mercredi 10 juillet 2013

Voltaire vu par Michel Cuny (9)

 
 
nommé historiographe du roi en avril 1745
1745... N'oublions pas qu'au début de l'année précédente, une possible venue de Louis XV sur le champ de bataille avait été annoncée. Comme nous l'indiquions, celui-ci ne pouvait se permettre de courir aucun risque quant à la réussite de combats qui avaient pour caractéristique essentielle de devoir servir à la gloire du roi de France et à sa propagande guerrière auprès du roi de Prusse et des princes allemands pour les lancer contre Marie-Thérèse d'Autriche.

Sauf à être victime d'une exceptionnelle malchance, il allait s'agir d'une victoire éclatante, et d'autant plus éclatante qu'on utiliserait évidemment tous les porte-voix possibles pour en répercuter le bruit d'un bout à l'autre de l'Europe et, qui sait? jusque dans la suite de l'Histoire de la France royale... Car c'est ainsi que se conduisent les peuples, et que se fabrique la gloire, et du même mouvement... la légende, qui serviront autant à la réputation des rois que des hommes de plume qui s'en font délibérément les lèche-bottes.

Ainsi Voltaire vient-il d'avoir toute une année pour mesurer ces enjeux. Il sait, à l'évidence ce qu'il lui faut obtenir, et c'est l'objet de la lettre qu'il adresse au ministre des Affaires étrangères, son ami le marquis d'Argenson, le 8 février 1745 : « La charge de gentilhomme ordinaire ne vaquant presque jamais, et cet agrément n’étant qu’un agrément, on y peut ajouter la petite place d’historiographe ; et, au lieu de la pension attachée à cette historiographie, je ne demande qu’un rétablissement de quatre cents livres. Tout cela me paraît modeste, et M. Orri [contrôleur général des Finances] en juge de même. Il consent à toutes ces guenilles. »

La petitesse de la somme demandée, et la générosité terriblement affectée que manifeste notre poète en la circonstance, montrent bien qu'en un certain sens, il prétend "acheter" la charge plutôt qu'en recevoir le bénéfice. Effectivement, il n'est là que pour attacher son char à celui du vainqueur futur, le dénommé Louis, qui, pour sa part, a bien besoin d'une plume dont on se souvient à quel point elle avait su, dans les années précédentes, s'avilir à chanter les exploits guerriers de Frédéric de Prusse.

Ainsi 1745 menace-t-elle d'être un grand cru. C'est ce que Voltaire peut annoncer au ministre prussien comte von Podewils le 8 mars :

« C’est une chose publique que le Roy [Louis XV] se mettra au commencement d’avril à la tête de cent mille hommes, que M. le prince de Conti commandera sur le Rhin et que nous aurons quatre armées. Si tout cela joint au succès de vos armes pouvait procurer la paix à l’Europe, c’est alors qu’il faudrait donner des fêtes. »
la bataille de Fontenoy (mai 1745)

Evidemment, c'est l'exact contraire qui est recherché : tout cela doit déboucher sur la véritable guerre européenne... Mais Voltaire devra bientôt finir par s'en convaincre, la boucherie n'est que très modeste, à Fontenoy comme ailleurs. Or, comme lui-même l'aura appris plus tard, et comme nous le constatons aujourd'hui : il était en avance d'une douzaine d'années environ... Mais il finira effectivement par toucher le gros lot.

 Et c'est alors, qu'au milieu des ravages humains et financiers, il pourra enfin publier "Candide".

En attendant cet heureux temps du jackpot, le 11 mai 1745 lui apporte un joli lot de consolation dont il se fait l'écho auprès du marquis d'Argenson deux jours plus tard :

« Ah le bel emploi pour votre historien ! Il y a trois cents ans que les Rois de France n’ont rien fait de si glorieux [cf. la bataille de Fontenoy, 11 mai 1745]. Je suis fou de joie. »

En fait, beaucoup de bruit pour presque rien, mais quel bruit! Oh, monsieur de Voltaire, on peut dire que vous savez les vendre, les sinistres casseroles de votre sanglante cuisine!... Et aujourd'hui encore, mon cher, sous les applaudissements des Voltairomenteurs et Voltairomenteuses, et en provoquant un attendrissement abyssal au profit de l'extrême sensiblerie de nos pauvres Voltairocarpettes fort doctement intoxiquées (à vie?)...

Voilà donc le triomphe tant attendu par Louis XV qui se trouve soudainement transporté, des sempiternelles galipettes plus ou moins meurtrières avec de vraies jeunes filles, à la vraie gloire du sang. Amusons-nous alors à lire le beau récit que le marquis ministre des Affaires étrangères adresse à Voltaire pour qu'il puisse y tremper sa plume d'historiographe, et commençons par la fin des combats :

« Ce fut un beau spectacle que de voir le roi et le dauphin écrire sur un tambour, entourés de vainqueurs et de vaincus, morts, mourants et prisonniers. »

Revenons ensuite un peu en arrière... Voici le roi tel qu’en lui-même le transforme, selon d'Argenson, l’approche du moment où des milliers de combattants vont périr de l’une de ses décisions : « Jamais je n’ai vu d’homme si gai de cette aventure qu’était le maître » ; « De là, on alla coucher sur la paille. Il n’y eut pas de nuit de bal plus gaie ; jamais tant de bons mots » ; « Le roi chanta une chanson qui a beaucoup de couplets et qui est fort drôle ».
Comme il l’aurait fait avec une demoiselle sans doute...
D'Argenson poursuit :

 « Le vrai, le sûr, le non flatteur, c’est que c’est le roi qui a gagné lui-même la bataille par sa volonté, par sa fermeté. »

Résultat de tant de courage : « Les gros bataillons anglais tournèrent le dos, et, pour le faire court, on en a tué quatorze mille.»

L’Histoire n’en a retenu que neuf mille, mais ce n’est déjà pas si mal. Ajoutons un peu de sauce et de sel : « Après cela, pour vous dire le mal comme le bien, j’ai remarqué une habitude, trop tôt acquise, de voir tranquillement sur le champ de bataille des morts nus, des ennemis agonisants, des plaies fumantes. Pour moi, j’avouerai que le coeur me manqua et que j’eus besoin d’un flacon.»

Maintenant, les violons : « Le triomphe est la plus belle chose du monde : les Vive le roi ! les chapeaux en l’air au bout des baïonnettes, les compliments du maître à ses guerriers, la visite des retranchements, des villages et des redoutes si intactes, la joie, la gloire, la tendresse ! Mais le plancher de tout cela est du sang humain, des lambeaux de chair humaine. »

Candide fuyant la guerre
 Voici donc le matériau de base. On voit en quoi il est de lui-même accordé à l'état d'esprit de Voltaire en présence, ou dans l'attente des guerres. Il nous reste à voir comment l'historiographe du roi sait tenir fermement la chandelle de l’Histoire de façon à bien éclairer les grands noms (et surtout celui de son copain le duc de Richelieu, sans oublier les frères ministres). Lisons ici sa réponse au dénommé d'Argenson :
« Je viens de donner bataille aussi et j’ai eu plus de peine à chanter la victoire que le roi à la remporter… Vous verrez que le nom de d’Argenson n’est pas oublié. »

Mais les circonstances sont tout aussi idéales en ce qui concerne les intérêts de l'entrepreneur Voltaire qui a pu, grâce à elles, évaluer directement les extraordinaires mérites de Pâris de Montmartel, dont il devait écrire un peu plus tard dans son Panégyrique de Louis XV : « Il s’est trouvé un homme qui a soutenu le crédit de la nation par le sien : crédit fondé à la fois sur l’industrie et sur la probité, qui se perd si aisément, et qui ne se rétablit plus quand il est détruit… Nos camps devant tant de places assiégées ont été semblables à des villes policées où règnent l’ordre, l’affluence et la richesse. Ceux qui ont ainsi fait subsister nos armées étaient des hommes dignes de seconder ceux qui ont fait vaincre. »

Quant au travail apte à produire, sur lui-même comme sur l'ennemi, tout ce sang dont on aura compris qu’il décorait fort agréablement la scène, il se recrutait désormais à 6 sous le jour par fantassin, les réticents étant traités avec beaucoup d’humanité puisque, ainsi que le rapporte André Corvisier : « En France, de 1716 à 1775 on infligea la peine de mort à un déserteur sur trois tiré au sort », tandis qu’« à la fin du XVIIIe siècle, le contrôle des troupes avait réussi à réduire la désertion à environ 4000 cas par an, soit environ 2% des effectifs », ce qui nous fait tout de même à peu près 1300 fusillés par an.

Évidemment, si cela doit donner parfois l’occasion à un roi de montrer, par un contraste frappant, cet exceptionnel courage qui lui permet, à lui tout seul ou presque, de gagner les batailles pour peu qu’on lui y fasse une toute petite place, nous n’avons plus rien à objecter…

Et tout à coup, divine surprise, comme s'en délecte Voltaire auprès du marquis d’Argenson le 25 juin 1745 :

« Eh bien ! il pleut donc des victoires ! Le roi de Prusse bat nos ennemis [cf. Friedberg, 4 juin 1745], et fait des épigrammes contre eux. Ô la belle et glorieuse paix que vous ferez ! Je vous prépare une fête pour votre retour ; j’y couronnerai le roi de lauriers. »

Décidément nous ne nous savions pas si heureux!... Pour un peu, nous basculerions, avec armes et bagages, dans le camp des Voltairomenteurs.

En effet, il fait bon vivre à l’ombre de Voltaire et de tous ces maîtres qui nous offrent, à si grands frais, les crises économiques, les étranglements FMIesques, les guerres, petites et grandes, mais surtout les mondiales !... tout en donnant le change à celles et ceux qui n’y entravent que couic…

Rallions-nous donc, pour quelques secondes encore, aux Voltairomenteurs, Voltairomenteuses et autres Voltairocarpettes, et vautrons-nous avec volupté dans ces petites mares de sang du XVIIIème siècle qui promettent, promettent tant!... (promesses tenues : bravo!)

Voltaire au comte Algarotti, le 27 juin 1745 (traduit de l’italien): « Oh ! que vous faites bien maintenant de passer vos beaux jours à Venise, quand toute l’Europe est folle à lier, et que la guerre fait un champ d’horreur de tant de fous ! Votre roi de Prusse, qui n’est plus votre roi, a battu atrocement vos Saxons. Notre roi a repoussé l’intrépide fureur des Anglais et pendant que la trompette assourdit toutes les oreilles, Toi, Tityre, indifférent et à l’ombre, tu apprends au lac à résonner au nom de la belle Amarylis [d’après Virgile]. »
Francesco Algarotti, comte de Prusse

Nous y retournons donc avec plus de fougue et d’humour que jamais…

Voltaire au marquis d’Argenson, ministre des Affaires étrangères, le 28 juin 1745 :

« On prétend, Monseigneur, que vous nous donnerez bientôt une paix glorieuse. Il n’y a que cela au-dessus d’une victoire. Votre nom sera aussi cher à la nation qu’à moi. J’ajouterai un acte pour vous à ma fête. »

Au même, le 4 juillet 1745, quand apparaît le piment supplémentaire de l'éventuelle défaite française : « Vous allez donc, monseigneur, faire le siège d’Oudenarde [la ville devait tomber le 14 juillet], mais on dit que tout va mal en Allemagne, et que vous allez repasser le Rhin. Si cela est, vous avez quitté le solide pour le brillant, et ce n’était pas la peine de donner l’exclusion au grand duc [François Ier, qui fut élu empereur le 13 septembre] pour le voir empereur dans trois mois. Mais ce ne sont pas là mes affaires ; je n’ai qu’à vous chanter. »

À Jacques Anisson-Duperron, directeur de l’Imprimerie royale, le 13 juillet 1745 :

« La prise de Gand [11 juillet 1745], Monsieur, est une fleur qu’il faut ajouter à mon bouquet. Je vous supplie de vouloir bien m’aider encore à remplir ce devoir d’un sujet pénétré de la gloire d’un si bon maître. »
la prise de Gand (juillet 1745)

Au même, le 15 juillet 1745 : « Il est bien juste, monsieur, de ne pas oublier Ostende dans l’énumération des conquêtes du roi, je vous supplie d’ordonner qu’on insère le morceau suivant à la page 27.»

Et voici encore un attrape-nigauds pour celles et ceux qui ne savent pas précisément pourquoi il y a des guerres… À la comtesse Bentinck, épouse d’un diplomate hollandais, le 22 octobre 1745 :

« Vous voyez bien, madame, à présent que vous ne rendrez point foi et hommage pour vos terres, à moins que la campagne prochaine on ne s’empare de Bruxelles [elle fut prise en février 1746]. Plût à dieu qu’au lieu de nouvelles victoires, on regardât de tous côtés la paix comme la plus belle des conquêtes. Le roi, après une bataille gagnée et six villes prises, a proposé d’assembler un congrès. Que pouvait-il faire de mieux ? et pourquoi les hommes sont-ils assez ennemis d’eux-mêmes pour préférer le plus horrible des fléaux à un bien nécessaire ? La terre et la mer sont le théâtre du carnage, sans qu’on sache bien précisément pourquoi. La véritable raison, c’est que les hommes sont fous. Plaignez-les dans votre ermitage et vivez heureuse ; vous devez l’être puisque vous êtes au-dessus des infâmes préjugés qui font à l’âme une guerre plus cruelle que celle d’Allemagne et de Flandre. »

Infâmes préjugés qu'organise si bien "Candide"!...

Mais nous n'en sommes encore qu'aux hors-d'oeuvre... En effet, arrivant à cette date du 22 octobre 1745, nous n'avons même pas encore atteint la fin du tome II quand la Correspondance en rassemble treize...

Par ailleurs, en ce qui concerne le livre "Voltaire - L'or au prix du sang", il achève ici sa deuxième partie sur les treize qu'il compte lui aussi.

Cependant, nous considérons que le présent travail doit s'arrêter là, non sans que soit prononcé ce dernier mot  : Quant à l'affaire Calas, c'est évidemment du bidon. Et bien malin qui, ayant lu la Correspondance, pourra venir nous prouver le contraire.

Nous tenons à remercier Michel Cuny pour l'aimable autorisation qu'il nous a donnée de reproduire l'intégralité de ce texte. OM

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Pour commenter cet article...