jeudi 30 mai 2019

Voltaire vu par... Roger-Pol Droit


Dans cet article paru en 2012 dans le magazine Le Point, l’écrivain et journaliste ROGER-POL DROIT sacrifie à la mode de son temps : déboulonner Voltaire
 
Roger-Pol Droit


La face cachée de Voltaire



Rousseau a 300 ans, toutes ses dents et les faveurs du jour. De toutes parts, cette année, ses vertus sont célébrées. Il est vrai qu’il a tout pour plaire : écologiste avant l’heure, humanitaire avant la lettre, indigné avant tout le monde.  (...)



Celui qui s’efface, qu’on lit moins, qui semble presque tomber dans l’oubli, c’est Voltaire. Il a ce qu’il faut pour déplaire : il aime l’argent, la gloire, le progrès, la raison. Il se méfie du peuple, que nous croyons infaillible, et lutte sans relâche contre un clergé qui, à présent, a disparu. Personne ne s’inquiète plus des pouvoirs de l’Église, à part deux ou trois attardés qui se croient encore au XIXe siècle.



Pourtant, avant toute chose, il faut souligner la grandeur de Voltaire. Elle est réelle, et son courage n’est pas une fable. S’il repose au Panthéon depuis 1791, ce n’est ni par hasard ni par erreur. Il est bien le premier – avant Zola, Sartre, Aron et tant d’autres – qui inventa la figure moderne de l’intellectuel, conscience libre au service des idéaux de justice, de tolérance et de liberté. Avant lui, aucun homme d’idées et de plume n’avait jamais fait rapporter une décision de justice contraire à la dignité et à l’humanité. L’affaire Calas, l’affaire Sirven, celle du chevalier de La Barre furent pour le philosophe de grandes batailles, de belles victoires. Voltaire a pris des risques, il a consacré à ces hautes luttes du temps et des forces, sans en attendre aucun profit. Quand il se lance dans ces combats, l’écrivain a passé la soixantaine, il a fait fortune, assis sa notoriété dans toute l’Europe. Il ne se bat pas pour sa gloire, mais pour des principes universels.


Les préjugés oubliés



Tout le monde connaît cette face claire. Elle a fait de Voltaire une icône, une gloire de la France, une idole du peuple, une référence fondatrice de la Révolution française et de l’esprit républicain. Il y a pourtant une autre face, bien moins connue, déconcertante, où le même homme paraît d’abord ouvertement raciste. Ainsi, dans l' "Essai sur les moeurs et l’esprit des nations" (1756), il est vraiment très loin d’affirmer l’unité du genre humain : « Il n’est permis qu’à un aveugle, écrit Voltaire,de douter que les Blancs, les nègres, les albinos, les Hottentots, les Chinois, les Américains ne soient des races entièrement différentes. » On le découvre aussi, au fil des pages, misogyne, homophobe, antijuif, islamophobe… L’inventaire de ces textes oubliés surprend, puis inquiète, finalement interpelle. Ce super-héros serait-il un super-salaud ? L’homme des Lumières, un ami des ténèbres ? Devrait-on décrocher son tableau d’adversaire résolu des fanatismes et de prince de la tolérance pour le remplacer par un autre, celui d’un homme obtus, truffé de préjugés, de mépris et de haines ?



Il faut d’abord s’informer, lire de près, quitte à se frotter parfois les yeux, pour prendre la mesure de ce Voltaire méconnu, antipathique, souvent abject. Pour le dénicher, il faut un peu de patience et quelques recherches. Ce n’est pas que ces textes soient marginaux – le pire ne se cache pas dans des fonds de tiroir, dans des opuscules inconnus. On le trouve, au contraire, dans des oeuvres centrales, incontestables et célèbres, comme le « Dictionnaire philosophique », de 1764. Mais les versions actuelles sont prudemment expurgées ! Essayez donc de trouver dans nos librairies les articles « Femme » ou « Juif » – le plus long de tous dans l’édition originale -, ils ont disparu. En allant les lire, on en apprend de belles.


Sexiste ordinaire



On prend d’abord l’amant de Mme du Châtelet en flagrant délit de misogynie pure et dure. Que dit en effet de la femme l’édifiant article du « Dictionnaire philosophique » ? « En général, elle est bien moins forte que l’homme, moins grande, moins capable de longs travaux ; son sang est aqueux, sa chair moins compacte, ses cheveux plus longs, ses membres plus arrondis, les bras moins musculeux, la bouche plus petite, les fesses plus relevées, les hanches plus écartées, le ventre plus large. Ces caractères distinguent les femmes dans toute la terre, chez toutes les espèces, depuis la Laponie jusqu’à la côte de Guinée, en Amérique comme à la Chine. » Lectrices et lecteurs d’aujourd’hui ne sont pas au bout de leurs surprises. Ce même article explique combien les femmes, plus faibles, sont aussi plus douces et il disserte complaisamment de la polygamie en faisant dire à un Allemand de la part d’un vizir : « Tu changes de vins, souffre que je change de femmes. Que chacun laisse vivre les autres à la mode de leur pays. »

( ndlr : Regard anachronique de R.P Droit. On pourrait trouver de tels propos chez Diderot ou encore Rousseau. Voltaire, quant à lui, a souvent pris la défense d'Emilie du Chatelet)

Sexiste ordinaire, Voltaire se révèle aussi homophobe virulent. Face aux amours entre hommes, il ne semble plus vouloir laisser vivre chacun selon ses moeurs. L’homosexualité masculine est pour lui un « sujet honteux et dégoûtant », un « attentat infâme contre la nature », une « abomination dégoûtante », une « turpitude » (article « Amour socratique » du « Dictionnaire philosophique »). Il tente même d’en disculper les Grecs et minimise la place des relations sexuelles entre hommes dans l’Antiquité. Pareil acharnement est d’autant plus curieux qu’il est difficile de l’imputer au climat de l’époque : les élites du XVIIIe siècle sont de moins en moins sévères à ce propos, et Frédéric II de Prusse, que Voltaire a conseillé et fréquenté assidûment, revendiquait sans vergogne son homosexualité. La plupart des philosophes des Lumières sont d’ailleurs plus que tolérants envers les partenaires de même sexe. Au contraire, Voltaire n’a cessé de juger ces moeurs contre nature, dangereuses, infâmes. Encore un point qu’on ne souligne presque jamais.
(ndlr : R.P Droit ne sait visiblement rien du sort réservé à Diot et Lenoir...)


La haine des juifs



Pas plus qu’on ne s’attarde, généralement, à mettre l’accent sur la haine que Voltaire attise envers les juifs. Il parle d’eux abondamment, et de manière récurrente, comme du « plus abominable peuple de la terre », et cela tout au long des mêmes années glorieuses où il défend Calas et la tolérance. C’est d’ailleurs à l’article « Tolérance » du « Dictionnaire philosophique » qu’il est sans doute le plus ouvertement ignoble : « C’est à regret que je parle des juifs : cette nation est, à bien des égards, la plus détestable qui ait jamais souillé la terre. »



Ces écrits ne sont certes pas inconnus. Léon Poliakov les a rappelés, en 1968, dans son « Histoire de l’antisémitisme », et Pierre-André Taguieff dans « La judéophobie des Modernes » (Odile Jacob, 2008). Malgré tout, ce sont des textes qu’on esquive en omettant de les éditer ou bien, quand ils sont disponibles, en évitant de les lire. On y voit pourtant Voltaire accuser le peuple juif de tous les vices, lui faisant porter la responsabilité des persécutions qu’il endure, lui attribuant tour à tour lois absurdes, ignorance crasse, cupidité sans frein, misanthropie farouche.



Voltaire, antisémite ? Voilà qui ne fait guère de doute, à condition de ne pas tomber dans le piège de l’anachronisme. Antijuif au point d’être salement injurieux, méprisant et injuste, Voltaire ignore bien évidemment l’antisémitisme de persécution raciale, qui apparaîtra une centaine d’années après sa mort avec les doctrines biologisantes inventées par l’Allemagne du XIXe siècle. Malgré tout, la proximité entre ses attaques et l’antisémitisme moderne est suffisante pour que des hommes de Vichy, en 1942, aient pu considérer les textes de Voltaire comme une aubaine, au point de les utiliser comme instrument de propagande dans la France allemande.
l'ouvrage de X Martin aligne les mêmes poncifs


Mahomet, « tyran criminel »



Du côté de l’islam, enfin, la situation est d’abord aussi catastrophique. Dans sa pièce « Le fanatisme ou Mahomet », rédigée en 1736, jouée à Lille puis à Paris en 1741 et 1742, Voltaire juge le Prophète en des termes qui sont, eux aussi, d’une extrême violence. Au fil des dialogues, Mahomet est appelé « monstre », « imposteur », « barbare », « Arabe insolent », « brigand », « traître », « fourbe », « cruel »- avec pour finir le verdict sans appel de cet alexandrin : « Et de tous les tyrans c’est le plus criminel. » Voilà qui suffit largement pour ranger notre icône des Lumières dans la catégorie des islamophobes – au prix, là encore, d’un anachronisme, puisque le mot est de notre époque, non de la sienne. Il n’empêche que, si n’importe quel intellectuel d’aujourd’hui publiait le quart de ces injures, il aurait à ses basques non seulement des pétitions indignées, mais peut-être, quelque fatwa aidant, des assassins à ses trousses. Ce n’est pas un hasard si les représentations de cette pièce, en 2005, ont suscité protestations et menaces.



On aurait tort, toutefois, de s’en tenir là. Car Voltaire s’adoucira. Plus tard, notamment dans l' "Essai sur les moeurs et l’esprit des nations", de 1756, il change ses jugements, au point de devenir élogieux envers le monde musulman, de voir en l’islam une religion sage et austère, d’insister sur ses aspects philosophiques et tolérants. On ne saura oublier que c’est sans doute moins l’islam qui l’intéresse que l’usage qu’il peut en faire contre le catholicisme. Certains expliquent ainsi la plupart des violences voltairiennes ; ne pensant qu’à "écraser l’infâme" (le fanatisme, incarné par l’Église et le clergé), le philosophe ferait feu de tout bois. S’il attaque tant les juifs, ce serait parce que le christianisme se réclame de la Bible, s’il dénonce la violence de Mahomet, c’est en visant celle des chrétiens, s’il loue la tolérance musulmane, c’est pour mieux dénoncer la religion chrétienne, "la plus ridicule, la plus absurde et la plus sanguinaire qui ait jamais infecté le monde", écrit-il à Frédéric II de Prusse en 1767.



Partiellement juste, cette explication par l’antichristianisme ne justifie pas tout. Parcourir tant de pages où le héros de la tolérance se révèle haineux et méprisant laisse un goût amer et des interrogations ouvertes. Pour s’en sortir, on ne dispose que d’hypothèses. On peut notamment essayer d’en appeler à l' "air du temps" : tous ces préjugés qui nous embarrassent, ces jugements péjoratifs et offensants sur les femmes, les homosexuels, les juifs, les musulmans… ne seraient qu’inévitables, et donc excusables, séquelles des temps anciens.

Marion Sigaut a fait la synthèse de tous ces ragots


« À l’époque », dira-t-on, pareils énoncés n’avaient pas le même sens ni la même portée qu’aujourd’hui. Habituelle et facile, cette réponse s’en tire à bon compte et ne va pas loin. Certes, on ne peut nier que les sensibilités évoluent, mais il est également bien facile de trouver, parmi les contemporains de Voltaire, des penseurs qui combattaient pour l’égalité des sexes, la liberté des moeurs, la dignité des juifs et celle des musulmans. Vingt ans avant la naissance de Voltaire, par exemple, François Poulain de la Barre publiait « De l’égalité des deux sexes » (1673), l’un des premiers grands classiques du féminisme, "où l’on voit l’importance de se défaire des préjugés". En 1714, le philosophe irlandais John Toland, libre-penseur, publiait un texte délibérément « philosémite », « Reasons for Naturalizing the Jews in Great Britain and Ireland ». Eux et quelques autres contrevenaient donc à cet « air du temps » supposé tout-puissant, et l’on eût aimé compter Voltaire en leur compagnie. Ce n’est pas le cas.



Dès lors, certains seront tentés de le brûler. Aux indulgents, qui dissolvent ses propos infâmes dans les habitudes de l’époque, succèdent les teigneux à courte vue, qui aiment par-dessus tout cracher sur les idoles et déboulonner les statues. Si le philosophe de Ferney n’est plus tout entier admirable, diront-ils, qu’on le jette tout entier, qu’on l’oublie à jamais ! Au lieu du Panthéon, les poubelles de l’Histoire. Voilà encore une esquive, elle aussi bien simpliste. Car la difficulté, la seule intéressante, est d’affronter la coexistence de ces deux faces : ici tolérance, raison, Lumières, là mépris, calomnies, exclusions.



Sans prétendre détenir « la » solution, il est possible de proposer une dernière hypothèse. Ce qu’incarne Voltaire, dans ses contrastes et ses contradictions, il se pourrait bien que ce soit tout simplement… la France, dans ce qu’elle a simultanément de grand et d’ignoble. Il faudrait alors envisager que la France soit à la fois universelle et xénophobe, tolérante et excluante, égalitaire et bornée. Sans doute est-ce là une éventualité peu agréable à entendre, et encore moins à creuser. Pourtant, nos récentes campagnes électorales semblent avoir confirmé cette image paradoxale. La plupart du temps, nous nous employons assidûment à l’éviter, préférant ne penser qu’une seule face de la France. Le miroir que nous tend Voltaire, avec son tain parsemé de vilaines taches noires, est peut-être là pour nous rappeler la situation compliquée de la pensée française. Cette situation resterait en fait, pour l’essentiel, à penser. Si c’est le cas, est-il si étonnant qu’on ne lise plus vraiment Voltaire ?
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mardi 21 mai 2019

Entretien avec Arlette Farge (3)

Dans cet entretien paru sur le site Nonfiction, l'historienne Arlette Farge se livre à coeur ouvert.




Nonfiction.fr– De par leur forme, vos textes se démarquent largement du reste de l'historiographie française contemporaine – même si on voit par ailleurs que vous avez fait des émules. Ils peuvent d'ailleurs évoquer les choix narratifs de Michel Foucault. Quel part vous semble prendre le fait même d'écrire dans la production d'un savoir historique?
Arlette Farge – Pour moi, l’écriture de l’histoire est un moment aussi important que celui où on trouve son plan et où on s’apprête à écrire. Je ne me suis pas rendu compte rapidement que j’avais une écriture singulière et vous avez raison de citer Foucault, parce que j’admire vraiment son écriture, qui n’est pas toujours très claire mais que je trouve tellement précise, tellement forte qu’on a souvent envie d’en recopier les phrases. Ce n’est pas tant que je travaille mon écriture pour qu’elle ait telle ou telle forme, puisqu’au départ j’ai pris l’habitude d’écrire comme cela sans y réfléchir. Mais l’écriture me semble particulièrement importante, d’abord parce que c’est par elle que passe la transmission. C’est pour cela qu’il faut être clair, ne pas ajouter plein de notes en bas de page et une érudition mal contrôlée. L’érudition ne doit pas se voir. Et puis l’écriture, c’est aussi un acte d’engagement personnel qu’on met au service de l’histoire et du présent. C’est sans doute la raison pour laquelle mon écriture a pris cette forme, sans que je l’aie cherché. Après, elle s’est sans doute accentuée du fait qu’on m’en ait fait part. Je recherche toujours une certaine scansion, un rythme qui mette à l’intérieur du XVIIIe siècle. Je fais même des fautes en écrivant presque XVIIIe siècle ; tout en sachant bien qu’on n’écrivait pas comme cela ! Je cherche quelque-chose de l’ordre du rythme pour que ce que j’aime dans ce siècle soit transmis par le biais de l’écriture aussi bien que par le produit de la recherche. Je ne sépare pas l’un et l’autre.
Nonfiction.fr – Très concrètement, comment le style vous semble-t-il pouvoir jouer dans la définition des connaissances ? Par exemple, comment peut-on faire usage des métaphores ?
Arlette Farge – Je sais que ce n’est pas une bonne chose d’utiliser des métaphores, et j’en utilise trop. Elles ont parfois leur intérêt, mais j’essaye d’en enlever. Je m’en méfie. Les historiens ont longtemps cru qu’ils ne faisaient pas de narration : Ricoeur leur a montré qu’ils en faisaient bel et bien . Ils ont mis du temps à le lire, et lui a mis du temps à venir leur présenter son travail, mais depuis, je crois que les historiens soignent leur narration. On voit bien par exemple que dans son dernier livre sur Chocolat clown nègre , Gérard Noiriel n’écrit plus du tout comme il le faisait dans ses travaux précédents sur l’immigration. Je crois que les oppositions à Ricoeur ont exprimé l’importance du choc qu’il a produit. Et cet aspect du métier est sans doute ce qu’il est le plus difficile à transmettre aux étudiants. C’est non seulement très personnel, mais qu’ils puissent s’octroyer des libertés qui ne soient pas des libertés de vulgarisation, c’est aussi très compliqué à leur expliquer. Ils me répondent souvent que j’ai un talent qu’ils n’ont pas, mais je crois que tout le monde peut l’avoir, à condition de le rechercher. 
Nonfiction.fr – Vous écrivez beaucoup, souvent des textes courts, agréables et entraînants : pour qui écrivez-vous ? Comment envisagez-vous votre rapport avec vos lecteurs ?
Arlette Farge – J’écris d’abord pour que l’histoire change, pour trouver des champs et des lieux nouveaux. Je me pose beaucoup de questions sur le présent et j’interroge l’histoire à partir de ces grilles. J’écris pour les historiens, dont les réactions m’intéressent beaucoup, même si c’est vrai que j’ai aussi des "fans". D’une manière générale, je rencontre aussi beaucoup d’autres lecteurs : je suis allée présenter des livres dans des établissements scolaires de banlieue et avec Foucault, on a souvent présenté notre travail sur les prisons dans des prisons ; j’ai aussi été sollicitée par des photographes, par des assistantes sociales et par d’autres personnes pour présenter certains de mes travaux par lesquels ils se sentaient concernés. Mais je n’écris pas "pour eux" : j’écris toujours comme j’écris pour le CNRS. Je sais qu’un public élargi me lit, mais jamais je n’ai cherché à écrire en particulier dans ce sens. Au contraire de certains collègues, j’ai même été plutôt craintive à l’idée d’être lue au-delà du cercle des historiens. J’ai beaucoup de respect pour ceux qui en font la démarche, mais je ne l’ai jamais faite intentionnellement, et je suis toujours épatée quand quelqu’un qui n’est pas historien vient me parler d’un de mes livres – ce qui bien-sûr me fait toujours très plaisir.  
 

 
Nonfiction.fr – Le XVIIIe siècle est à la fois "Ancien Régime" et proche de la société contemporaine par certains aspects – ses structures étatiques notamment. Quel rôle votre écriture de l’histoire vous semble-elle devoir jouer devant les confusions que ce jeu complexe de similarités et de différences ne manque sans doute pas de provoquer ?
Arlette Farge – D’une manière générale, le public élargi connaît très bien le XIXe siècle. Du XVIIIe siècle, en revanche, il ne connaît souvent que la philosophie des Lumières, Marie-Antoinette, le libertinage, etc. Je caricature un peu, mais globalement, le populaire est totalement ignoré pour le XVIIIe siècle, alors que Zola et d’autres l’ont rendu plus familier pour le siècle suivant. Il y a peu de romans au XVIIIe siècle, et j’ai été frappée de voir comment certains lecteurs cultivés qui avaient lu les philosophes reproduisaient presque le propos des élites de l’époque pour lesquelles le peuple n’existait pas. Or les mêmes, à propos du XIXe, parleraient tout de suite de l’industrialisation, des ouvriers, etc. Parmi les romans du XVIIIe siècle, seules Les liaisons dangereuses sont largement lues, or il n’y a pas de peuple dans ce livre. Les gens ont donc des idées façonnées par la littérature disponible, et je crois que l’intérêt que provoquent parfois mes livres vient de ce qu’ils leur montrent un autre XVIIIe siècle, qui n’est pas celui du régent, de Louis XV, de l’aristocratie débauchée ou éclairée, ou même de la Révolution. Il faut dire aussi qu’il y a de moins en moins de modernistes : la plupart des historiens travaillent désormais sur le contemporain, la guerre, etc. Cela crée aussi de l’attrait pour les quelques livres qui paraissent. Mais effectivement, les lecteurs sont souvent étonnés et captivés par la richesse de la culture populaire, qu’ils ne soupçonnaient pas.
Nonfiction.fr – On connaît donc votre goût pour l’écriture, mais aussi pour la radio : au-delà de ces formes de communication, la télévision, internet, le cinéma et la fiction vous semblent-ils également pouvoir tenir un rôle dans la dissémination de la connaissance et des questionnements historiques ? A quelles conditions ?
Arlette Farge – A trois exceptions près, j’ai toujours refusé de passer à la télévision, parce que je pense que c’est un outil qu’un historien ne peut pas emprunter. C’est rigoureusement impossible, et les seules fois où j’y suis allée, je m’en suis vraiment mordu les doigts. On ne peut pas parler, on ne peut pas développer une idée parce qu’on n’en a pas le temps. La radio, par contre, c’est un média que j’aime beaucoup, d’abord parce qu’il est aveugle – et le fait de ne pas avoir à se poser de question d’apparence est vraiment précieux – mais surtout parce qu’il donne du temps. En tout cas, c’est le bonheur de France Culture. J’ai eu la chance qu’Emmanuel Laurentin  me propose de participer aux "Tables rondes fiction"   que j’aime beaucoup : on va voir une pièce de théâtre ou un film historique, puis on débat du rapport entre fiction et histoire. A une époque, j’ai aussi fait partie de l’équipe des Lundis de l’histoire . En plus du temps et du calme, France Culture laisse une liberté absolue : là, on a un média formidable. Je suis sûre qu’internet offre d’immenses possibilités, même si je ne prends pas vraiment le temps de beaucoup y naviguer. Ça permettra peut-être de développer des formes de diffusion du savoir plus interactives : j’ai pu faire l’expérience de quelque-chose de très intéressant allant dans ce sens-là récemment.

 


La fiction, je ne sais pas vraiment ce qu’on peut en faire. Je n’aime pas du tout les romans historiques, qui sont souvent un peu idiots, sans parler des sujets qu’ils choisissent. Les films historiques sont rares, et rarement vraiment réussis. Les adieux à la reine  l’était : on dirait que Benoît Jacquot est historien… On dit que le vrai romancier est meilleur historien que nous. C’est peut-être vrai, et il y a tout un débat en ce moment sur la question du rapport entre littérature et histoire. En tout cas, sur le contemporain, il est certain que j’ai trouvé dans des romans des réponses à des questions que je me posais. Mais ce n’étaient pas des romans historiques. On lit plus de romans que de livres d’histoire : peut-être qu’il faudrait s’y mettre ; mais ce n’est pas mon métier. Et puisque j’ai la chance de savoir des choses sur des vraies personnes : autant les dire

mardi 14 mai 2019

Marion Sigaut sur l'incendie de Notre-Dame

On connaissait la Marion Sigaut spécialiste du XVIIIè siècle. On la découvre désormais experte en incendies...
Pourquoi diable ne pas lui confier l'enquête ?


Et si tel était le cas, je lui proposerais volontiers d'autres suspects...
D'abord un dénommé Rabelais qui, voilà cinq siècles de cela, envoyait son géant Gargantua saccager les tours de la Cathédrale.


Autre piste plus que plausible : fin XIXè, le romancier Albert Robida songeait pour sa part à installer une gare à aéronefs au sommet de cette même Cathédrale (voir pièce à conviction ci-dessous).

Je vous laisse, des témoins me signalent la présence sur place (ce même jour !) d'un certain Quasimodo. Avec un nom pareil, vaut mieux vérifier !
O.M 

N.B du 22/05 :
Non contente d'asséner ses élucubrations sur le XVIIIè siècle, Marion Sigaut laisse de temps à autre entrevoir le fond de son âme. Comme ci-dessous, avec ce message abject sur le malheureux Vincent Lambert.

"Insoutenable", en effet... A elle, maintenant, de porter la croix de son infamie...
OM 

Entretien avec Arlette Farge (2)

Dans cet entretien paru sur le site Nonfiction, l'historienne Arlette Farge se livre à coeur ouvert.




Nonfiction.fr – On observe un fil continu assez clair dans les questionnements par lesquels vous donnez forme à vos objets d’étude, sur lesquels vous revenez d’ailleurs dans votre long entretien avec Jean-Christophe Marti . Selon quelles modalités votre personnalité vous semble-t-elle engagée dans la production du savoir historique ? Avez-vous observé des évolutions dans votre façon d'investir personnellement vos objets de travail ?
Arlette Farge – D’abord, je crois que tous les historiens, même ceux qui travaillent sur les sujets en apparence les plus neutres, ont une relation secrète avec leur objet de travail. Et d’ailleurs, rien ne les oblige à la dire. Si on prend par exemple les historiens du contemporain, de la guerre : quand ils veulent bien le dire, on comprend qu’ils ont tous un rapport très personnel à ce qu’ils étudient, même si c’est un tabou et qu’en pratique on ne le dit pas, pour ne pas laisser de doute sur notre "objectivité". Je pense par exemple à Jean-Pierre Azéma, qui a fait son coming out très récemment et de façon inouïe à la télévision pour dire que son père était un collaborateur. C’était peut-être trop lourd pour lui, même si certains d’entre nous qui étions amis avec lui le savaient depuis longtemps. C’est un gros exemple, mais je pourrais en donner bien d’autres. Les premières historiennes des femmes avaient toutes un rapport au sujet et au militantisme. Ce type de relation est tout aussi banal que secret. Presque trop, même, parce que nous ne sommes pas des robots : on choisit d’abord l’histoire pour des raisons qui nous sont personnelles, et ensuite, on a toujours une relation intime avec nos objets de recherche, sur laquelle personne ne nous interroge en général, parce qu’on sait bien que c’est un tabou. Pour moi, que vous dire ? Je viens d’un milieu très modeste. Et si mon deuxième livre a été Vivre dans la rue au XVIIIe siècle , c’est à l’évidence parce que la rue a été pour moi un lieu de vie pendant très longtemps. 

JP Azéma

Qu’est-ce que cela fait quand on produit de l’histoire ? Nous, historiens, nous ne disons pas la vérité : on doit s’approcher le plus possible de la véridicité, car la vérité de l’histoire n’existe pas. L’histoire, c’est la sédimentation de travaux qui ont été produits les uns après les autres, et il est tout à fait possible que dans dix ans ou dans cent ans, les gens écriront tout-à-fait autre chose avec les mêmes sources. Et c’est tant mieux ! Je suis très heureuse d’avoir des étudiants, mais je vois bien que, par exemple sur le sujet des émotions, on assiste à un énorme tournant, et que ce qui se dit aujourd’hui n’est plus tout-à-fait ce que je disais. Ce n’est pas que ce que j’écris sera caduc, mais cela fera partie d’un feuilletage qui aura permis d’autres interrogations. Et c’est ce qui me passionne, au fond.

Nonfiction.fr – A côté de ce qui nous façonne et de ce qu’on reçoit en héritage, on imagine que les convictions déterminent aussi en partie le regard que l’on porte sur les sources…
Arlette Farge – Oui. Encore une fois, je comprends que les gens ne disent pas ce qui les relie à leurs objets d’étude, parce que si toute discipline à ses règles, celles de la discipline historique sont particulièrement dures. J’ai ressenti beaucoup de violence dans le milieu historien. Pour revenir à l’exemple de Jean-Pierre Azéma, le fait de révéler ce qu’il a dit pouvait se retourner dans les deux sens, et je crois qu’il en a beaucoup souffert, jusqu’à faire ce coming out à la télévision, ce que moi je n’aurais jamais fait – parce que je me méfie beaucoup des médias. Dans mon cas, dès que j’ai fait de l’histoire des femmes, j’ai été étiquetée féministe, et même si je ne l’étais pas au sens où on l’entendait alors, même si notre groupe a essayé de travailler autrement, nous étions très stigmatisées par nos collègues masculins qui étaient beaucoup plus nombreux que nous. Par ailleurs, au cours de ces années, le féminisme a beaucoup changé, par lui-même d’abord, puis avec l’arrivée des gender studies, etc. Mais de toute façon, il était impossible d’expliquer aux collègues masculins ce qui se passait dans ce courant, ou si vous étiez d’accord ou pas avec telle ou telle position : on était féministe, point. L’étiquette vient très vite, parce qu’on ne peut pas cacher qu’on fait de l’histoire des femmes. Or quand vous avez cette étiquette féministe, plus ou moins à gauche ou gauchiste, les choses deviennent encore plus violentes. C’est un milieu où la jalousie est aussi forte, sans doute, que dans toutes les disciplines, mais la solitude de l’historien est exacerbée, et la réception de vos travaux par les collègues vous importe énormément : ces conditions durcissent sans doute la violence ambiante. Et puis c’est aussi une question de carrière.
Nonfiction.fr – Ce qui constitue la subjectivité de l’historien, c’est aussi l’expérience : de ce fait, un autre chercheur qui n’aurait pas votre expérience ne produirait peut-être pas cette histoire…
Arlette Farge – Disons que quelqu’un d’autre, avec une autre expérience, ferait cette histoire autrement. Je suis contente d’avoir pu être dans les premières à explorer ce terrain, mais maintenant, c’est une bonne chose que beaucoup d’autres s’y intéressent, et travaillent dessus autrement, sur d’autres périodes, parfois en venant d’autres spécialités. Je travaille souvent avec des sociologues et des anthropologues, parce qu’il s’agit d’une matière à partir de laquelle ils peuvent aussi faire des choses. Personne ne travaille comme un autre. L’écriture joue aussi beaucoup. L’important, c’est de transmettre certaines choses de cette expérience à des étudiants qui eux-mêmes inventeront de nouveaux objets, de nouvelles façons de faire.
Nonfiction.fr – La mise au jour du "subalterne" et des modalités complexes de son inscription dans les sociétés prérévolutionnaires procède sans doute d'une aspiration à réparer un oubli parfois injuste, mais elle semble loin de se limiter à cet objectif éthique. Qu'apporte-t-elle à l'histoire en général ? Conduit-elle à redéfinir significativement notre compréhension de la société d’Ancien Régime, ou à revoir la "hiérarchie" des objets ou problèmes historiques ?
Arlette Farge – Les pensées et les comportements des gens de tout en bas – on n’a pas vraiment de mot qui ne soit pas péjoratif pour les nommer – représentent effectivement tout un pan de l’histoire qu’on n’étudiait pas quand j’ai commencé, et on peut bien parler d’un oubli de l’histoire. Et c’est vrai que j’avais aussi en tête de leur rendre un peu de leur dignité. C’est un grand mot, mais il a tout de même beaucoup de sens. Ensuite, est-ce que cela peut changer quelque-chose dans l’histoire ? Je pense que oui. Par exemple, je n’ai jamais voulu travailler sur la Révolution, tout-à-fait intentionnellement. D’abord, parce que c’était un champ très fermé académiquement, mais aussi parce que je voulais travailler comme si elle n’avait pas existé. Je ne voulais pas raisonner en termes de cause et d’effets, comme on l’a si souvent fait, en me disant : "Nous sommes en 1720, donc dans telle émeute, on voit déjà pointer telle et telle signes annonciateurs de 1789." Mon idée était d’entrer dans l’histoire des gens au moment où ils la font. On ne sait pas ce que sera demain, et c’est ça, je crois qui est intéressant dans l’histoire : lutter contre l’anachronisme, au point de bousculer les catégories mentales et de restituer à l’histoire sa dimension imprévisible. J’avais un professeur, Pierre Laborie, qui disait tout le temps : "Ce qu’il y a de plus prévisible dans l’histoire, c’est son imprévisibilité." Je pense qu’en travaillant justement sur ces sources populaires, ceci est très visible. On aura beau dire : le 13 juillet 1789, personne n’aurait pu dire qu’il y aurait "le 14 juillet". Faire de l’histoire comme cela, ça change l’histoire : ça conduit à ne plus faire ces grands récits linéaires. J’ai été très marquée par les écrits de Foucault, et cela m’a amenée à travailler dans les ruptures, dans les saccades, les intermittences du temps, les relâchements même. Le peuple n’est pas toujours digne, pas plus que les autres, mais ce qui m’intéresse, c’est de le suivre par rapport à ce qui le domine, à travers les fractures, les moments de rapprochement avec les élites où il va s’en servir, etc. Regarder les choses selon cet angle, cela permet de faire bouger les lignes.
En ce qui me concerne, cela change aussi le regard que je pouvais porter sur l’aristocratie, les grands, les libertins. Je m’y suis intéressée un peu incidemment, jusqu’au moment où je me suis rendue compte qu’il y avait une véritable interaction. Ils sont fascinés par le peuple, même s’ils le stigmatisent. Cela a profondément réorienté ma façon de voir comment ils se côtoient. Dans le Marais, ils vivent ensemble, dans les mêmes immeubles, et lorsqu’ils s’expriment, on comprend que pour eux, le peuple détient la vérité : il y a une vérité du peuple qui serait la vérité de l’innocence. Cela m’a amenée à repenser les rapports entre les classes, qui sont très ambivalents : les élites traitent le peuple d’"animaux" et les femmes de "femelles", et en même temps, on trouve dans les archives de police la trace d’aristocrates arrêtés pour s’être déguisés en gens du peuple et avoir fait des choses incroyables dans les cabarets. Pour les grands, aller là, c’est trouver ce qu’ils n’ont pas. Ils ont dans l’idée que le peuple a un sang pur – alors que c’est eux qui ont le sang "pur", le sang bleu – parce qu’il est "nature". C’est en travaillant sur le "bas" que j’ai pu me rendre compte de cela.



Nonfiction.fr – Finalement, cette histoire qualitative du peuple engage à reconsidérer l’ordre du temps politique et les modèles traditionnels de compréhension des rapports sociaux : ce n’est pas rien…

Arlette Farge – Tout à fait, et c’est par ce biais qu’on aborde les paradoxes de l’histoire, qu’on étudie assez peu. Pourtant le présent devrait nous montrer la voie, puisque nous vivons tous et toutes dans un monde de paradoxes. A l’inverse, je crois que ce qu’on met ainsi en lumière a des échos dans le présent. Par ailleurs, travailler sur le peuple m’a permis de comprendre quelque-chose d’important dans ce que le XVIIIe siècle a, à la différence du XVIIe et du XIXe : c’est une gestuelle, une présence du corps, aussi bien chez les aristocrates que chez les gens du peuple. Le corps y est vraiment central. Pour les pauvres, c’est leur seul bien : il est infirme, malade, il a des accidents du travail, etc., mais dans ce siècle tellement effervescent, ils ont en commun avec les aristocrates de vivre à plein leur corps, dans des conditions et suivant des constructions intellectuelles et sociales bien-sûr très différentes. C’est d’ailleurs là-dessus que je suis en train de travailler.

Nonfiction.fr – Depuis votre collaboration avec M. Foucault jusqu'à dans votre livre Effusions et tourments  où vous travaillez à partir des réflexions de Merleau-Ponty, vous nourrissez des échanges suivis avec les philosophes. Que vous semblent-ils pouvoir apporter à votre travail d'historienne ? Ce rapport est-il différend de celui que vous entretenez avec les chercheurs en sciences sociales ?

Arlette Farge – Pour moi, Michel Foucault était historien, plus que philosophe, et nous n’avions pas de discussions philosophiques, même si bien-sûr il avait avec lui tout son bagage. Mais c’est vrai que je lis beaucoup de philosophes : Lévinas, Merleau-Ponty… Ce qu’ils m’apportent, je crois – mais là, j’ai peur de dire quelque-chose de monstrueux – c’est d’abord du rêve ; de l’imagination devant le travail un peu besogneux de recopiage des archives. Ils donnent aussi des outils. On m’a souvent demandé pourquoi je citais beaucoup Bourdieu et Foucault malgré les grandes différences entre leurs approches et leurs théories : j’y trouve des outils, et l’œuvre de Bourdieu est tellement riche que ça ne me dérange pas que sur d’autres points, les théories foucaldiennes qui m’inspirent aussi ne soient pas les mêmes. Mais la philosophie, comme la littérature et le cinéma – que je ne cite pas souvent mais qui occupe une grande place parmi ce qui anime mon travail –, ça m’apporte d’abord du rêve, c’est-à-dire le moyen de transcender un peu mon matériau. Les philosophes sont des gens qui réfléchissent en eux-mêmes, sans matériau brut : c’est fascinant, et sur des problématiques dans lesquelles ils se sont entièrement impliqués, leur réflexion m’aide énormément. Les chercheurs avec lesquels je suis le plus en accord, ceux avec lesquels j’aimerais qu’on se rapproche le plus parce qu’on se dispute beaucoup, ce sont les anthropologues. Si, aujourd’hui, je devais choisir un métier, je ferais ça. Mais leurs modèles sont plutôt immobiles, il n’y a pas la durée et le mouvement, c’est peut-être pourquoi je les cite moins, même si leur discipline est extrêmement riche. De même que la psychanalyse, que je ne sais pas utiliser et dont l’usage en histoire est encore tabou – mais je crois que ça va changer.
(à suivre ici)

dimanche 5 mai 2019

Mgr de Noailles et la Bulle Unigenitus (4)


 
Ne sachant comment sortir de cette crise, Louis XIV propose alors à Rome de réunir les évêques français en concile national (début septembre). Conseillé par son âme damnée Le Tellier, il envisage en fait de déposer l'archevêque de Noailles et dans le même temps imposer aux autres opposants l'acceptation de la Bulle. Informé de ce projet, le premier président du Parlement (accompagné du procureur général d’Aguesseau) lui répond avec une certaine hardiesse : « Nous craignons que votre Majesté n’empiète un peu sur l’autorité de l’Eglise ».

Dans l’ombre, mais toujours prompt à distiller son venin à l’oreille du souverain, le confesseur Le Tellier le presse alors de se rendre à Paris et de tenir un lit de justice pour casser définitivement l’opposition du Parlement.

Le jésuite Le Tellier

S'il n'était soudain tombé malade (en août), Louis aurait sans doute continué de suivre les funestes conseils du parti moliniste, ce dernier ayant par ailleurs obtenu le soutien de Mme de Maintenon contre Noailles. Mais son état s'est aggravé, le voilà alité, et il n'est désormais plus question pour lui de se déplacer à Paris. A l'article de la mort, le roi manifeste même des regrets à l'égard de l'archevêque de Paris : « Vraiment je serais bien aise de le voir, et je suis fâché de mourir brouillé avec lui » (ce que rapporte l’abbé Dorsanne dans son Journal).

Inquiets de ce que pourrait donner cette rencontre, Le Tellier et sa nouvelle alliée Mme de Maintenon s’emploient aussitôt à rédiger un courrier destiné à Noailles, lui expliquant que « sa Majesté le reverrait avec plaisir et qu’elle recevrait même une consolation particulière de mourir entre les bras de son archevêque ». 
La proposition étant évidemment assortie d’une condition : qu’il se soumette à la Constitution Unigenitus...

La réponse de Noailles sera très digne :

« Dieu seul connaît jusqu’où va ma douleur de ne pouvoir rendre mes derniers devoirs au roi… La triste conjecture où je me trouve ne change rien à l’affaire qui m’a attiré la disgrâce du roi et ne me permet pas de faire présentement ce que j’ai cru ne pouvoir faire en conscience lorsque sa Majesté était en pleine santé » .
J'imagine qu'il est inutile de préciser quel écho donnera Le Tellier à cette décision. A Versailles, l'évêque de Chalons ira jusqu'à s'écrier : "puisque le Cardinal n'a pas voulu voir le roi, nous devrions tous aujourd'hui former la résolution de ne voir jamais ce Cardinal"

Pour sa part, soupçonnant sans doute la duplicité de Rohan et de Le Tellier, le roi leur aurait dit peu avant de mourir : « Je suis de la meilleure foi du monde ; si vous m’avez trompé, vous êtes bien coupables : car je ne cherche que le bien de l’Eglise ». Les deux hommes, faut-il le préciser, jureront leurs grands dieux qu’ils ont été les plus loyaux des serviteurs de sa Majesté... Et dans le même temps, l’infâme Le Tellier parvient in extremis à se faire désigner confesseur du jeune Dauphin, futur Louis XV…
Quatre jours plus tard, le 1er septembre au matin, Louis XIV meurt, laissant l'Eglise de France au bord du schisme. Il revient donc au Régent Philippe d'Orléans d'assumer cet héritage et surtout de trouver enfin une issue au conflit...

(à suivre ici
 
la mort du roi