Dans cet article paru en 2012 dans le magazine Le Point, l’écrivain et journaliste ROGER-POL
DROIT sacrifie à la mode de son temps : déboulonner Voltaire
La face cachée de Voltaire
Rousseau a 300 ans, toutes ses
dents et les faveurs du jour. De toutes parts, cette année, ses vertus sont
célébrées. Il est vrai qu’il a tout pour plaire : écologiste avant l’heure,
humanitaire avant la lettre, indigné avant tout le monde. (...)
Celui qui s’efface, qu’on lit
moins, qui semble presque tomber dans l’oubli, c’est Voltaire. Il a ce qu’il
faut pour déplaire : il aime l’argent, la gloire, le progrès, la raison. Il se
méfie du peuple, que nous croyons infaillible, et lutte sans relâche contre un
clergé qui, à présent, a disparu. Personne ne s’inquiète plus des pouvoirs de
l’Église, à part deux ou trois attardés qui se croient encore au XIXe siècle.
Pourtant, avant toute chose, il
faut souligner la grandeur de Voltaire. Elle est réelle, et son courage n’est
pas une fable. S’il repose au Panthéon depuis 1791, ce n’est ni par hasard ni
par erreur. Il est bien le premier – avant Zola, Sartre, Aron et tant d’autres
– qui inventa la figure moderne de l’intellectuel, conscience libre au service
des idéaux de justice, de tolérance et de liberté. Avant lui, aucun homme
d’idées et de plume n’avait jamais fait rapporter une décision de justice
contraire à la dignité et à l’humanité. L’affaire Calas, l’affaire Sirven,
celle du chevalier de La Barre furent pour le philosophe de grandes batailles,
de belles victoires. Voltaire a pris des risques, il a consacré à ces hautes
luttes du temps et des forces, sans en attendre aucun profit. Quand il se lance
dans ces combats, l’écrivain a passé la soixantaine, il a fait fortune, assis
sa notoriété dans toute l’Europe. Il ne se bat pas pour sa gloire, mais pour
des principes universels.
Les préjugés oubliés
Tout le monde connaît cette face
claire. Elle a fait de Voltaire une icône, une gloire de la France, une idole
du peuple, une référence fondatrice de la Révolution française et de l’esprit républicain.
Il y a pourtant une autre face, bien moins connue, déconcertante, où le même
homme paraît d’abord ouvertement raciste. Ainsi, dans l' "Essai sur les moeurs
et l’esprit des nations" (1756), il est vraiment très loin d’affirmer l’unité
du genre humain : « Il n’est permis qu’à un aveugle, écrit Voltaire,de douter
que les Blancs, les nègres, les albinos, les Hottentots, les Chinois, les
Américains ne soient des races entièrement différentes. » On le découvre aussi,
au fil des pages, misogyne, homophobe, antijuif, islamophobe… L’inventaire de
ces textes oubliés surprend, puis inquiète, finalement interpelle. Ce
super-héros serait-il un super-salaud ? L’homme des Lumières, un ami des
ténèbres ? Devrait-on décrocher son tableau d’adversaire résolu des fanatismes
et de prince de la tolérance pour le remplacer par un autre, celui d’un homme
obtus, truffé de préjugés, de mépris et de haines ?
Il faut d’abord s’informer, lire
de près, quitte à se frotter parfois les yeux, pour prendre la mesure de ce
Voltaire méconnu, antipathique, souvent abject. Pour le dénicher, il faut un
peu de patience et quelques recherches. Ce n’est pas que ces textes soient
marginaux – le pire ne se cache pas dans des fonds de tiroir, dans des
opuscules inconnus. On le trouve, au contraire, dans des oeuvres centrales,
incontestables et célèbres, comme le « Dictionnaire philosophique », de 1764.
Mais les versions actuelles sont prudemment expurgées ! Essayez donc de trouver
dans nos librairies les articles « Femme » ou « Juif » – le plus long de tous
dans l’édition originale -, ils ont disparu. En allant les lire, on en apprend
de belles.
Sexiste ordinaire
On prend d’abord l’amant de Mme
du Châtelet en flagrant délit de misogynie pure et dure. Que dit en effet de la
femme l’édifiant article du « Dictionnaire philosophique » ? « En général, elle
est bien moins forte que l’homme, moins grande, moins capable de longs travaux
; son sang est aqueux, sa chair moins compacte, ses cheveux plus longs, ses
membres plus arrondis, les bras moins musculeux, la bouche plus petite, les
fesses plus relevées, les hanches plus écartées, le ventre plus large. Ces
caractères distinguent les femmes dans toute la terre, chez toutes les espèces,
depuis la Laponie jusqu’à la côte de Guinée, en Amérique comme à la Chine. »
Lectrices et lecteurs d’aujourd’hui ne sont pas au bout de leurs surprises. Ce
même article explique combien les femmes, plus faibles, sont aussi plus douces
et il disserte complaisamment de la polygamie en faisant dire à un Allemand de
la part d’un vizir : « Tu changes de vins, souffre que je change de femmes. Que
chacun laisse vivre les autres à la mode de leur pays. »
( ndlr : Regard anachronique de R.P Droit. On pourrait trouver de tels propos chez Diderot ou encore Rousseau. Voltaire, quant à lui, a souvent pris la défense d'Emilie du Chatelet)
Sexiste ordinaire, Voltaire se
révèle aussi homophobe virulent. Face aux amours entre hommes, il ne semble
plus vouloir laisser vivre chacun selon ses moeurs. L’homosexualité masculine
est pour lui un « sujet honteux et dégoûtant », un « attentat infâme contre la
nature », une « abomination dégoûtante », une « turpitude » (article « Amour
socratique » du « Dictionnaire philosophique »). Il tente même d’en disculper
les Grecs et minimise la place des relations sexuelles entre hommes dans
l’Antiquité. Pareil acharnement est d’autant plus curieux qu’il est difficile
de l’imputer au climat de l’époque : les élites du XVIIIe siècle sont de moins
en moins sévères à ce propos, et Frédéric II de Prusse, que Voltaire a
conseillé et fréquenté assidûment, revendiquait sans vergogne son
homosexualité. La plupart des philosophes des Lumières sont d’ailleurs plus que
tolérants envers les partenaires de même sexe. Au contraire, Voltaire n’a cessé
de juger ces moeurs contre nature, dangereuses, infâmes. Encore un point qu’on
ne souligne presque jamais.
(ndlr : R.P Droit ne sait visiblement rien du sort réservé à Diot et Lenoir...)
(ndlr : R.P Droit ne sait visiblement rien du sort réservé à Diot et Lenoir...)
La haine des juifs
Pas plus qu’on ne s’attarde,
généralement, à mettre l’accent sur la haine que Voltaire attise envers les
juifs. Il parle d’eux abondamment, et de manière récurrente, comme du « plus
abominable peuple de la terre », et cela tout au long des mêmes années
glorieuses où il défend Calas et la tolérance. C’est d’ailleurs à l’article « Tolérance
» du « Dictionnaire philosophique » qu’il est sans doute le plus ouvertement
ignoble : « C’est à regret que je parle des juifs : cette nation est, à bien
des égards, la plus détestable qui ait jamais souillé la terre. »
Ces écrits ne sont certes pas
inconnus. Léon Poliakov les a rappelés, en 1968, dans son « Histoire de
l’antisémitisme », et Pierre-André Taguieff dans « La judéophobie des Modernes
» (Odile Jacob, 2008). Malgré tout, ce sont des textes qu’on esquive en
omettant de les éditer ou bien, quand ils sont disponibles, en évitant de les
lire. On y voit pourtant Voltaire accuser le peuple juif de tous les vices, lui
faisant porter la responsabilité des persécutions qu’il endure, lui attribuant
tour à tour lois absurdes, ignorance crasse, cupidité sans frein, misanthropie
farouche.
Voltaire, antisémite ? Voilà qui
ne fait guère de doute, à condition de ne pas tomber dans le piège de
l’anachronisme. Antijuif au point d’être salement injurieux, méprisant et
injuste, Voltaire ignore bien évidemment l’antisémitisme de persécution raciale,
qui apparaîtra une centaine d’années après sa mort avec les doctrines
biologisantes inventées par l’Allemagne du XIXe siècle. Malgré tout, la
proximité entre ses attaques et l’antisémitisme moderne est suffisante pour que
des hommes de Vichy, en 1942, aient pu considérer les textes de Voltaire comme
une aubaine, au point de les utiliser comme instrument de propagande dans la
France allemande.
l'ouvrage de X Martin aligne les mêmes poncifs |
Mahomet, « tyran criminel »
Du côté de l’islam, enfin, la
situation est d’abord aussi catastrophique. Dans sa pièce « Le fanatisme ou
Mahomet », rédigée en 1736, jouée à Lille puis à Paris en 1741 et 1742,
Voltaire juge le Prophète en des termes qui sont, eux aussi, d’une extrême
violence. Au fil des dialogues, Mahomet est appelé « monstre », « imposteur »,
« barbare », « Arabe insolent », « brigand », « traître », « fourbe », « cruel
»- avec pour finir le verdict sans appel de cet alexandrin : « Et de tous les
tyrans c’est le plus criminel. » Voilà qui suffit largement pour ranger notre
icône des Lumières dans la catégorie des islamophobes – au prix, là encore,
d’un anachronisme, puisque le mot est de notre époque, non de la sienne. Il
n’empêche que, si n’importe quel intellectuel d’aujourd’hui publiait le quart
de ces injures, il aurait à ses basques non seulement des pétitions indignées,
mais peut-être, quelque fatwa aidant, des assassins à ses trousses. Ce n’est
pas un hasard si les représentations de cette pièce, en 2005, ont suscité
protestations et menaces.
On aurait tort, toutefois, de
s’en tenir là. Car Voltaire s’adoucira. Plus tard, notamment dans l' "Essai sur
les moeurs et l’esprit des nations", de 1756, il change ses jugements, au
point de devenir élogieux envers le monde musulman, de voir en l’islam une
religion sage et austère, d’insister sur ses aspects philosophiques et
tolérants. On ne saura oublier que c’est sans doute moins l’islam qui
l’intéresse que l’usage qu’il peut en faire contre le catholicisme. Certains
expliquent ainsi la plupart des violences voltairiennes ; ne pensant qu’à "écraser l’infâme" (le fanatisme, incarné par l’Église et le clergé), le
philosophe ferait feu de tout bois. S’il attaque tant les juifs, ce serait
parce que le christianisme se réclame de la Bible, s’il dénonce la violence de
Mahomet, c’est en visant celle des chrétiens, s’il loue la tolérance musulmane,
c’est pour mieux dénoncer la religion chrétienne, "la plus ridicule, la plus
absurde et la plus sanguinaire qui ait jamais infecté le monde", écrit-il à
Frédéric II de Prusse en 1767.
Partiellement juste, cette
explication par l’antichristianisme ne justifie pas tout. Parcourir tant de
pages où le héros de la tolérance se révèle haineux et méprisant laisse un goût
amer et des interrogations ouvertes. Pour s’en sortir, on ne dispose que
d’hypothèses. On peut notamment essayer d’en appeler à l' "air du temps" :
tous ces préjugés qui nous embarrassent, ces jugements péjoratifs et offensants
sur les femmes, les homosexuels, les juifs, les musulmans… ne seraient
qu’inévitables, et donc excusables, séquelles des temps anciens.
« À l’époque », dira-t-on,
pareils énoncés n’avaient pas le même sens ni la même portée qu’aujourd’hui.
Habituelle et facile, cette réponse s’en tire à bon compte et ne va pas loin.
Certes, on ne peut nier que les sensibilités évoluent, mais il est également
bien facile de trouver, parmi les contemporains de Voltaire, des penseurs qui
combattaient pour l’égalité des sexes, la liberté des moeurs, la dignité des
juifs et celle des musulmans. Vingt ans avant la naissance de Voltaire, par
exemple, François Poulain de la Barre publiait « De l’égalité des deux sexes »
(1673), l’un des premiers grands classiques du féminisme, "où l’on voit
l’importance de se défaire des préjugés". En 1714, le philosophe irlandais
John Toland, libre-penseur, publiait un texte délibérément « philosémite », «
Reasons for Naturalizing the Jews in Great Britain and Ireland ». Eux et
quelques autres contrevenaient donc à cet « air du temps » supposé
tout-puissant, et l’on eût aimé compter Voltaire en leur compagnie. Ce n’est
pas le cas.
Dès lors, certains seront tentés
de le brûler. Aux indulgents, qui dissolvent ses propos infâmes dans les
habitudes de l’époque, succèdent les teigneux à courte vue, qui aiment
par-dessus tout cracher sur les idoles et déboulonner les statues. Si le philosophe
de Ferney n’est plus tout entier admirable, diront-ils, qu’on le jette tout
entier, qu’on l’oublie à jamais ! Au lieu du Panthéon, les poubelles de
l’Histoire. Voilà encore une esquive, elle aussi bien simpliste. Car la
difficulté, la seule intéressante, est d’affronter la coexistence de ces deux
faces : ici tolérance, raison, Lumières, là mépris, calomnies, exclusions.
Sans prétendre détenir « la »
solution, il est possible de proposer une dernière hypothèse. Ce qu’incarne
Voltaire, dans ses contrastes et ses contradictions, il se pourrait bien que ce
soit tout simplement… la France, dans ce qu’elle a simultanément de grand et
d’ignoble. Il faudrait alors envisager que la France soit à la fois universelle
et xénophobe, tolérante et excluante, égalitaire et bornée. Sans doute est-ce
là une éventualité peu agréable à entendre, et encore moins à creuser.
Pourtant, nos récentes campagnes électorales semblent avoir confirmé cette
image paradoxale. La plupart du temps, nous nous employons assidûment à l’éviter,
préférant ne penser qu’une seule face de la France. Le miroir que nous tend
Voltaire, avec son tain parsemé de vilaines taches noires, est peut-être là
pour nous rappeler la situation compliquée de la pensée française. Cette
situation resterait en fait, pour l’essentiel, à penser. Si c’est le cas,
est-il si étonnant qu’on ne lise plus vraiment Voltaire ?
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