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vendredi 16 janvier 2015

Voltaire au secours de Charlie...

S'il est truffé d'approximations, l'article de Guy Konopnicki (paru ce jour dans Marianne) prouve qu'un très méchant homme peut écrire une oeuvre très profitable !
D'ailleurs, les ventes de son Traité sur la Tolérance explosent aujourd'hui en librairie...
Pour redécouvrir l'homme Voltaire, on relira l'intéressant ouvrage de Michel Cuny :  Voltaire, l'or au prix du sang (les textes reproduits le sont avec l'autorisation de l'auteur).

vendredi 6 décembre 2013

Michel Cuny : Voltaire, l'or au prix du sang (3)

À François-Augustin de Moncrif, le 24 [septembre 1723] :
« Dites, je vous en prie, à M. d’Argenson que je suis bien ennuyé de le voir lieutenant de police. J’ai pourtant besoin de lui car il faudra qu’il mette bientôt son nom au bas de Marianmne. J’ai encore plus besoin de son approbation que de sa signature. » 

Ce comte d’Argenson, plus jeune que Voltaire de deux années et son ancien condisciple au collège Louis-le-Grand alors tenu par les jésuites, était devenu lieutenant général de police à l’âge de 24 ans, en 1720, date à laquelle son père, le marquis d’Argenson, avait lui-même mis fin à une carrière qui avait également fait de lui un lieutenant général de police (1697-1718), créateur de la première véritable police politique de France et réorganisateur du fameux système des “lettres de cachet”. Pour finir, il avait été nommé président du conseil des Finances et garde des Sceaux… Parmi les attributions du lieutenant général de police figurait le contrôle des activités de librairie… Mais Voltaire ne pouvait pas encore imaginer qu’en la personne du comte d’Argenson, il tenait le futur ministre de la Guerre (1743-1757), l’homme le mieux placé pour choisir les munitionnaires.
Et puis il y a encore un petit supplément, puisque le comte avait un frère, élève lui aussi à Louis-le-Grand, du même âge exactement que Voltaire. Ce marquis seconde génération serait une vingtaine d’années plus tard ministre des Affaires étrangères (1744-1747), c’est-à-dire le principal responsable français de tractations internationales qui toucheront le coeur même du développement de la fortune personnelle de Voltaire.
le marquis d'Argenson, ami de Voltaire
 Enfin, pour revenir à la lettre de septembre 1723, soulignons que le poète ne tardera pas à expérimenter ce fait que l’approbation (privée) d’un responsable en ce qui concerne les qualités intrinsèques (ou idéologiquement utilisables) d’une oeuvre littéraire peut très bien ne pas s’accorder avec les décisions (publiques) qu’il est amené à prendre à son endroit, et vogue la lettre de cachet…, avec en ligne de mire la forteresse de la Bastille.
À la marquise de Bernières, [vers le 10 juillet 1724] :
« M. de Richelieu ira à Vienne au mois de novembre. » 
Ce Richelieu-là est le petit-neveu du cardinal de même nom. Lui aussi il est un ancien du collège Louis-le-Grand. Il a deux ans de moins que Voltaire, et c’est le futur maréchal de France (1748) qu’il faudra à celui-ci. Il a été dûment formé à la guerre par le… maréchal de Villars, et ceci dès son plus jeune âge (1712-1713 ; il avait donc seize et dix-sept ans). Il ne cessera de rendre tous les services possibles au philosophe, y compris en lui empruntant des sommes énormes qu’il ne sera à peu près jamais en situation de rétribuer aux dates convenues, ce qui ne lui vaudra pas le moindre reproche direct, phénomène absolument inouï par ailleurs chez le très âpre financier Voltaire.
le duc de Richelieu
Le duc de Richelieu, pair de France, c’est, comme nous le verrons, le sommet de la hiérarchie, non seulement politique, mais humaine, selon le patriarche de Ferney. Sa dépravation, entendue de toutes sortes de manières, son impéritie, sa suffisance, les pillages mémorables de son armée dans le Hanovre, etc., etc., seront autant d’éléments qui conforteront l’admiration que lui voue le grand prêtre de ce qui est, somme toute, non pas même la tolérance du crime organisé, mais son exaltation à tout va.
À la marquise de Bernières, le [17 août 1724] :
«  ...je compte profiter demain de la bonté que vous avez de me prêter votre appartement. » 
 « Puisque vous savez mes fredaines de Forges, il faut bien vous avouer que j’ai perdu près de cent louis au pharaon selon ma louable coutume de faire tous les ans quelque lessive au jeu. »
Qu’est-ce donc que cent louis ? Nous avions précédemment constaté que la rémunération d’un fantassin, avec les spécificités qui caractérisent l’activité de celui-ci, pouvait à peine dépasser 100 livres par an. Cette même somme, doublée, paraît pouvoir être reconnue comme représentant le salaire annuel d’un manouvrier de condition moyenne. Il ne peut toutefois s’agir que d’un indice dont la fiabilité demeure incertaine, à l’égal du très officiel salaire minimum de l’époque contemporaine qui rencontre, lui aussi, toutes sortes d’exceptions. Quelles que soient ses imperfections, nous prenons toutefois le parti d’en faire notre étalon des rémunérations et des fortunes, c’est-à-dire un représentant aussi fidèle que possible de la valeur économique engendrée par le travail. Ainsi donc, 200 livres (ou 200 francs, puisque les deux dénominations se confondent) correspondront, dans cet ouvrage, à une année de travail manuel moyen effectué dans les conditions de l’époque. Il n’est censé assurer que la survie et le maintien en l’état de la population laborieuse de base.
À cette aune, que représentent les cent louis perdus au jeu par le jeune Voltaire ? Le louis valant 24 livres, nous voyons qu’il s’agissait de 2400 livres, ou encore, tout simplement, de 12 années de travail… Comptez les mois, comptez les semaines, comptez les jours, comptez les heures, et le malheur de chaque seconde de soumission, etc… Comment se peut-il qu’une quelconque société des hommes puisse en être là ? Que les uns dominent tellement quand les autres rampent tellement ? Mais croit-on que cela puisse se réaliser et se perpétuer sans qu’il y faille des armes et quelques massacres, et puis des spécialistes du mensonge et du “je t’y perds et je t’embrouille” en quoi consiste la formation de “l’opinion publique” ?
Barry Lyndon, de S. Kubrick
Voilà le bric-à-brac que nous allons bientôt découvrir sous la célèbre marque de fabrique : Voltaire & Cie.
À Nicolas-Claude Thieriot, le 26 septembre [1724] :
« J’ai engagé M. le duc de Richelieu à vous prendre pour son secrétaire dans son ambassade. » 
« Vous n’êtes pas riche et c’est bien peu de chose qu’une fortune fondée sur trois ou quatre actions de la compagnie des Indes : je sais bien que ma fortune sera toujours la vôtre, mais je vous avertis que nos affaires de la chambre des comptes vont très mal et que je cours risque de n’avoir rien du tout de la succession de mon père.» 
Le décès du père de Voltaire remontait au 1er janvier 1722. Ce receveur des épices à la cour des Comptes laissait trois héritiers : l’aîné, Armand ; Catherine ; François dit Volterre. Après différents calculs, la part de ce dernier s’établissait à 152 934 livres, ce qui, rapporté à notre étalon de mesure de la valeur par le temps de labeur, représente 764 années de travail manuel. En vivant dix fois mieux qu’un manouvrier, et à ne rien faire qu’à dépenser peu à peu son capital, Voltaire en avait donc pour près de 80 années… Évidemment, avec ce type d’économie domestique, il ne faudrait pas avoir trop souvent besoin de se livrer à des lessives de 2400 livres au pharaon ou au biribi. Mais, sur cet aspect des choses, le fantôme du père montait la garde avec la plus grande vigilance…
Échaudé d’avoir dû dépenser 4000 livres pour couvrir certaines dettes du petit dernier, et bien persuadé d’avoir finalement affaire à un mauvais sujet, Arouet père avait organisé son testament de telle sorte que le cadet de ses fils trouverait sa part d’héritage limitée au seul usufruit, sans pouvoir du tout porter la main sur le capital, jusqu’à l’âge de trente-cinq ans révolus au moins, le président de la chambre des Comptes devant alors, c’est-à-dire à compter de 1729, évaluer le sérieux de son comportement pour, éventuellement, lui remettre l’intégralité de sa part d’héritage. L’usufruit perçu chaque année d’ici là, et versé par le frère qui reprenait la charge paternelle, qu’était-ce donc ? 4250 livres. Soit l’équivalent de 21,5 années de travail par année où Voltaire aurait pu ne rien faire que toucher sa rente en laissant intact son capital. Consommation possible en se tournant les pouces : 21,5 fois mieux qu’un manouvrier échappant au chômage. Mais pas de lessive !
Or, quoique dissipé, et embastillé, comme on l’a vu, pendant onze mois sur ordre du régent, Voltaire n’en avait pas moins obtenu de celui-ci, pour ses activités de poète, une pension annuelle de 2000 livres (c’est un supplément annuel de 10 années de travail). Par ailleurs, le décès de son père lui avait permis de récupérer les titres déposés chez lui pour qu’ils y demeurent en sécurité. Il y fait allusion dans sa lettre : il s’agit de trois actions de la compagnie des Indes et de cinq billets de banque de mille francs chacun.
Tout ceci additionné, nous allons bientôt constater que c’est encore et toujours la disette, peut-être même l’humiliation. Le fait est que, par acte sous-seing privé du 4 mai 1723, Voltaire avait pris en location, pour la modique somme de 600 livres par an, un appartement dans l’hôtel des époux Bernières. Il fallait y ajouter 1200 livres par année pour l’entretien de lui-même et de son ami Thieriot. C’était manifestement avoir un trop gros appétit, d’autant qu’il était par ailleurs engagé dans l’édition de Henri IV qu’il réalisait à ses frais.
À Nicolas-Claude Thieriot, le [27 juin 1725] :
« Si je ne puis aller à La Rivière qu’après avoir apaisé le tyran du lieu par de l’argent, il n’y a pas d’apparence que je fasse le voyage. Je n’ai pas de quoi acheter ce que je voudrais acheter bien cher, le plaisir de vivre longtemps avec Mme de Bernières et avec vous. Je suis obligé de m’accommoder à présent avec les graveurs qui ne sont pas payés encore ; ils ont consenti à ne toucher que la moitié jusqu’au débit de Henry IV. Il est juste qu’un président à mortier en use encore plus noblement. En vérité, lorsque Mme de Bernières me pressa de loger chez elle, lorsque j’y consentis malgré moi, lorsque je vous introduisis dans la maison, je ne m’attendais pas qu’un jour je serais traité de la sorte, qu’on abuserait du dérangement de ma petite fortune pour me tenir le poignard sur la gorge, qu’on ne daignerait pas attendre l’impression de mon poème pour me faire payer quelques quartiers d’une pension très forte, que l’on n’entrerait point dans les dépenses nécessaires d’un appartement que je loue très cher, et qu’on me traiterait comme on n’oserait pas traiter un étranger pour qui on aurait un peu de considération. Si Mme de Bernières sentait cela comme elle le doit, si vous le lui faisiez sentir, comme je puis dire que vous le devez, elle ferait rougir son mari d’une indignité si honteuse. »
Et voici le petit coup de patte qui est bientôt adressé à la dame…
À la marquise de Bernières, le 20 août [1725] :
« Adieu ma chère reine, conservez-moi toujours bien de l’amitié. Je pars incessamment pour aller à Fontainebleau. Si j’y trouve un gîte, j’y ferai ma cour à la reine ; si je ne suis point logé, j’irai à La Rivière-Bourdet. Je ne donne la préférence sur vous qu’à Marie Leszczynska. » 
…comme, auparavant, votre compagnie m’agréait bien plus que celle des Indes. Car, nous voici en présence de la future reine de France, dont c’est le mariage, et à qui il convient d’aller faire sa cour : quelle nouvelle prébende cela nous vaudra peut-être de recueillir ?
À la marquise de Bernières, le [17] septembre [1725] :
« Je me garderai bien, dans ces premiers jours de confusion, de me faire présenter à la reine. J’attendrai que la foule soit écoulée et que sa majesté soit un peu revenue de l’étourdissement que tout ce sabbat doit lui causer. Alors je tâcherai de faire jouer OEdipe et Mariamne devant elle. Je lui dédierai l’une et l’autre. Elle m’a déjà fait dire qu’elle serait bien aise que je prisse cette liberté. » 
À George Ier, roi de Grande-Bretagne et d’Irlande, le 6 octobre [1725] :
« Il y a longtemps que je me regarde comme un des sujets de Votre Majesté. J’ose implorer sa protection pour un de mes ouvrages. C’est un poème épique dont le sujet est Henri IV, le meilleur de nos rois. La ressemblance que le titre de père de ses peuples lui donne avec vous, m’autorise à m’adresser à Votre Majesté.
J’ai été forcé de parler de la politique de Rome, et des intrigues des moines. J’ai respecté la religion réformée ; j’ai loué l’illustre Élisabeth d’Angleterre. J’ai parlé dans mon ouvrage avec liberté, et avec vérité. Vous êtes, Sire, le protecteur de l’une et de l’autre ; et j’ose me flatter que vous m’accorderez votre royale protection pour faire imprimer dans vos États un ouvrage qui doit vous intéresser, puisqu’il est l’éloge de la vertu. » 
le roi George Ier
 
Là, évidemment, c’est tout de suite beaucoup plus fort et beaucoup plus risqué, puisque nous voici de plain-pied dans la grande politique et qu’ici Voltaire vise, dès le départ, au plus haut. De quoi s’agit-il ? De s’immiscer – par le biais d’un récit historique en vers qu’il consacre à l’ex-roi de Navarre, Henri le réformé – dans le grand différend qui avait opposé Louis XIV à la couronne d’Angleterre telle que les conflits religieux en avaient marqué la destinée.
La révolution de 1688 avait porté sur le trône le protestant Guillaume III d’Orange. En France, il y avait alors à peine trois années que Louis XIV avait procédé à la révocation de l’Édit de Nantes, ouvrant ainsi la voie aux pires persécutions contre les disciples de Calvin et de Luther. La politique extérieure du roi de France, fermement appuyée sur le principe de la monarchie de droit divin, évitait tout apaisement avec l’Angleterre pour ne pas paraître s’accommoder avec un pays où les droits politiques du Parlement étaient désormais reconnus.
Cependant, après différents affrontements guerriers, la lassitude générale avait conduit à la paix de Ryswick (1697), à l’occasion de laquelle Louis XIV avait restitué ses quelques conquêtes récentes, sauf Strasbourg. Il importe aussi de souligner que, tout au long de la période, Guillaume n’avait pas hésité à utiliser l’ardeur des huguenots disséminés ici ou là sur le sol français, pour diffuser des pamphlets qui s’en prenaient violemment au roi catholique présenté sous la figure du tyran. Ainsi, selon Lucien Bély, vit-on Pierre Jurieu, un pasteur réfugié à Rotterdam, tenter “
de mettre sur pied un vaste réseau d’espionnage en France en installant deux personnes dans chaque port important. Mais les échanges de lettres furent repérés, les dépêches ouvertes, les correspondants arrêtés et condamnés. Les espions de Marseille ne furent pas découverts et ils étaient soutenus par des banquiers suisses.” Ces derniers appartenaient, bien sûr, à “la prétendue religion réformée”…
Plus tard, à l’occasion des rivalités suscitées par la succession au trône d’Espagne, et par-delà les intérêts de domination en Europe et dans le monde qu’elle opposait, c’est le même conflit qui reparaît : religieux, mais aussi politique, puisqu’il posait le problème de la place du droit divin dans l’établissement de la monarchie. Guillaume III étant mort en 1702, Anne lui succéda, puis en 1714, voici le tour de George Ier, celui-là même à qui Voltaire vient proposer de publier
Henri IV dans son royaume…
Or, mettre vivement en exergue Henri IV, le réformé à peine converti, et surtout le promoteur de l’Édit de Nantes, en sous-entendant qu’il aura été meilleur roi que Louis XIV entre autres, c’était faire injure au jeune roi de France, Louis XV, et à son ancien précepteur et désormais premier ministre, le très vieux et très sourcilleux cardinal de Fleury. Procéder à cette édition à partir d’un pays étranger et spécialement à partir de l’Angleterre, c’était – tout en saluant rétrospectivement la politique d’accommodement et même d’alliance du régent (décédé en 1723) – trahir les intérêts fondamentaux de la monarchie de droit divin en France, et perpétrer un crime tout autant contre le roi que contre Dieu.
Quant à George Ier, on imagine le ravissement qui aurait pu être le sien si, à ce moment-là, Voltaire avait déjà été, en Angle-terre, autre chose qu’un illustre inconnu.
À la marquise de Bernières, le [17 octobre 1725] :
«
Je pars dans deux jours avec M. le duc d’Antin pour aller à Bellegarde voir le roi Stanislas, car il n’y a sottise dont je ne m’avise […]. » 
Ce dernier est le papa de Marie Leszczynska… un éventuel levier supplémentaire…
À Nicolas-Claude Thieriot, le 17 octobre [1725] :
«
J’ai été ici très bien reçu de la reine, elle a pleuré à Mariamne, elle a ri à L’Indiscret, elle me parle souvent, elle m’appelle : mon pauvre Voltaire. Un sot se contenterait de tout cela. Mais malheureusement, j’ai pensé assez solidement pour sentir que des louanges sont peu de choses, et que le rôle d’un poète à la cour, quelque agréable qu’il puisse être, traîne toujours avec lui un peu de ridicule, et qu’il n’est pas permis d’être en ce pays-ci sans aucun établissement. » 
À la marquise de Bernières, à Nicolas-Claude Thieriot et à Pierre-François Guyot Desfontaines, le 13 novembre [1725] :
«
La reine vient de me donner une pension sur sa cassette de quinze cents livres [versement annuel de l’équivalent de 7,5 a.d.t.(années de travail)] que je ne demandais pas ; c’est un achemi-nement pour obtenir les choses que je demande. Je suis très bien avec le second premier ministre, M. Duverney. » 27
Duverney, de la fratrie des Pâris…
Tout va bien, et voilà que soudainement tout va mal : dans la nuit du 17 au 18 avril 1726, Voltaire reprend le chemin de la Bastille… 

mercredi 4 décembre 2013

Michel Cuny : Voltaire, l'or au prix du sang (2)


 Venons-en maintenant aux premières grandes manoeuvres…
Ancien précepteur de Philippe d’Orléans, qui était devenu régent après la mort de Louis XIV et en attendant la majorité du futur Louis XV, le désormais cardinal Dubois avait reçu la responsabilité de mener la politique étrangère du royaume à l’abri des regards indiscrets du conseil de Régence et du conseil des Affaires étrangères. Placé sous l’autorité directe et personnelle du souverain par intérim, il avait procédé à un rapprochement avec l’ennemi permanent de la fin du règne du roi-soleil : l’Angleterre. Or, au moment où Voltaire s’adresse à lui, le cardinal Dubois est sur le point de devenir très officiellement premier ministre (22 août 1722), mais c’est pour mourir un an plus tard (10 août 1723).
le régent Philippe d'Orléans (de 1715 à 1722)
 L’un des côtés remarquables de la lettre du poète au cardinal tient au fait que le premier manifeste, pour sa part, un renversement d’alliance tout aussi remarquable, mais bien plus tardif : ce qui ne peut que le rendre suspect. En effet, quelques années plus tôt, le très jeune Voltaire avait séjourné au château de Sceaux où une petite cour se trouvait rassemblée autour de la duchesse du Maine, épouse d’un fils bâtard légitimé de Louis XIV. Cette dame devait porter son hostilité initiale au régent et aux alliances qu’il prétendait mettre en oeuvre à travers Dubois, jusqu’au point d’organiser bientôt, en liaison avec le prince Cellamare, ambassadeur d’Espagne, un complot qui, déjoué, se traduisit, le 9 janvier 1719, par la déclaration de guerre de la France à l’Espagne, ce qui était la copie d’une décision semblable prise peu de temps auparavant par… l’Angleterre.
Mais, lorsque nous le retrouvons en 1719, Voltaire a déjà reçu, depuis un an et demi, une leçon qui lui a fait sentir où se situe le pouvoir réel. Des vers qui lui étaient attribués, et qui étaient vraisemblablement de lui, mettaient en exergue d’éventuelles relations incestueuses entre le régent, Philippe d’Orléans, et sa fille, la duchesse de Berry. Ces quelques lignes avaient valu au poète de séjourner pendant onze mois à la Bastille (16 mai 1717 – 14 avril 1718). Sa fréquentation ancienne de la duchesse du Maine ne pouvait certes qu’ajouter un petit supplément à son discrédit. Mais on voit bien que la soudaineté de son ralliement, corps et biens, à la politique du régent et aux aspects secrets – diplomatiques autant que militaires – auxquels il prétendait mettre la main, ne pouvait que susciter la plus extrême méfiance. L’essentiel ici est qu’il ait osé tenter l’aventure, et on voit avec quelle impudence. 
D’où tirait-il les informations dont il fait étalage auprès du cardinal Dubois qui était tout de même un expert ? De sa fréquentation du maréchal de Villars (qu’on voit apparaître dans la lettre) en son château de Vaux, l’ancienne habitation du malheureux surintendant Fouquet…
 le cardinal Dubois, 1er des ministres sous la Régence

Si la maréchale de Villars, bien plus jeune que son époux, s’était quelque peu entichée du poète de petite cour, le vieux guerrier, lui, a bien des choses à dire et, en particulier en ce qui concerne la fine équipe – en réalité, de bons gros messieurs, ainsi que les révèlent leurs portraits – la fine équipe, tout de même, des quatre frères Pâris. Car, il faut s’y résoudre, ils sont bien quatre, et l’aîné est alors le plus riche et le plus puissant…
À Nicolas-Claude Thieriot, le [31 mai 1723] :
«
Si vous avez soin de mes affaires à la campagne, je ne néglige point les vôtres à Paris. J’ai eu avec M. Pâris l’aîné une longue conversation à votre sujet, je l’ai extrêmement pressé de faire quelque chose pour vous, j’ai tiré de lui des paroles positives et je dois retourner incessamment chez lui pour avoir une dernière réponse. »
L’aîné, c’est Antoine ; le suivant, c’est Claude ; nous connais-sons déjà les deux plus jeunes. D’où vient la fortune des deux grands frères ? Selon l’un de leurs biographes, l’abbé Pierrard :
I
ls s’enrichirent dans les entreprises des guerres qui commençèrent en 1700 pour finir en 1713. Leur crédit commença à s’affirmer à partir de 1707.”
Parmi les causes d’une réussite qui paraît plutôt soudaine et relativement démesurée, Robert Dubois-Corneau retient “
les relations qu’ils avaient à la Cour. Le duc de Beauvilliers, précepteur du duc de Bourgogne [le dauphin soi-même], Desmarets, contrôleur général des Finances, les maréchaux de Villeroy et de Villars les honoraient de leur protection”.
Revoici donc les maréchaux du Mémoire. Robert Dubois-Corneau continue de plus belle :
Louis XIV ayant formé le projet de faire commander l’armée de Flandre par le dauphin et le maréchal de Villars, le ministre de la Guerre, M. de Chamillart [du Mémoire, lui aussi], eut ordre de fournir un état des approvisionnements sur la frontière. M. de Chamillart écrivit aussitôt à Pâris l’aîné de se trouver à Meudon avec ses trois frères pour rendre compte au dauphin de l’état des magasins.
À noter qu’en 1709, Montmartel, le petit dernier, n’avait encore que dix-neuf ans…
En face de Voltaire qui ne perd pas une miette de ses propos, le maréchal de Villars est tout rempli de l’écriture de ses Mémoires où on peut lire à propos de cette campagne de 1709 :
Les Pâris firent preuve en cette occasion de beaucoup d’ardeur avec de grands talents.
 
Voltaire en 1724
En conséquence de quoi, ce sont des flots d’argent qui vont transiter par leurs mains, pour y laisser un pourcentage dûment visé par leur cher protecteur, le contrôleur général Desmarets qui, aux dires de Claude Pâris, “nous accorda par convention expresse le produit du dixième des charges”, ce qui fut cause qu’ “à la mort de Louis XIV, il nous était encore dû 4 millions 270 000 livres”. 
Petit point de comparaison : c’était l’époque où la solde de ceux qui laissaient leur vie, leurs membres ou simplement leur santé sur les champs de bataille en qualité de fantassins atteignait bravement la somme de 6 sous par jour (tous frais payés, faut-il s’empresser de dire, sans qu’il soit possible d’en rire). En comptant qu’en temps de guerre, il ne semble pas y avoir de dimanche, nous atteignons donc, pour une année de vie militaire, la somme astronomique de 2190 sous, ou encore de 109,5 livres… Pendant ce temps, évidemment, nos quatre gros mata-mores ne risquaient à peu près que l’indigestion…
Ou alors, carrément, le coup de sang. En effet, la régence ne leur a pas fait immédiatement les yeux doux : elle leur a réclamé des comptes un peu plus précis ; elle a même écarté d’eux les gages qui garantissaient la dette de l’État relativement à eux. C’est alors qu’ils obtinrent – vraisemblablement de la plume du jeune Voltaire – cette Ode destinée à courir les rues et à “former” ce qui s’appelle “l’opinion publique”. Une bagatelle sans doute, car il y eut beaucoup mieux pour leur défense, et c’est Robert Dubois-Corneau qui s’en fait l’écho :
Le maréchal de Villars se chargea de présenter un mémoire adressé au conseil de Régence qui nomma des commissaires ; M. de Noailles était du nombre ; il les tira d’affaire et leur rendit justice [c’est-à-dire leurs gros sous].”
Morale de l’histoire, pour des munitionnaires et autres spécialistes des vivres aux armées : toujours avoir dans sa poche un maréchal… Leçon que Voltaire retiendra jusqu’à son dernier souffle, quitte à y laisser une petite partie de sa fortune, mais patience…

 

samedi 30 novembre 2013

Michel Cuny : Voltaire, l'or au prix du sang (1)

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 Voici les premières pages de Voltaire : l'or au prix du sang, excellent ouvrage dans lequel Michel Cuny nous fait découvrir un Voltaire dont on ignore tout...


Telle qu’elle nous a été restituée par Theodore Besterman, la Correspondance de Voltaire nous livre très vite certains éléments essentiels qui ont marqué la vie du porte-parole le plus ancien, le plus volubile et le plus qualifié de la grande bourgeoisie française en voie de constitution et d’accession au pouvoir suprême.

Alors que nous n’en sommes encore qu’à feuilleter avec précaution les premières pages du premier volume d’une édition qui en compte treize (tous plus épais les uns que les autres), quatre lettres de 1722–l’auteur n’a que 28 ans–nous sautent déjà au visage.

S’agissant d’autant de preuves de ce que le dénommé Voltaire ne peut plus désormais être considéré autrement que comme auteur (par la plume) et complice (par les revenus qu’il en a tiré pendant près de soixante ans) de divers crimes contre l’humanité, les extraits de ses lettres, s’ils sont donnés ici à profusion, sont une invitation pressante à aller voir de près l’ensemble de sa Correspondance : chaque page paraît pouvoir s’offrir comme une piste supplémentaire pour ramener le prétendu grand homme à une petitesse humaine dont la découverte menace de produire en nous une sorte de consternation... Se peut-il qu’on (on?) ait, à ce point, réussi à nous intoxiquer, toutes et tous ?...

Mais voilà, à vingt-huit ans, Voltaire est déjà en situation de patauger dans ceci : l’esclavage, la guerre et le reste, et de savoir que c’est par ce chemin que passe la route de la fortune... Pas que de lui, petit bonhomme, mais de toute la belle et bonne et grande bourgeoisie.

Eh bien, allons-y bravement...

À la marquise de Bernières, [avril 1722] :

«Pour moi, Madame, qui ne sais point de compagnie plus aimable que la vôtre et qui la préfère même à celle des Indes quoique j’y aie une bonne partie de mon bien, je vous assure que je songe bien plutôt au plaisir d’aller vivre avec vous à votre campagne, que je ne suis occupé du succès de l’affaire que nous entreprenons. La grande affaire et la seule qu’on doive avoir, c’est de vivre heureux, et si nous pouvions réussir à le devenir sans établir une caisse de juifrerie, ce serait autant de peine d’épargnée.»



Au cardinal Dubois,le 28 [mai 1722]:

«J’envoie à Votre Éminence un petit mémoire de ce que j’ai pu déterrer touchant le juif dont j’ai eu l’honneur de vous parler. Si Votre Éminence juge la chose importante, oserai-je vous représenter qu’un juif, n’étant d’aucun pays que de celui où il gagne de l’argent, peut aussi bien trahir le roi pour l’empereur que l’empereur pour le roi ?»



«Je peux plus aisément que personne au monde passer en Allemagne sous le prétexte d’y voir Rousseau [Jean-Baptiste et non pas Jean-Jacques] à qui j’ai écrit il y a deux mois que j’avais envie d’aller montrer mon poème [Henri IV] au prince Eugène et à lui. J’ai même des lettres du prince Eugène dans l’une desquelles il me fait l’honneur de me dire qu’il serait bien aise de me voir. Si ces considérations pouvaient engager Votre Éminence à m’employer à quelque chose, je la supplie de croire qu’elle ne serait pas mécontente de moi et que j’aurais une reconnaissance éternelle de m’avoir permis de la servir.»





« Mémoire touchant Salomon Lévi : Salomon Lévi, Juif, natif de Metz, fut d’abord employé par M. de Chamillart [ministre de la Guerre] ; il passa chez les ennemis avec la facilité qu’ont les Juifs d’être admis et d’être chassés partout. Il eut l’adresse de se faire munitionnaire de l’armée impériale en Italie ; il donnait de là tous les avis nécessaires à M.le maréchal de Villeroi ; ce qui ne l’empêchera pas d’être pris à Crémone. Depuis, étant dans Vienne, il eut des correspondances avec le maréchal de Villars. Il eut ordre de M. de Torcy, en 1713, de suivre milord

Marlborough, qui était passé en Allemagne pour empêcher la paix, et il rendit un compte exact de ses démarches. Il fut envoyé secrètement par M. Le Blanc [autre ministre de la Guerre], à Siertz, il y a dix-huit mois, pour une affaire prétendue d’État, qui se trouva être une billevesée.»



«Il compte faire des liaisons avec Oppenhemer et Vertembourg, munitionnaires de l’empereur, parce qu’ils sont tous deux juifs comme lui.»



À Nicolas-ClaudeThieriot, [novembre 1722?] :

«Je voudrais bien que quelque bon emploi vous eût nouvellement occupé et empêché de penser à moi. Je vous pardonnerais votre négligence par le plaisir que j’aurais d’apprendre que MM.Pâris auraient enfin fait quelque chose pour vous



Au même, [vers le 1er décembre 1722] :

« Raillerie à part, j’écrirai une épître chagrine aux Pâris s’ils ne vous donnent rien.»



Si nous ne savions pas que la haine vouée par Voltaire à l’humanité dans son ensemble sait se glisser dans le détail des diverses conditions, des diverses ethnies, etc., notre regard serait retenu par cette caisse de “juifrerie” qui annonce toutes celles du même ordre qu’il lui sera donné de croiser sur son parcours, et généralement pour s’en éloigner après s’y être quelque peu ébouillanté. Mais l’antisémitisme de Voltaire, s’il ne peut que nous étonner par la splendeur qu’il revêt chez cet apôtre de la tolérance (les armes à la main), n’est qu’une rubrique parmi d’autres : les jésuites, les molinistes, les jansénistes, les réformés, les musulmans, les Turcs, les Welches (c’est-à-dire : nous autres, Français) et tant d’autres, n’ont aucune raison de se réjouir trop vite. Effectivement, rassurons-nous, il y en aura pour tout le monde.

Pour tout le monde, en raison du but suprême que monsieur de Voltaire et ses semblables ne devront jamais perdre de vue, soit “la grande affaire et la seule qu’on doive avoir : vivre heureux”, ou encore, comme nous verrons cela écrit ailleurs, “avoir du plaisir”, ou, définitivement mieux, “jouir”.

Beau programme dont la plupart de ceux et celles que nous aimons sont, avec nous, les... jouets. Car, la façon dont tout ce beau monde entend sa jouissance est tout à fait spécifique. Cela s’appelle l’orgie de sang, et nous y retrouverons, pour finir et en direct, le Voltaire avec sa catin, nous voulons dire sa Catherine II, impératrice de Russie. Il n’y avait donc pas que Sade –dans le réel, rien qu’un enfant de chœur–, il y avait Voltaire, le nec plus ultra de l’intelligence et du goût français, un modèle pour les enfants de sept à soixante-dix-sept ans. C’est bien pourquoi, il se pourrait que nous ayons, nous aussi, un peu de sang sur les mains : la grande bourgeoisie aura été notre vraie maîtresse d’école et, à vue de nez, cela n’est certes pas près de finir.

Comme on l’a sans doute déjà remarqué, grand écrivain, le bonhomme, et qui ne fait pas forcément dans la dentelle avec les dames qu’il chérit, puisque nous voici avec votre “compagnie

que je préfère à “celle des Indes”... Mais madame de Bernières ne nous en voudra pas de nous intéresser surtout à la compagnie... des Indes, qui n’aura jamais manqué de charmes : ça s’appelle la traite des Noirs et Voltaire... y avait une partie de son bien... dès 1722, c’est lui qui nous le dit. Voilà qui est tellement succulent que le papier de la Correspondance paraît flamber sous nos doigts. C’est sûr, il va y avoir du sport.

Puisque, ensuite, nous avons entr’aperçu Dupont ... Non, pardon, Dubois... Cardinal ? Oui, cardinal... Mais pas que cardinal, non, non, non. Ou, alors, cardinal façon Richelieu, Mazarin, de Fleury, c’est-à-dire toujours tout près de la Couronne ou de ce qui en tient lieu ... Le petit gars de 28 ans rôde ainsi sur ce territoire qui va de l’Église à la Monarchie et vice-versa; il y rôde avec le langage du malin, et cela susurre que le juif (cosmopolite) balance, lui, selon son intérêt le plus personnel, entre le roi et l’empereur (germanique), et que, si vous vouliez, je pourrais, moi aussi...

Cette affaire de double-jeu ne semble pas avoir abouti–pas plus que la caisse de juifrerie. Mais nous ne tarderons pas à voir que la trahison façon Voltaire, entre Frédéric II de Prusse et Louis XV de France, aura atteint des niveaux de rentabilité assez exceptionnels. Prenons garde cependant de ne pas nous laisser emporter : la route sera longue ; ménageons nos efforts.

Or, dans le Mémoire touchant Salomon Lévi, nous touchons du doigt, nous, un élément essentiel : Salomon Lévi, attaché au ministre de la Guerre, Chamillart, aura été “munitionnaire de l’armée impériale (chez l’ennemi donc) en Italie” et espion du maréchal de Villeroi : un munitionnaire sait tout et doit tout savoir sur les mouvements de troupes, etc. Salomon Lévi aura également été en situation de “faire des liaisons” avec d’autres “munitionnaires” de l’empereur. Disons-le immédiatement, Voltaire fera aussi bien, Voltaire fera même beaucoup mieux. La

guerre, c’est vraiment sa passion, une passion couronnée des plus extrêmes succès : l’argent (l’or) à flots, mais aussi les trépidations de toute sa machine, comme dirait l’autre.

En attendant, les deux qui jouissent, eux aussi, mais de façon plantureusement bourgeoise, ce sont les frères Pâris. Ils pointent le bout du nez dans les deux lettres à Thieriot : à gauche, le spécialiste des vivres aux armées, Pâris-Duverney ; à droite, son frère, le banquier Pâris de Montmartel. La réussite fracassante qu’ils préparent pour la France (et on pourrait dire : indirectement pour Voltaire) n’est encore qu’un bébé d’un an tout juste aux derniers jours de 1722.

Vingt-trois ans plus tard, devenu madame de Pompadour, ils le déposeront tout doucement, ce beau bébé, dans la couche de Louis XV, de sorte que, après onze ans encore, les Pâris etVoltaire l’auront enfin leur guerre, cette guerre (de Sept-Ans) qui va ruiner définitivement le royaume de France... Et riche, et riche, le poète de la fleur au fusil !... face à une économie française qui s’effondrait sous les impôts de toutes sortes (la dette de guerre), tandis que lui, à Ferney, ne payait pas d’impôts (grand merci ! au duc de Choiseul, son ami).

Pour en finir avec 1722, remarquons seulement que Voltaire est en situation de demander aux Pâris le service d’employer son ami Thieriot. Cela paraît dû à une

Ode sur la chambre de justice, rédigée par lui et à leur demande quelques années plus tôt, pour assurer publiquement leur défense face à des accusations de malversation qui menaçaient de leur coûter une partie de l’énorme fortune accumulée à l’occasion des guerres désastreuses de la fin du règne de Louis XIV.
Michel Cuny



mercredi 10 juillet 2013

Voltaire vu par Michel Cuny (9)

 
 
nommé historiographe du roi en avril 1745
1745... N'oublions pas qu'au début de l'année précédente, une possible venue de Louis XV sur le champ de bataille avait été annoncée. Comme nous l'indiquions, celui-ci ne pouvait se permettre de courir aucun risque quant à la réussite de combats qui avaient pour caractéristique essentielle de devoir servir à la gloire du roi de France et à sa propagande guerrière auprès du roi de Prusse et des princes allemands pour les lancer contre Marie-Thérèse d'Autriche.

Sauf à être victime d'une exceptionnelle malchance, il allait s'agir d'une victoire éclatante, et d'autant plus éclatante qu'on utiliserait évidemment tous les porte-voix possibles pour en répercuter le bruit d'un bout à l'autre de l'Europe et, qui sait? jusque dans la suite de l'Histoire de la France royale... Car c'est ainsi que se conduisent les peuples, et que se fabrique la gloire, et du même mouvement... la légende, qui serviront autant à la réputation des rois que des hommes de plume qui s'en font délibérément les lèche-bottes.

Ainsi Voltaire vient-il d'avoir toute une année pour mesurer ces enjeux. Il sait, à l'évidence ce qu'il lui faut obtenir, et c'est l'objet de la lettre qu'il adresse au ministre des Affaires étrangères, son ami le marquis d'Argenson, le 8 février 1745 : « La charge de gentilhomme ordinaire ne vaquant presque jamais, et cet agrément n’étant qu’un agrément, on y peut ajouter la petite place d’historiographe ; et, au lieu de la pension attachée à cette historiographie, je ne demande qu’un rétablissement de quatre cents livres. Tout cela me paraît modeste, et M. Orri [contrôleur général des Finances] en juge de même. Il consent à toutes ces guenilles. »

La petitesse de la somme demandée, et la générosité terriblement affectée que manifeste notre poète en la circonstance, montrent bien qu'en un certain sens, il prétend "acheter" la charge plutôt qu'en recevoir le bénéfice. Effectivement, il n'est là que pour attacher son char à celui du vainqueur futur, le dénommé Louis, qui, pour sa part, a bien besoin d'une plume dont on se souvient à quel point elle avait su, dans les années précédentes, s'avilir à chanter les exploits guerriers de Frédéric de Prusse.

Ainsi 1745 menace-t-elle d'être un grand cru. C'est ce que Voltaire peut annoncer au ministre prussien comte von Podewils le 8 mars :

« C’est une chose publique que le Roy [Louis XV] se mettra au commencement d’avril à la tête de cent mille hommes, que M. le prince de Conti commandera sur le Rhin et que nous aurons quatre armées. Si tout cela joint au succès de vos armes pouvait procurer la paix à l’Europe, c’est alors qu’il faudrait donner des fêtes. »
la bataille de Fontenoy (mai 1745)

Evidemment, c'est l'exact contraire qui est recherché : tout cela doit déboucher sur la véritable guerre européenne... Mais Voltaire devra bientôt finir par s'en convaincre, la boucherie n'est que très modeste, à Fontenoy comme ailleurs. Or, comme lui-même l'aura appris plus tard, et comme nous le constatons aujourd'hui : il était en avance d'une douzaine d'années environ... Mais il finira effectivement par toucher le gros lot.

 Et c'est alors, qu'au milieu des ravages humains et financiers, il pourra enfin publier "Candide".

En attendant cet heureux temps du jackpot, le 11 mai 1745 lui apporte un joli lot de consolation dont il se fait l'écho auprès du marquis d'Argenson deux jours plus tard :

« Ah le bel emploi pour votre historien ! Il y a trois cents ans que les Rois de France n’ont rien fait de si glorieux [cf. la bataille de Fontenoy, 11 mai 1745]. Je suis fou de joie. »

En fait, beaucoup de bruit pour presque rien, mais quel bruit! Oh, monsieur de Voltaire, on peut dire que vous savez les vendre, les sinistres casseroles de votre sanglante cuisine!... Et aujourd'hui encore, mon cher, sous les applaudissements des Voltairomenteurs et Voltairomenteuses, et en provoquant un attendrissement abyssal au profit de l'extrême sensiblerie de nos pauvres Voltairocarpettes fort doctement intoxiquées (à vie?)...

Voilà donc le triomphe tant attendu par Louis XV qui se trouve soudainement transporté, des sempiternelles galipettes plus ou moins meurtrières avec de vraies jeunes filles, à la vraie gloire du sang. Amusons-nous alors à lire le beau récit que le marquis ministre des Affaires étrangères adresse à Voltaire pour qu'il puisse y tremper sa plume d'historiographe, et commençons par la fin des combats :

« Ce fut un beau spectacle que de voir le roi et le dauphin écrire sur un tambour, entourés de vainqueurs et de vaincus, morts, mourants et prisonniers. »

Revenons ensuite un peu en arrière... Voici le roi tel qu’en lui-même le transforme, selon d'Argenson, l’approche du moment où des milliers de combattants vont périr de l’une de ses décisions : « Jamais je n’ai vu d’homme si gai de cette aventure qu’était le maître » ; « De là, on alla coucher sur la paille. Il n’y eut pas de nuit de bal plus gaie ; jamais tant de bons mots » ; « Le roi chanta une chanson qui a beaucoup de couplets et qui est fort drôle ».
Comme il l’aurait fait avec une demoiselle sans doute...
D'Argenson poursuit :

 « Le vrai, le sûr, le non flatteur, c’est que c’est le roi qui a gagné lui-même la bataille par sa volonté, par sa fermeté. »

Résultat de tant de courage : « Les gros bataillons anglais tournèrent le dos, et, pour le faire court, on en a tué quatorze mille.»

L’Histoire n’en a retenu que neuf mille, mais ce n’est déjà pas si mal. Ajoutons un peu de sauce et de sel : « Après cela, pour vous dire le mal comme le bien, j’ai remarqué une habitude, trop tôt acquise, de voir tranquillement sur le champ de bataille des morts nus, des ennemis agonisants, des plaies fumantes. Pour moi, j’avouerai que le coeur me manqua et que j’eus besoin d’un flacon.»

Maintenant, les violons : « Le triomphe est la plus belle chose du monde : les Vive le roi ! les chapeaux en l’air au bout des baïonnettes, les compliments du maître à ses guerriers, la visite des retranchements, des villages et des redoutes si intactes, la joie, la gloire, la tendresse ! Mais le plancher de tout cela est du sang humain, des lambeaux de chair humaine. »

Candide fuyant la guerre
 Voici donc le matériau de base. On voit en quoi il est de lui-même accordé à l'état d'esprit de Voltaire en présence, ou dans l'attente des guerres. Il nous reste à voir comment l'historiographe du roi sait tenir fermement la chandelle de l’Histoire de façon à bien éclairer les grands noms (et surtout celui de son copain le duc de Richelieu, sans oublier les frères ministres). Lisons ici sa réponse au dénommé d'Argenson :
« Je viens de donner bataille aussi et j’ai eu plus de peine à chanter la victoire que le roi à la remporter… Vous verrez que le nom de d’Argenson n’est pas oublié. »

Mais les circonstances sont tout aussi idéales en ce qui concerne les intérêts de l'entrepreneur Voltaire qui a pu, grâce à elles, évaluer directement les extraordinaires mérites de Pâris de Montmartel, dont il devait écrire un peu plus tard dans son Panégyrique de Louis XV : « Il s’est trouvé un homme qui a soutenu le crédit de la nation par le sien : crédit fondé à la fois sur l’industrie et sur la probité, qui se perd si aisément, et qui ne se rétablit plus quand il est détruit… Nos camps devant tant de places assiégées ont été semblables à des villes policées où règnent l’ordre, l’affluence et la richesse. Ceux qui ont ainsi fait subsister nos armées étaient des hommes dignes de seconder ceux qui ont fait vaincre. »

Quant au travail apte à produire, sur lui-même comme sur l'ennemi, tout ce sang dont on aura compris qu’il décorait fort agréablement la scène, il se recrutait désormais à 6 sous le jour par fantassin, les réticents étant traités avec beaucoup d’humanité puisque, ainsi que le rapporte André Corvisier : « En France, de 1716 à 1775 on infligea la peine de mort à un déserteur sur trois tiré au sort », tandis qu’« à la fin du XVIIIe siècle, le contrôle des troupes avait réussi à réduire la désertion à environ 4000 cas par an, soit environ 2% des effectifs », ce qui nous fait tout de même à peu près 1300 fusillés par an.

Évidemment, si cela doit donner parfois l’occasion à un roi de montrer, par un contraste frappant, cet exceptionnel courage qui lui permet, à lui tout seul ou presque, de gagner les batailles pour peu qu’on lui y fasse une toute petite place, nous n’avons plus rien à objecter…

Et tout à coup, divine surprise, comme s'en délecte Voltaire auprès du marquis d’Argenson le 25 juin 1745 :

« Eh bien ! il pleut donc des victoires ! Le roi de Prusse bat nos ennemis [cf. Friedberg, 4 juin 1745], et fait des épigrammes contre eux. Ô la belle et glorieuse paix que vous ferez ! Je vous prépare une fête pour votre retour ; j’y couronnerai le roi de lauriers. »

Décidément nous ne nous savions pas si heureux!... Pour un peu, nous basculerions, avec armes et bagages, dans le camp des Voltairomenteurs.

En effet, il fait bon vivre à l’ombre de Voltaire et de tous ces maîtres qui nous offrent, à si grands frais, les crises économiques, les étranglements FMIesques, les guerres, petites et grandes, mais surtout les mondiales !... tout en donnant le change à celles et ceux qui n’y entravent que couic…

Rallions-nous donc, pour quelques secondes encore, aux Voltairomenteurs, Voltairomenteuses et autres Voltairocarpettes, et vautrons-nous avec volupté dans ces petites mares de sang du XVIIIème siècle qui promettent, promettent tant!... (promesses tenues : bravo!)

Voltaire au comte Algarotti, le 27 juin 1745 (traduit de l’italien): « Oh ! que vous faites bien maintenant de passer vos beaux jours à Venise, quand toute l’Europe est folle à lier, et que la guerre fait un champ d’horreur de tant de fous ! Votre roi de Prusse, qui n’est plus votre roi, a battu atrocement vos Saxons. Notre roi a repoussé l’intrépide fureur des Anglais et pendant que la trompette assourdit toutes les oreilles, Toi, Tityre, indifférent et à l’ombre, tu apprends au lac à résonner au nom de la belle Amarylis [d’après Virgile]. »
Francesco Algarotti, comte de Prusse

Nous y retournons donc avec plus de fougue et d’humour que jamais…

Voltaire au marquis d’Argenson, ministre des Affaires étrangères, le 28 juin 1745 :

« On prétend, Monseigneur, que vous nous donnerez bientôt une paix glorieuse. Il n’y a que cela au-dessus d’une victoire. Votre nom sera aussi cher à la nation qu’à moi. J’ajouterai un acte pour vous à ma fête. »

Au même, le 4 juillet 1745, quand apparaît le piment supplémentaire de l'éventuelle défaite française : « Vous allez donc, monseigneur, faire le siège d’Oudenarde [la ville devait tomber le 14 juillet], mais on dit que tout va mal en Allemagne, et que vous allez repasser le Rhin. Si cela est, vous avez quitté le solide pour le brillant, et ce n’était pas la peine de donner l’exclusion au grand duc [François Ier, qui fut élu empereur le 13 septembre] pour le voir empereur dans trois mois. Mais ce ne sont pas là mes affaires ; je n’ai qu’à vous chanter. »

À Jacques Anisson-Duperron, directeur de l’Imprimerie royale, le 13 juillet 1745 :

« La prise de Gand [11 juillet 1745], Monsieur, est une fleur qu’il faut ajouter à mon bouquet. Je vous supplie de vouloir bien m’aider encore à remplir ce devoir d’un sujet pénétré de la gloire d’un si bon maître. »
la prise de Gand (juillet 1745)

Au même, le 15 juillet 1745 : « Il est bien juste, monsieur, de ne pas oublier Ostende dans l’énumération des conquêtes du roi, je vous supplie d’ordonner qu’on insère le morceau suivant à la page 27.»

Et voici encore un attrape-nigauds pour celles et ceux qui ne savent pas précisément pourquoi il y a des guerres… À la comtesse Bentinck, épouse d’un diplomate hollandais, le 22 octobre 1745 :

« Vous voyez bien, madame, à présent que vous ne rendrez point foi et hommage pour vos terres, à moins que la campagne prochaine on ne s’empare de Bruxelles [elle fut prise en février 1746]. Plût à dieu qu’au lieu de nouvelles victoires, on regardât de tous côtés la paix comme la plus belle des conquêtes. Le roi, après une bataille gagnée et six villes prises, a proposé d’assembler un congrès. Que pouvait-il faire de mieux ? et pourquoi les hommes sont-ils assez ennemis d’eux-mêmes pour préférer le plus horrible des fléaux à un bien nécessaire ? La terre et la mer sont le théâtre du carnage, sans qu’on sache bien précisément pourquoi. La véritable raison, c’est que les hommes sont fous. Plaignez-les dans votre ermitage et vivez heureuse ; vous devez l’être puisque vous êtes au-dessus des infâmes préjugés qui font à l’âme une guerre plus cruelle que celle d’Allemagne et de Flandre. »

Infâmes préjugés qu'organise si bien "Candide"!...

Mais nous n'en sommes encore qu'aux hors-d'oeuvre... En effet, arrivant à cette date du 22 octobre 1745, nous n'avons même pas encore atteint la fin du tome II quand la Correspondance en rassemble treize...

Par ailleurs, en ce qui concerne le livre "Voltaire - L'or au prix du sang", il achève ici sa deuxième partie sur les treize qu'il compte lui aussi.

Cependant, nous considérons que le présent travail doit s'arrêter là, non sans que soit prononcé ce dernier mot  : Quant à l'affaire Calas, c'est évidemment du bidon. Et bien malin qui, ayant lu la Correspondance, pourra venir nous prouver le contraire.

Nous tenons à remercier Michel Cuny pour l'aimable autorisation qu'il nous a donnée de reproduire l'intégralité de ce texte. OM