Le passage ci-dessous est extrait de La construction de l'état moderne en Europe, essai de l'historien américain Hilton Root.
Dans l'étude la plus complète dont nous disposions sur le commerce des grains
en France, Steven Kaplan expose que la royauté a été incapable de garder une
ligne politique cohérente en ce qui concerne les grains. Sa politique oscillait entre
« le principe de marché » ou marché libre et « le marché ». Le « principe de marché
» implique des échanges de nature privée, l'absence de police des marchés
et la liberté de choisir le lieu des transactions. Le succès de ce système se mesure en
profits. A l'opposé, « le marché » est un lieu public, surveillé de près par les agents
du gouvernement ; acteurs et produits y sont concentrés sur des emplacements
définis où ils sont soumis à la surveillance des pouvoirs publics. Son succès se
mesure en termes de tranquillité publique. En temps normal, le gouvernement
intervenait rarement mais, pour assurer l'approvisionnement en temps de disette,
les principes paternalistes revenaient à grands pas. Selon Kaplan, le gouvernement
avait pour objectif, en édictant ses règlements,
« d'arrêter des voies d'approvisionnement bien définies et de les garder ouvertes à tout prix. il entend que les grains soient mis en circulation aussi rapidement que possible, qu'ils circulent de façon visible et qu'ils soient introduits sur le marché pour être vendus sans délai, au vu de tous et à un prix raisonnable, par l'entremise du minimum d'intermédiaires» .
L'échec de la libéralisation de l'approvisionnement sous Louis XV et ses causes.
Sur le marché, les mois d'avril, mai et juin suscitaient les plus grandes appréhensions.
Des rumeurs de pénurie ou d'accaparement pouvaient susciter des manifestations
ou faire monter les prix. On attendait aussi des troubles en septembre
sur des rumeurs de mauvaises récoltes qui pouvaient faire craindre des stockages
abusifs. La menace d'une mauvaise récolte était de nature à provoquer une crise,
chaque ville voyant des rivaux dans les acheteurs des villes voisines et restreignant
donc l'accès de ceux-ci à sa propre zone d'approvisionnement. On commençait
donc par décider que tous grains seraient vendus sur le marché public : les marchands
n'étaient pas autorisés à acheter le grain directement à la ferme. Ensuite
la ville imposerait des passeports aux marchands, refusant l'accès à leurs marchés
à ceux qui venaient de l'extérieur. Pour rendre le système étanche, chaque transport
de grains devait être doté d'une lettre d'accompagnement spécifiant l'origine
de la marchandise. Le grain acheté illégalement pouvait être confisqué.
Au 17e siècle, les pénuries pouvaient se solder par des famines et une mortalité
accrue. Mais, vers le milieu du 18e siècle, les capacités de transport s'étant
considérablement développées, il en résultait un commerce accru, de sorte que
les pénuries ne débouchaient plus nécessairement sur des crises de subsistances. En outre, les intendants échangeaient leurs informations sur les récoltes,
pouvaient ainsi anticiper la pénurie ou la pléthore et prendre les arrangements
nécessaires pour éviter les crises. On dressait sur chaque marché du royaume,
dans des « mercuriales », un état des prix pratiqués pour les grains. La meilleure
intégration des marchés, leur extension à des zones plus vastes et la plus grande
liberté de commercer étaient de loin les facteurs les plus importants de l'élimination
des famines. Cependant, lorsque la disette était imminente, les intendants
se trouvaient souvent devant des responsables municipaux plus soucieux de
l'approvisionnement local que des priorités nationales. En temps de disette
extrême, les municipalités allaient essayer de restreindre l'accès à leurs propres
réserves de grains, soutenues en cela par le parlement de la province, de sorte
que la menace de disette dressait souvent les régions les unes contre les autres.
Défenseurs des prérogatives locales, les parlements étaient en tête des groupes
qui s'opposaient à la volonté qu'avait la royauté de maintenir un commerce
des grains aussi national et libre que possible. Les parlements prenaient souvent
des positions hypocrites, prisant hautement la liberté du commerce des grains
mais refusant d'enregistrer les actes législatifs promulgués à cet effet à Paris. Cette
discordance entre leurs déclarations et leurs actes tenait à leur manière bornée
de défendre les prérogatives locales et aussi à leur résistance devant l'extension
du pouvoir de l'administration royale. Les parlements entendaient que les décisions
concernant le commerce des grains dans la ville ou la région de leur
juridiction fussent prises par les autorités locales. Lorsqu'ils prenaient position
contre le libre commerce, ils pouvaient se présenter en défenseurs des intérêts
de leur province. D'autre part, une pénurie risquant de coaliser les élites de
la ville et les masses, on pouvait s'attendre à voir les intendants céder à leurs
demandes. C'est pourquoi le système national de libre commerce que la royauté
essayait de mettre sur pied risquait de se dénaturer dès qu'il y avait crise.
A l'exception de l'hiver 1709, la France du 18e siècle produisait probablement
assez de subsistances pour nourrir toute sa population. Cependant la famine restait
menaçante à cause des capacités limitées de transport, à cause aussi de l'imperfection
des marchés due trop souvent aux interférences des arrêtés pris localement.
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Halle au blé, 1786 |
L'action en faveur du commerce des farines
Au milieu du 18e siècle, un groupe d'économistes - les physiocrates -
recommanda à la royauté de prendre des mesures pour développer le commerce
des farines. En encourageant l'installation de minoteries, la royauté pensa favoriser
l'apparition de techniques modernes et mieux protéger Paris ainsi que les
capitales de province contre de futures crises de subsistances, comme le prévoyaient
les physiocrates. Encourager le commerce des farines, pensaient-ils,
développerait l'offre domestique et favoriserait l'extension géographique du commerce,
la farine étant moins chère à transporter que le grain. Ce commerce accroîtrait
en outre les réserves disponibles pour une consommation immédiate et
éliminerait de nombreux intermédiaires. Cependant, ce fut seulement dans la
région de Paris que le commerce de la farine prit le pas sur celui des grains.
Les efforts déployés pour en encourager le développement partout ailleurs dans
le royaume furent apparemment vains parce que producteurs, intermédiaires,
boulangers, et surtout meuniers ne voulurent pas prendre le risque d'engager
les capitaux nécessaires pour développer les moulins ainsi que les capacités de
conservation et de stockage de la farine. C'étaient sans doute les meuniers qui
avaient à faire face aux investissements initiaux les plus importants. Il y a également
selon moi une raison supplémentaire à cet échec, qui vaut aussi bien pour
les détenteurs de grains que de farine: l'incapacité du gouvernement à maîtriser
les mouvements de révolte et de panique. Les marchands craignaient qu'en
période de prix élevés les émeutiers ou les agents du gouvernement ne fissent
main basse sur la marchandise en stock - grain ou farine -. En outre, le gouvernement
français inclinant à protéger de la concurrence certains grands négociants
qui avaient sa préférence, les autres ne montraient aucun empressement
à faire les importants investissements requis à moins d'être sûrs de bénéficier
d'une protection similaire. Devant cette politique gouvernementale de limitation
de la concurrence, les marchands isolés, réduits à leur propre initiative,
répugnaient à investir dans les capacités de meunerie accrues que requérait le
commerce des farines.
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