV et ses causes.


Sur le marché, les mois d'avril, mai et juin suscitaient les plus grandes appréhensions. Des rumeurs de pénurie ou d'accaparement pouvaient susciter des manifestations ou faire monter les prix. On attendait aussi des troubles en septembre sur des rumeurs de mauvaises récoltes qui pouvaient faire craindre des stockages abusifs. La menace d'une mauvaise récolte était de nature à provoquer une crise, chaque ville voyant des rivaux dans les acheteurs des villes voisines et restreignant donc l'accès de ceux-ci à sa propre zone d'approvisionnement. On commençait donc par décider que tous grains seraient vendus sur le marché public : les marchands n'étaient pas autorisés à acheter le grain directement à la ferme. Ensuite la ville imposerait des passeports aux marchands, refusant l'accès à leurs marchés à ceux qui venaient de l'extérieur. Pour rendre le système étanche, chaque transport de grains devait être doté d'une lettre d'accompagnement spécifiant l'origine de la marchandise. Le grain acheté illégalement pouvait être confisqué.

Au 17e siècle, les pénuries pouvaient se solder par des famines et une mortalité accrue. Mais, vers le milieu du 18e siècle, les capacités de transport s'étant considérablement développées, il en résultait un commerce accru, de sorte que les pénuries ne débouchaient plus nécessairement sur des crises de subsistances. En outre, les intendants échangeaient leurs informations sur les récoltes, pouvaient ainsi anticiper la pénurie ou la pléthore et prendre les arrangements nécessaires pour éviter les crises. On dressait sur chaque marché du royaume, dans des « mercuriales », un état des prix pratiqués pour les grains. La meilleure intégration des marchés, leur extension à des zones plus vastes et la plus grande liberté de commercer étaient de loin les facteurs les plus importants de l'élimination des famines. Cependant, lorsque la disette était imminente, les intendants se trouvaient souvent devant des responsables municipaux plus soucieux de l'approvisionnement local que des priorités nationales. En temps de disette extrême, les municipalités allaient essayer de restreindre l'accès à leurs propres réserves de grains, soutenues en cela par le parlement de la province, de sorte que la menace de disette dressait souvent les régions les unes contre les autres. Défenseurs des prérogatives locales, les parlements étaient en tête des groupes qui s'opposaient à la volonté qu'avait la royauté de maintenir un commerce des grains aussi national et libre que possible. Les parlements prenaient souvent des positions hypocrites, prisant hautement la liberté du commerce des grains mais refusant d'enregistrer les actes législatifs promulgués à cet effet à Paris. Cette discordance entre leurs déclarations et leurs actes tenait à leur manière bornée de défendre les prérogatives locales et aussi à leur résistance devant l'extension du pouvoir de l'administration royale. Les parlements entendaient que les décisions concernant le commerce des grains dans la ville ou la région de leur juridiction fussent prises par les autorités locales. Lorsqu'ils prenaient position contre le libre commerce, ils pouvaient se présenter en défenseurs des intérêts de leur province. D'autre part, une pénurie risquant de coaliser les élites de la ville et les masses, on pouvait s'attendre à voir les intendants céder à leurs demandes. C'est pourquoi le système national de libre commerce que la royauté essayait de mettre sur pied risquait de se dénaturer dès qu'il y avait crise.

A l'exception de l'hiver 1709, la France du 18e siècle produisait probablement assez de subsistances pour nourrir toute sa population. Cependant la famine restait menaçante à cause des capacités limitées de transport, à cause aussi de l'imperfection des marchés due trop souvent aux interférences des arrêtés pris localement.
Halle au blé, 1786


L'action en faveur du commerce des farines


Au milieu du 18e siècle, un groupe d'économistes - les physiocrates - recommanda à la royauté de prendre des mesures pour développer le commerce des farines. En encourageant l'installation de minoteries, la royauté pensa favoriser l'apparition de techniques modernes et mieux protéger Paris ainsi que les capitales de province contre de futures crises de subsistances, comme le prévoyaient les physiocrates. Encourager le commerce des farines, pensaient-ils, développerait l'offre domestique et favoriserait l'extension géographique du commerce, la farine étant moins chère à transporter que le grain. Ce commerce accroîtrait en outre les réserves disponibles pour une consommation immédiate et éliminerait de nombreux intermédiaires. Cependant, ce fut seulement dans la région de Paris que le commerce de la farine prit le pas sur celui des grains. Les efforts déployés pour en encourager le développement partout ailleurs dans le royaume furent apparemment vains parce que producteurs, intermédiaires, boulangers, et surtout meuniers ne voulurent pas prendre le risque d'engager les capitaux nécessaires pour développer les moulins ainsi que les capacités de conservation et de stockage de la farine. C'étaient sans doute les meuniers qui avaient à faire face aux investissements initiaux les plus importants. Il y a également selon moi une raison supplémentaire à cet échec, qui vaut aussi bien pour les détenteurs de grains que de farine: l'incapacité du gouvernement à maîtriser les mouvements de révolte et de panique. Les marchands craignaient qu'en période de prix élevés les émeutiers ou les agents du gouvernement ne fissent main basse sur la marchandise en stock - grain ou farine -. En outre, le gouvernement français inclinant à protéger de la concurrence certains grands négociants qui avaient sa préférence, les autres ne montraient aucun empressement à faire les importants investissements requis à moins d'être sûrs de bénéficier d'une protection similaire. Devant cette politique gouvernementale de limitation de la concurrence, les marchands isolés, réduits à leur propre initiative, répugnaient à investir dans les capacités de meunerie accrues que requérait le commerce des farines. 

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