vendredi 26 mai 2017

Le XVIIIè siècle revisité par Marion Sigaut




Faute de patience, je n'ai reproduit (et écouté !) que les 15 premières minutes de cette conférence de Marion Sigaut, intervention consacrée aux aléas subis par l'Eglise après 1789. 

Durant ce premier quart d'heure, l'historienne avance un nombre de contre-vérités et d'approximations assez prodigieux:
- en confondant Lumières (mouvement né selon elle en "1740"!) et Encyclopédie...
- en déclarant Calas coupable (2è min) du crime de son fils (nous avions déjà évoqué la question ici).
- en imaginant une alliance entre Jansénistes et Encyclopédistes contre les Jésuites. On rappellera au passage le mot célèbre de Voltaire adressé à d'Alembert, et ce après l'expulsion des Jésuites (1767) :   
"on nous avait délivrés des renards pour nous abandonner aux loups. Vous savez que la chasse aux loups est beaucoup plus difficile que la chasse aux renards, il y faut du gros plomb"
- en imaginant une ligue Turgot-Encyclopédistes destinée à supprimer le repos du dimanche ainsi que les fêtes, et ce contre l'avis des autorités ecclésiastiques. Là encore, nous avions reproduit (ici) quelques mandements d'évêques eux aussi favorables à la réduction des jours chômés.
- en décrétant (9è min) que la saisie des biens du clergé après 1789, "ça s'appelle du vol", l'Eglise étant "sans charge pour le budget de l'Etat"(sic). Une nouvelle fois, rappelons à Marion Sigaut que l'Eglise n'était pas propriétaire mais usufruitière de biens destinés à lui permettre de remplir ses fonctions. Quant à la dîme (par décence, nous tairons son usage), qui oserait nier qu'elle constituait bel et bien une "charge" de plus sur les épaules de la nation ?
- en assénant (sans mollir) que la Révolution a "supprimé l'éducation pour les petites filles" (20è min). Lors de ma dernière conférence, j'ai évoqué la scolarité de quelques figures féminines du XVIIIè (notamment Louise d'Epinay, voir ici), mais également la volonté déclarée par l'Eglise de maintenir ces jeunes filles dans un état de minorité intellectuelle. Quant à la gratuité de cette éducation, précisons qu'il existait effectivement des écoles caritatives, mais davantage encore d'externats ou d'internats payants !
A bon entendeur...
Marion Sigaut (à droite)

 

Louise d'Epinay, vue par la presse du XIXè siècle (3)


 Cet autre article est extrait d'un numéro du Gaulois daté du 20 juillet 1882. Comme bon nombre de biographes, le journaliste prend pour argent comptant le récit que fait Louise d'Epinay dans son roman autobiographique.

Voici la 2nde partie de l'article.






Elle mourut, cette Mme de Bellegarde, et son mari la pleura jusqu'à l'extravagance. On sait quel était, à cette époque, le grand appareil du deuil. Le deuil de veuve surenchérissait sur le deuil du veuf; le fermier général l'adopta rigoureusement. Toute la maison était tendue de gris on cacha toutes les glaces on se vêtit de noir. Dans le silence obstiné de tout le monde éclataient à chaque instant les sanglots et les cris de M. de Bellegarde. L'excès fut tel qu'il y dut renoncer au bout de fort peu de mois; on périssait d'ennui sous ces tentures lugubres. Le bonhomme de Preux, qui était venu à Paris, conduit par son bon cœur, fut si heureux qu'on les ôtât, qu'il fit aussitôt charité d'un louis aux pauvres.
Mais déjà Louise d'Esclavelles était à marier. Elle avait de l'imagination, de l'esprit, du tact dans la causerie, de la tendresse dans l'âme, une figure avenante, une tournure distinguée. Elle aimait depuis longtemps son cousin d'Epinay, le fils aîné du fermier général, et son cousin l'aimait. Si cette naturelle affection avait été combattue, il n'est pas besoin de le dire. Personne ne se prêtait au mariage, les uns par morgue de naissance, les autres par morgue de richesse, si ce n'est les deux amoureux.
D'Epinay, bon musicien, accompagnait au clavecin sa cousine, qui chantait, et il lui faisait, en l'accompagnant, des déclarations ardentes. On voulut mettre ordre à cet amour. Le jeune homme eut des maîtresses mais, un beau jour, il feignit la folie, et la noce eut lieu.
L'oncle de Preux envoya pour le souper le produit de sa chasse : un marcassin et six perdrix rouges valant des bartavelles. Après souper, on apporta la corbeille, pleine de diamants et de joyaux, avec une bourse de cent louis d'or donnée par le beau-père. On s'embrassa, on pleura; soirée charmante! Sur les minuit, on se rendit à la messe; on s'embrassa encore, l'on pleura de nouveau; puis l'on s'alla coucher.
Or, le lendemain, ce fut une plaisante chose lorsqu'on entra dans la chambre des époux. Le mari poursuivait sa femme, une boîte de rouge à la main, la femme esquivait son mari et son rouge. « Vous mettrez du rouge, » criait le mari. « Je n'en mettrai pas, » ripostait la femme. Et, finalement, elle en mit.
A quelques jours de là, autre scène.
Le mari dit: " Nous allons au spectacle." La belle-mère se fâcha « Ma fille ne va pas au spectacle. » La femme mourait d'envie de prendre du plaisir. Elle dut attendre pour en prendre. Finalement, elle en prit. Elle devait même, par la suite, en prendre beaucoup.
D'Epinay, vrai Parisien, forma tout de suite mille beaux projets. On aurait, chaque semaine, deux soupers et un dîner, sans compter un grand concert et un concert intime, à s'amuser à porte fermée. On passa quelque temps à s'adorer. Le jeune homme ne sortait guère, et, lorsqu'il sortait, la jeune femme s'enfermait dans la bibliothèque. Qui était ravi de cette union? Le beau-père de Bellegarde. Qui ne l'était point? La belle-mère d'Esclavelles. Celle-ci ne pouvait pardonner à Mme d'Epinay d'être
la femme de son mari. L'oncle de Preux gourmandait sa sœur avec son gros bon sens « Laissez donc les enfants se divertir à leur guise. S'ils s'amusent, tout ira bien. Que notre fille mette du rouge et qu'elle aille à la comédie! Qu'elle embrasse, qu'elle tutoie son maître du matin au soir et qu'elle bâille en son absence cela est parfait. Et point de mauvaise humeur!
Hélas les beaux jours ne durèrent pas. D'Epinay s'ennuya de son bonheur et il fit pleurer sa femme. D'abord il rentra tard, ensuite il ne rentra plus. Deux comédiennes l'affolaient. L'une des deux avait un amant qui, furieux, le fit bâtonner et arrêter par la police; sa femme paya ses dettes, il la remercia en s'acharnant dans sa vie joyeuse. « Voulez-vous me plaire, lui dit-il, où à peu près, faites comme moi et laissez-moi tranquille. » Une fois, il entra dans sa chambre avec ses amis. En fin de compte, elle suivit son exemple, se dissipa, se donna des plaisirs. Elle eut des amis, elle alla souper en lieu suspect, elle fut de toutes les parties, elle fit le diable et, sur le retour, écrivit ses Mémoires.
l'amant Dupin de Francueil
Je ne puis aller plus loin et c'est dommage, car jamais je n'eus devant moi si verte matière, et si friande. Cette Mme d'Epinay finit sa vie moins orageusement, ce M. d'Epinay se ruina de fond
en comble. Il y a plus d'un siècle que ces choses se passèrent. Nos mœurs, à coup sûr, ne sont pas plus dépravées. Sont-elles moins élégantes ? En vérité, je ne le crois pas. 

jeudi 18 mai 2017

Louise d'Epinay, vue par la presse du XIXè siècle (2)

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 Cet autre article est extrait d'un numéro du Gaulois daté du 20 juillet 1882.
En voici la 1ère partie.




II n'y a pas de roman qui vaille l'histoire intime, l'histoire à vif, ni écorchée ni fardée, jaillie des mémoires et des correspondances, où les personnages se présentent d'eux-mêmes, dans le costume de leur époque, dans le sans-façon de leur pensée. Le présent, si dégagé qu'il soit, ou qu'il se croie, de toute ancienne tradition, se tourne quelquefois vers le passé, non sans complaisance.

Qu'étaient nos aïeux et que faisaient-ils? Quelles étaient leurs habitudes, leurs manières et leurs manies ? Nous aimons à l'apprendre; nous nous plaisons, en un mot, à nous regarder vivre en tous ceux qui ont vécu. Le goût de la vérité, sous ses grands- et ses menus aspects, aura possédé tout ce siècle dont on médit vainement, car il est un beau siècle. Je ne puis souffrir, quant à moi, que l'on nous parle de décadence intellectuelle et de moeurs dégénérées dans l'élite sociale. A vrai dire, chaque période qui passe a ses bons et ses mauvais côtés, et il se trouve toujours quantité d'esprits chagrins pour ne s'apercevoir que de ces derniers. Regardez cependant où nous en sommes.

N'avons-nous pas des arts admirables, des sciences constamment élargies, des industries prospères, une activité qui ne se dément jamais? (…)



Je viens de lire un délicieux livre, un livre qui m'a ravi du premier mot à la fin la Jeunesse de madame d'Epinay, par MM. Lucien Perey et Gaston Maugras. Mme d'Epinay ne fut rien autre chose qu'une aimable femme, un type achevé de la Parisienne au dix-huitième siècle. Veut-on savoir au juste ce qu'était la Parisienne mondaine en ces jours lointains, trop décriés et trop vantés?

un ouvrage qui m'a été très utile !


La curiosité peut ici se satisfaire en plein et le plus agréablement du monde. On s'est accoutumé à les voir, ces belles au sourire engageant, à travers un nuage de poudre à la maréchale un peu trop fait en façon de nuage d'opéra. A les déshabiller, on les reconnaît charmantes encore, mais non supérieures, à tout prendre, à beaucoup de ces charmeresses qui font notre tourment et notre joie. Elles aussi, je vous l'affirme, auront plus tard la transfiguration des légendes. L'homme est de ce tempérament, il désire ce qu'il n'a pas, il regrette ce qu'il n'a plus et se prend à le déifier.



Mme d'Epinay est la fille d'un bon gentilhomme d'épée, le baron d'Esclavelles, et d'une femme de petite noblesse, Florence-Angélique Prouveur de Preux. Faites attention à cette double origine elle met en présence les deux éléments de la société la haute aristocratie et la basse, qui tient à la roture. M. d'Esclavelles a pour sœur la marquise de Roncherolles; Mlle Prouveur a pour sœur Mme de Bellegarde, femme d'un fermier général d'une fabuleuse richesse, et pour frère un homme excellent qui vit retiré dans sa gentilhommière, chassant et soignant ses chiens, qui a nom le comte de Preux. Entre ces personnages.un drame va se jouer. A peine le père d'Esclavelles est-il mort, le premier acte commence.
L'enfant est toute jeune. Que fera-t-on d'elle? A cette question, toutes les cervelles de la famille entrent en ébullition. « Qu'on la mette au couvent, dit la tante de Roncherolles on l'en tirera pour la marier à un homme de qualité qui sera très honoré de porter son nom et ses armes.» C'est le conseil de la haute aristocratie qui ne veut pas déchoir. La tante de Roncherolles perd la tête, répond l'oncle de Preux. Nous ne sommes pas les cousins du Roi, que je sache. Menez ma nièce à la campagne on l'y mariera, au temps voulu, à quelque bon gentilhomme de la province, qui aura du bien et un honnête nom qu'il gardera. » C'est le conseil de la petite aristocratie qui ne veut pas se surfaire.

M. de Bellegarde, à son tour, propose à sa belle-sœur de s'installer chez lui avec sa fille. On mariera Louise d'Esclavelles à quelque riche financier.

« Soixante mille livres de rente valent le sacrifice d’une révérence au nez du roi, dira-t-on un jour à la mère, La mariée n'en vaudra pas moins et la soupe en vaudra mieux » Voilà le conseil de la roture, qui veut tout envahir. Sur ce terrain vous devinez jusqu'où l'on peut aller .Au dix-huitième siècle, il n'y a pas dans les familles de débat politique; par contre, tout est débat de caste. On n'est pas comme aujourd'hui républicain ou monarchiste; on est noble à plus ou moins de quartiers, ou roturier à plus ou moins d'écus. Avez-vous vos seize quartiers? Vous aurez ma fille. N'avez-vous pas d'argent! Je garde mon fils.

Et la lutte entre les deux ordres est vive au possible. Voici Mme de Bellegarde, la, femme du fermier général chez lequel s'est retirée Mme d'Esclavelles. Elle a, près de Saint-Denis, un château superbe et, dans la rue Saint-Honoré, un hôtel où tout resplendit. Le salon est tendu de brocatelle verte encadrée dans des baguettes de bois doré; les meubles, à fond rouge, sont brodés à l'aiguille de fleurs et d'ornements. On ne voit partout que girandoles, trumeaux, pilastres, garnitures du plus grand prix. Le clavecin sort des ateliers de Hans Ancker, d'Anvers. Tout brille, tout étincelle. La maîtresse dela maison se montre en habits magnifiques, quoique le plus souvent d'assez mauvais goût. On l'y voit, par exemple, en robe de gros velours jaune, galonné de clinquant d'argent comme les atours des poupées. Elle est coiffée en cheveux, avec des aigrettes de diamant et des poignées de fleurs, telles qu'on en met sur les desserts .

 
le château de la Chevrette

N'importe elle n'omet pas une occasion de morigéner sa sœur et d'humilier sa nièce. A celle-ci, elle a fait présent d'une toilette de damas à douze francs l'aune; la jeune fille ne se sent pas d'aise, mais la roturière n'est pas d'humeur à se laisser cajoler « Je crois, ma nièce, lui dit-elle, que, sans moi, vous n'auriez jamais porté une si belle robe. Avant de remercier, pensez à tout ce que je fais pour vous, et voyez ce que vous deviendriez sans moi. Votre père n'était qu'un gueux, malgré sa naissance ne soyez pas flère et haute comme lui si vous voulez conserver mes bontés. » Et ce sont, à tout propos, des scènes de cette impertinence. Avouez qu'on est moins brutal au temps qui court. 

(à suivre ici)

mercredi 17 mai 2017

Louise d'Epinay, vue par la presse du XIXè siècle


Le 29 juillet 1882, le très conservateur Gaulois consacrait un long article à Louise d'Epinay.
J'en reproduis ci-dessous de très larges extraits.
 
 

Le tableau d'une existence conjugale et mondaine, à Paris, au dix-huitième siècle, a de quoi nous instruire. On jugera, tout au moins par comparaison, que nous ne sommes pas aujourd'hui des monstres de corruption aussi complets qu'on l'insinue. En tout cas, si l’on aime les indiscrétions et les ouvertures sur la vie privée, en voici de rétrospectives qui ont leur piquant et qui n'offrent, grâce à Dieu, ni inconvénient, ni inconvenance.
Le jeune d'Epinay avait été élevé, suivant la mode de son temps, avec plus d'apparat que de soin réel. Il avait passé les années d'usage au collège, accompagné d'un gouverneur pour la forme, mais à peu près maître de sa personne et de ses actions. Ensuite, on l'avait mis en pension au faubourg Saint-Germain, afin qu'il se trouvât, comme on disait alors plus à portée de faire son académie Dans l'entre-deux, il s'était épris de sa cousine Louise d'Esclavelles, laquelle, pour ses péchés, s'était éprise de lui. Les choses traînèrent en longueur, ainsi qu'on sait déjà. D'Epinay voyagea, s'égaya, fit cent fredaines. Pour qu'on lui accordât la main de Louise, il feignit un commencement de démence. Bref, à l'heure où je le prends, il est marié depuis quelques jours, il a imposé à sa femme le rouge du fard; il est plein de fantaisie, de légèreté et d'agrément il s'échappe en desseins de toute sorte, en homme de goût qui se veut ranger. M. de Bellegarde a obtenu pour lui la survivance de sa charge de fermier général. Tout le monde, en un mot, dans cette heureuse maison, respire le bonheur. 
Denis d'Epinay

Il faut suivre nos deux tourtereaux en leur lune de miel. Le matin, ils restent chez eux, en tête-à-tête, les pieds sur les chenets. A deux heures, on se réunit aux grands-parents pour dîner en famille et l'on s'arrête, après, au salon, à jouer au cavagnolle ou à recevoir ses amis. Vers quatre heures, chacun regagne son appartement. D'Epinay sort jusqu'au souper, ou bien, de préférence, il demeure avec sa femme, soit à déchiffrer au clavecin la partition nouvelle, soit à poursuivre la lecture du roman commencé. Par intervalles, on s'interrompt et l'on bavarde c'est une réflexion qui est venue à l'un ou à l'autre des amoureux, c'est un besoin de soudaine expansion qui les déborde. Le dix-huitième siècle raffole des controverses sentimentales. On discute interminablement des questions comme celle-ci. La constance suffit-elle à inspirer l'amour? ou encore : la musique n'aide-t-elle pas au sentiment, et, pour être sensible aux douceurs d'un amour tendre et vertueux, ne faut-il pas l'être aux charmes de l'harmonie ? Que de fois, dans les boudoirs de l'époque, ces subtils marivaudages ont tourné à la polissonnerie toute pure. Mais ceci, pour le quart d'heure, ne nous regarde en rien. On a accusé d'Epinay d'être sans principe. Dans une conversation d'après-dîner, Mme d'Epinay découvre qu'on le calomnie. Oui, son mari a un principe. Elle refuse obstinément d'aller au spectacle par crainte de chagriner sa mère, et il s'est écrié : « Ce chagrin est déraisonnable et ce qui est déraisonnable ne mérite pas qu'on y cède. » Cette maxime unique, cette règle de conduite accommodante et que l'on plie à son gré est le chef-d'œuvre et le mot de passe de ce joli monde épicurien.
Epicurien, d'Epinay l'est dans l'âme. S'il souhaite avoir son installation particulière, c'est que la maison paternelle a trop d'austérité pour son humeur. Quand donc aura-t-on licence de danser au logis ? Ma foi ! les choses vont s'arranger. Mme d'Esclavelles est fort pieuse, et son gendre est fort païen. Qu'il aille à la messe et aux vêpres, on le récompensera d'un bal. Ainsi dit, ainsi fait. Un beau dimanche, voilà nos époux à la messe, aux vêpres aussi. Le bal aura lieu; on vaque immédiatement aux préparatifs et l'on dresse la liste des invitations. Les grands-parents ont posé, il est vrai, certaines conditions par exemple, il n'y aura que douze femmes et seize hommes, et l’on sera en habit de caractère, mais sans masque. Au fond, l'on ne s'amusera que davantage, et c'est parfait.
Quelle activité dans l'hôtel ! Le vieux fermier général est aux anges, tant et si bien qu'il craint qu'on ne s'en aperçoive. Mme d'Esclavelles s'occupe de la toilette de sa fille, de l'ornement des salons, de tout le divertissement. Elle grimace bien un peu en songeant aux petits cris de quelques jansénistes de sa connaissance mais, bah ! le sort en est jeté. On ne vit plus, on se ravit.
Le grand jour est arrivé enfin. Oh ! la belle soirée que l'on se donne. D'Epinay ne se possède pas; Mme d'Epinay déborde. La présidente de Maupeou, sa cousine, lui a présenté un fringant gentilhomme, un des princes de la mode, le chevalier de Canaples. M. de Canaples fait des miracles pour justifier l'opinion galante qu'on a de lui. On ne dit point qu'il ait produit une vive impression sur la jeune femme, mais son mari en est féru du premier coup. Prenez garde au Canaples il va devenir important. Que dis-je ? Il y a du Canaples dès le lendemain du bal. Le chevalier et le financier s'entendent si bien qu'ils ne se quittent plus. En quelques semaines, on voit se dégager un d'Epinay nouveau, un d'Epinay roué, un d'Epinay du dehors, un d'Epinay qui n'apparaît plus chez lui qu'en brûleur de maison. Mme d'Epinay lui fait des remontrances, il ne l'écoute pas. Elle pleure, les amis de son mari demandent si elle a des vapeurs. Comme elle se lamente auprès de son beau-frère, M. de Jully, celui-ci la console: « Bagatelles que tout cela D'Epinay se dissipe, mais il ne vous en aime pas moins. Que voulez-vous de plus ? » Entre temps, il y a des raccommodements, suivis de nouvelles désertions. Mme d'Epinay n'est pas, d'ailleurs, sans s'illusionner encore. Le jeune financier a beaucoup d'affaires, il est bon qu'il sorte, qu'il se montre, qu'il fréquente le monde. Quelquefois, il lui revient malade; elle le soigne, et il retourne à ses plaisirs. Le Canaples commence à lui émouvoir furieusement les nerfs, mais il n'y a pas à en parler. La saison renaît, cependant, des bals de l'Opéra. De la Saint-Martin à l'Avent, toutes les élégances de Paris se donnent rendez-vous dans la grande galerie octogone, enrichie de glaces magnifiques, symétriquement posées, qui reflètent de tous côtés les lustres et les girandoles, les panneaux de marbres de couleur rehaussés d'applications de bronze doré, les tapisseries frangées d'or des loges, les riches étoffes drapées sur les balustrades et tout le mouvant ramage des costumes. On s'y intrigue sans merci on s'y accointe sans scrupule. D'Epinay y conduit sa femme d'autorité. Quelqu'un s'approche d'elle c'est M. de Canaples. Le chevalier profite amplement de la liberté du lieu; il est entreprenant, il pousse des soupirs, il pose des questions. Mme d'Epinay ne sait répondre que des «  Quoi et des Monsieur, je ne comprends pas ce que vous voulez dire ». Aussitôt, elle avertit son mari. Son mari trouve la plaisanterie délicieuse et il se déclare enchanté.
Mais voici que les devoirs de sa charge l'obligent à s'absenter. La jeune femme est inconsolable jusqu'au ridicule. En partant, il a avoué quelques dettes en ordonnant qu'on les payât sur sa pension mensuelle. La nouvelle s'en répand, il pleut des réclamations à l'infini. L'ami de M. de Canaples a fait des acquisitions sans nombre dont il n'a pas soufflé mot. Où sont passés ces carrosses, ces attelages, ces bijoux ? Mme d'Epinay redoute de l'apprendre, et néanmoins, qui le croirait? son amour est si grand qu'elle est heureuse de recevoir les créanciers, qu'elle leur abandonne tout l'argent qu'elle a, qu'elle les retient pour entendre prononcer le nom de son époux.
Quelle découverte lui faut-il donc, ou quel coup de foudre, pour dessiller ses yeux? Nous y voici. Le hasard la mène, une après-midi, chez LaFrenaye, le joaillier du beau monde. Qu'aperçoit-elle? Le portrait de M. d'Epinay, en miniature, luxueusement encadré. A qui est ce portrait? Il est à la demoiselle Verrières, danseuse de la Comédie. Le sang lui monte aux joues; elle écrit à son volage une lettre de la meilleure encre, demandant que la miniature lui soit restituée. Le fermier général lui mande, pour toute réponse, que MMe Verrières est une bonne fille et qu’elle ne portera pas le médaillon, car elle ne voudrait pas lui faire de la peine.
Alors, Mme d'Epinay n'y tient plus. Sa passion s'évanouit. De recluse éplorée, elle devient mondaine à outrance. Elle a pour amies Mme d Arty et Mlle d'Ette, deux évaporées, deux évaporantes qui la font souper chez Francœur, l'inspecteur de l'Opéra, et dîner chez Mlle Quinault, l'actrice à la mode, où se rencontrent des écrivains, des petits maîtres et des femmes du grand ton. Le fermier général est pris d'un accès de colère à propos de Francoeur, mais il se ravise à propos de Mlle Quinault, et il dit cavalièrement à sa femme : «  J'ai appris que vous aviez fait connaissance intime avec Mlle Quinault. J'en suis fort aise ! Vous voilà lancée dans le monde élégant ». Et il ajoute quelques conseils sur la manière de s'y comporter. On n'a pas, en vérité, plus de désinvolture 
Marie Rinteau, alias Mlle de Verrières

A présent, les deux époux sont parfaitement étrangers l'un à l'autre. M. de Bellegarde est mort; son fils a monté sa maison sur un plus grand pied. Il a trois laquais pour lui et un pour sa femme, et seize officiers, servantes ou valets. De loin en loin, il assiste, par politesse, à la toilette de sa femme; mais il n'est jamais levé avant dix heures. Son secrétaire peut à peine obtenir de lui les instructions indispensables pour l'expédition des affaires. Tout son temps appartient aux maquignons qui viennent lui proposer des chevaux, aux chanteurs qui viennent lui demander sa protection pour l'Opéra et qu'il régale de remarques sur la propreté du chant français, aux marchands qui accourent en foule et qui le grugent à l'envi sans parler du reste. Ses frasques se multiplient avec ses prodigalités. Il a le front de meubler somptueusement une maison à Epinay pour les demoiselles Verrières. Allons au bref il se livre aux usuriers il est l'objet de saisies perpétuelles il se ruine; il est ruiné. J'ai retracé l'histoire intime d'un Parisien d'autrefois j'ai tiré des documents fournis par MM. Perey et Maugras, tout le tableau d'un ménage parisien d'il y a plus d'un siècle. Ne pensez point que le cas de M. et Mme d'Epinay soit une exception; il a, au contraire, le triste mérite de résumer les mœurs de l'époque. Voilà où aboutissait un mariage d'amour au siècle dernier. Je défie ceux qui viendront après nous de nous peindre à si peu de frais. On voit bien que notre décadence n'a rien inventé, pas même la morale indépendante. 

(à suivre)

lundi 15 mai 2017

Que la fête commence - B.A.

      

Ce soir, sur France 5.
Les Royalistes haïssent ce film, les autres l'adorent...

jeudi 11 mai 2017

Louise d'Epinay chez Voltaire (4)


Voltaire continuera d'écrire à Louise et Grimm, même après leur départ de Genève en octobre 1759.
 
 
 
A MADAME D’ÉPINAY    Aux Délices, 19 octobre 1759

Voici probablement, madame, la cinquantième lettre que vous recevez de Genève. Vous devez être excédée des regrets; cependant il faut bien que vous receviez les miens. Cela est d’autant plus juste que j’ai profité moins qu’un autre du bonheur de vous posséder. Ceux qui vous voyaient tous les jours ont de terribles avantages sur nous. Si vous aviez voulu leur donner encore un hiver, nous vous aurions joué la comédie une fois par semaine. Nous avons pris le parti de nous réjouir, de peur de périr de chagrin des mauvaises nouvelles qui viennent coup sur coup. J’ai le coeur français; j’aime à donner de bons exemples; mais, en vérité, tous nos plaisirs sont bien corrompus par votre absence et par celle du Prophète de Bohème (ndlr : Grimm, l'amant de Louise). Quelle spectatrice et quel juge nous perdons!
 (...) Il n’y a, au bout du compte, que Tronchin qui fasse des miracles. Je le canonise pour celui qu’il a opéré sur vous, et je prie Dieu, avec tout Genève, qu’il vous afflige incessamment de quelque petite maladie qui vous rende à nous. 
Je vous supplie, madame, de ne me pas oublier auprès de M. d’Épinai et de monsieur votre fils. Permettez aussi que je fasse mes compliments à M. Linant. Adieu, madame. L’oncle et la nièce vous adorent. Nous allons répéter. V.

A MADAME D’ÉPINAY   Aux Délices, 26 novembre 1759

 (...) Que faut-il faire à tout cela, madame? S’envelopper de son manteau de philosophe, supposé qu’Arimane nous laisse encore un manteau. J’ai heureusement achevé de bâtir mon petit palais de Ferney (il s'apprêtait à s'y installer); l’ajustera et le meublera qui pourra; on ne paye point les ouvriers en annuités et en billets de loterie; il faut au moins du pain et des spectacles; vous êtes, à Paris, au-dessus des Romains: vous n’avez pas de quoi vivre, et vous allez voir deux nouvelles tragédies, l’une de M. de Thibouville, et l’autre de M. Saurin (Henri de Thibouville et Bernard-Joseph Saurin, auteurs de Namir et Spartacus).

Pour moi, madame, je ne donne les miennes qu’à Tournay; nous avons fait pleurer les beaux yeux de Mme de Chauvelin l’ambassadrice, et nous aurions encore mieux aimé mouiller les vôtres. La république nous a donné de grosses truites, et la gazette de Cologne a marqué que ces truites pesaient vingt livres, de dix-huit onces la livre. Plût à Dieu que les gazetiers n’annonçassent que de telles sottises! Celles dont ils nous parlent sont trop funestes au genre humain.

Mme Denis, madame, vous fait les plus tendres compliments. Vous savez bien à quel point vous êtes regrettée dans le petit couvent des Délices; daignez faire le bonheur de ce couvent par vos lettres. Que fait notre philosophe de Bohème? n’est-il pas ambassadeur de la ville de Francfort, que nous n’aimons guère? S’il demande de l’argent pour elle, je ferai arrêt sur la somme. Comment se porte M. d’Épinay ? ne diminue-t-il pas sa dépense comme les autres, en bon citoyen? Où en est monsieur votre fils de ses études? ne va-t-il pas un train de chasse? Encore une fois, madame, écrivez-moi; je m’intéresse à tout ce que vous faites, à tout ce que vous pensez, à tout ce qui vous regarde, et je vous aime respectueusement de tout mon coeur.
 
le château de Ferney

A MADAME D’ÉPINAY  Aux Délices, 7 décembre.

J’ai deux grâces à vous demander, ma chère philosophe, lesquelles ne tiennent en rien à la philosophie: la première, c’est de vouloir bien m’envoyer un second exemplaire de la Mort et de l’Apparition de mon cher frère Berthier (Voltaire venait d'écrire contre le Jésuite); la seconde, de vouloir bien vous abaisser en ma faveur jusqu’à jeter un coup d’oeil sur les misérables affaires de ce monde matériel, et de me dire si les actions des fermes sont un effet qui puisse et qui doive subsister. Ce sont deux propositions de théologie et de finances dont je suis honteux. Le paquet Berthier pourrait être contresigné Bouret, car ce cher et bienfaisant Bouret a la bonté de me contresigner tout ce que je veux. Ma respectable philosophe, vous êtes bien tiède: quoi! vous et le prophète de Bohème, vous êtes à Paris, et l’infâme n’est pas encore anéantie! Il faudra que je vienne travailler à la vigne.

Ma chère philosophe, vous n’avez pas eu de confiance en moi, et vous l’avez prodiguée à des prêtres genevois. Vos livres (Louise y avait publié Lettres à mon fils) courent Genève; je suis obligé de vous en avertir; je vous aime. Vous avez été déjà la dupe d’un Genevois (allusion à son amitié passée pour Rousseau); ah! ma philosophe, ne vous fiez qu’aux solitaires comme moi, et aux Bohémiens; ne me trahissez pas, mais tâchez de rattraper tous vos exemplaires. Votre fils serait un jour désespéré si cela transpirait.

Mandez-moi, je vous prie, comment vont les affaires publiques; ce n’est pas curiosité, c’est nécessité. Je suis dans la même barque que vous: il est vrai que j’y suis à fond de cale, et vous autres au timon mais nous sommes battus des mêmes vents. Ma belle philosophe, vous êtes vraie; mettez-moi au fait, je vous en prie, et daignez conserver quelque amitié pour l’ermite.
A MADAME D’ÉPINAY  25 avril 1760.

(...) Vous êtes probablement, madame, aujourd’hui dans votre belle terre, où vous faites les délices de ceux qui ont l’honneur de vivre avec vous, et où vous ne voyez point les sottises de Paris; elles me paraissent se multiplier tous les jours. On ma parlé d’une comédie contre les philosophes, dans laquelle Préville (l'acteur) doit représenter Jean-Jacques marchant à quatre pattes. Il est vrai que Jean-Jacques a un peu mérité ces coups d’étrivières par sa bizarrerie, par son affectation de s’emparer du tonneau et des haillons de Diogène, et encore plus par son ingratitude envers la plus aimable des bienfaitrices; mais il ne faut pas accoutumer les singes d’Aristophane à rendre les singes de Socrate méprisables, et à préparer de loin la ciguë que maître Joly de Fleury voudrait faire broyer pour eux par les mains de maître Abraham Chaumeix. (Voltaire fait allusion aux philosophes de Palissot, pièce dans laquelle le dramaturge se moquait des Encyclopédistes)

 
On dit que Diderot, dont le caractère et la science méritent tant d’égards, est violemment attaqué dans cette farce. La petite coterie dévote de Versailles la trouve admirable; tous les honnêtes gens de Paris devraient se réunir au moins pour la siffler; mais les honnêtes gens sont bien peu honnêtes: ils voient tranquillement assassiner les gens qu’ils estiment, et en disent seulement leur avis à souper. Les philosophes sont dispersés et désunis, tandis que les fanatiques forment des escadrons et des bataillons.

Les serpents appelés jésuites, et les tigres appelés convulsionnaires, se réunissent tous contre la raison, et ne se battent que pour partager entre eux ses dépouilles. Il n’y a pas jusqu’au sieur Lefranc de Pompignan qui n’ait l’insolence de faire l’apôtre, après avoir fait le Pradon. (voir ci-contre les articles consacrés à Pompignan)

Vous m avouerez, ma belle philosophe, que voilà bien des raisons pour aimer la retraite. Nos frères du bord du lac ont reçu une douce consolation par les nouvelles qui nous sont venues de la bataille donnée au Paraguai, entre les troupes du roi de Portugal et celles des révérends pères jésuites. On parle de sept jésuites prisonniers de guerre, et de cinq tués dans le combat: cela fait douze martyrs, de compte fait. Je souhaite, pour l’honneur de la sainte Église, que la chose soit véritable.

Je ne vous écris point de ma main, ma belle philosophe, parce que Dieu m’afflige de quelques indispositions dans ma machine corporelle. Je ne suis pas précisément mort, comme on l’a dit, mais je ne me porte pas trop bien. Comment aurais-je le front d’avoir de la santé quand Esculape a la goutte?

Adieu, ma belle philosophe; vous êtes adorée aux Délices, vous êtes adorée à Paris, vous êtes adorée présente et absente. Nos hommages à tout ce qui vous appartient, à tout ce qui vous entoure.

A MADAME D’ÉPINAY   Aux Délices, 14 juillet 1760.

Voici ma réponse, madame, à une lettre très injuste adressée à notre cher docteur, et qu’il vient de m’envoyer. Je vous en fais tenir copie; comptez que c’est la loi et les prophètes.

Je sais mieux que personne ce qui se passe à Paris et à Versailles, au sujet des philosophes. Si on se divise, si on a de petites faiblesses, on est perdu; l’infâme et les infâmes triompheront. Les philosophes seraient-ils assez bêtes pour tomber dans le piège qu’on leur tend? Soyez le lien qui doit unir ces pauvres persécutés.

Jean-Jacques aurait pu servir dans la guerre; mais la tête lui a tourné absolument. Il vient de m’écrire une lettre dans laquelle il me dit que j’ai perdu Genève. En me parlant de M. Grimm, il l’appelle un Allemand nommé Grimm. Il dit que je suis cause qu’il sera jeté à la voirie, quand il mourra, tandis que moi je serai enterré honorablement.
Que voulez-vous que je vous dise, madame? Il est déjà mort; mais recommandez aux vivants d’être dans la plus grande union. (...)

Je me mets à vos pieds, ma belle philosophe.
A MADAME D’ÉPINAY  août 1760

Notre cher Habacuc (Comprenez : Grimm, qui était en train d'oeuvre pour que Diderot entre à l'Académie), du courage, je vous en prie. La chose vous paraît impossible; je vous ai déjà dit que c’est une raison pour l’entreprendre. Nous réussirons; croyez-moi, ce sera un beau triomphe. Mais que Diderot nous aide, et qu’il n’aille pas s’amuser à griffonner du papier dans un temps où il doit agir. Il n’a qu’une chose à faire, mais il faut qu’il la fasse: c’est de chercher à séduire quelque illustre sot ou sotte, quelque fanatique, sans avoir d’autre but que de lui plaire. Il a trois mois pour adoucir les dévots; c’est plus qu’il ne faut. Qu’on l’introduise chez madame..., ou madame..., ou madame . .. ,lundi; qu’il prie Dieu avec elle mardi, qu’il couche avec elle mercredi; et puis il entrera à l’Académie tant qu’il voudra, et quand il voudra. Comptez qu’on est très bien disposé à l’Académie. Je recommande surtout le secret. Que Diderot ait seulement une dévote dans sa manche ou ailleurs, et je réponds du succès. On s’est déjà ameuté sur mes pressantes sollicitations. Travaillez sous terre, tous tant que vous êtes. Ne perdez pas un moment; ne négligez rien. Vous porterez à l’infâme un coup mortel, et je vous donne ma parole d’honneur de venir à l’Académie le jour de l’élection. Je suis vieux; je veux mourir au lit d’honneur. (...)
Mais qu’il entre, qu’il entre, qu’il entre à l’Académie. J’ai cela dans la tête, voyez-vous! Ma belle philosophe, je vous ai dans mon coeur; il est vieux, mon coeur, mais il rajeunit quand il pense à vous. Qu’il entre, vous dis-je; tel est mon avis, et qu’on ruine Carthage, disait Caton, qui n’était pas si vieux que moi.

O belle philosophe! ô Habacuc! je vous salue en Belzébuth. 




 

samedi 6 mai 2017

Louise d'Epinay chez Voltaire (3)

Louise séjournera à Genève jusqu'en octobre 1759. Comme on le constate dans les billets de Voltaire ci-dessous, le ton entre les deux correspondants était désormais à la familiarité.





 A MADAME D’ÉPINAY (avril)

Oncle et nièce (ndlr : Voltaire et Mme Denis) remercient tendrement ma philosophe. Il a été question de soupçon d’inflammation d’entrailles. Quatre médecins de Paris nous auraient tués comme ils ont tué leur confrère La Virotte, en cas pareil (Célèbre médecin, Louis-Anne La Virotte venait de mourir à Paris); mais avec notre cher docteur on ne craint rien.

Mille tendres respects à ma philosophe.


  A MADAME D’ÉPINAY (avril)

Madame, j’ai été toute ma vie en butte à la calomnie. Vous m’accusez publiquement d’avoir mangé du lard; je vous jure devant Dieu que... que... que vous vous êtes trompée une fois en votre vie. Je suis dans un état pitoyable, sans l’avoir mérité, et affaibli par trois semaines continuelles de perdition de ma chétive substance. Si vous honorez mes pénates de votre présence réelle, amenez avec vous quelque philosophe ou quelque écuyer: car, pour moi, je n’ai ni jambes, ni tête. Il ne me reste pour tout potage que mon derrière, qui fait mon malheur. J’oubliais mon coeur; il est à vous, madame, puisqu’il bat encore un peu, et c’est avec le plus tendre respect. V

Permettez-moi de demander des nouvelles de l’inoculable (allusion au fils de Louise), et de faire aussi mille compliments à M. de Gauffecourt (qui détenait une imprimerie à Genève); nous l’attendons demain. 




  A MADAME D’ÉPINAY (mai)

Le porteur (sans doute une allusion à Grimm, l'amant de Louise, qui venait de la rejoindre à Genève) ne vous dira pas qu’il est la plus aimable créature du monde; mais moi, je vous le dis, ma chère philosophe. Il a fait d’ailleurs ce que vous deviez faire: il nous est venu voir.


  A MADAME D’ÉPINAY (juin)

Je suis bien malingre, mais très heureux. Honorez, madame, nos petits pénates de votre présence, vous et M. Grimm. Liberté entière pour le malade; il sera consolé quand il aura l’honneur de vous voir. L’oncle et la nièce vous attendent avec transport.


 A MADAME D’ÉPINAY (juillet)

Mme Denis (nièce de Voltaire) est un gros cochon qui prétend ne pouvoir écrire parce qu’il fait trop chaud; et moi, malgré mon apoplexie, j’écris comme Gauffecourt. Je brave les saisons, et je boude ma philosophe, qui ne veut point de nous, qui n’aime que Genève, qui ne veut point venir parler avec nous de l’infâme. Je me ferai dévot, et les dévotes viendront me donner des lavements, puisque ma philosophe et mon prophète m’abandonnent. 

Voltaire et Mme Denis


 A MADAME D’ÉPINAY (juillet)

Comment se porte ma philosophe? Est-il vrai qu’on a ôté à Gauffecourt son sel? Mais, si le sel s’évanouit, avec quoi salera-t-on, comme dit l’autre ?

Certain sermon salé (sans doute un ouvrage de Voltaire ?) est-il copié? Y a-t-il quelque nouvelle? C’est une belle chose que la santé.



 A MADAME D’ÉPINAY (juillet)

Il y a dix ans que je n’ai lu les vers d’Helvétius. S’ils sont mauvais, sa prose ne vaut guère mieux. C’est un fagot vert qui donne un peu de feu et beaucoup de fumée.

Le beau sermon est tout fait pour votre belle âme. Édifiez-vous, ma belle philosophe, tant qu’il vous plaira; soyez toujours femme de bien; et, si vous êtes d’honnêtes gens, vous et votre Bohémien (comprenez : Grimm), je vous donnerai votre récompense en ce monde, dans quelques jours. Je vous remercie tendrement; mais votre fermier général n’aime pas les belles-lettres, ou je suis trompé. V.


 A MADAME D’ÉPINAY (août)

Si Dieu vous a inspirée, si vous avez fait usage de votre imprimerie de poche, vous avez fait une action très méritoire. Il faut extirper l’infâme, du moins chez les honnêtes gens. Elle est digne des sots; laissons-la aux sots, mais rendons service à notre prochain. Ma chère philosophe, je n’irai point à Lausanne si vous daignez venir aux Délices.



A MADAME D’ÉPINAY (août)

Ma belle inoculable, ma courageuse philosophe, je baise vos mules; mais pour celle du pape (allusion à La mule du pape, poème de Voltaire), vous ne pourrez l’avoir que demain ou après-demain. Il faut s’en souvenir, la refaire, la transcrire; je n’ai pas un moment à moi; mais tous mes moments sont à vous.
  
A MADAME D’ÉPINAY (août)

Nous ne manquerons pas de venir admirer le courage et voir la jambe de ma philosophe, car l’inoculateur s’adresse aux jambes. Nous comptons sur la plus heureuse insertion. Je prie ma belle philosophe de vouloir bien m’envoyer les allégories.
 A MADAME D’ÉPINAY (août)

Il faut absolument que j’aille voir ma philosophe. Tous les jours sont pour moi le jour de sa fête. Je ne passe pas les miens en fêtes, avec ma détestable santé; la vue de ma courageuse philosophe me ranimera.

J’ai reçu une lettre de M. d’Épinay, mais je n’ai point répondu, afin de n’être pas soupçonné d’indiscrétion si on sait à Paris combien ma philosophe a eu de courage.


 A MADAME D’ÉPINAY (septembre)

L’ami Hume (sans doute un de ses ouvrages ?) me vient, madame; je vous remercie de votre bonté, et je vous supplie de contremander votre autre Hume. Mais j’ai l’honneur de vous avertir que je fais plus de cas de votre conversation que de tous les Hume du monde, et qu’il est fort triste pour moi que vous habitiez une ville. Tous les philosophes devraient vivre à la campagne; à Épinai, madame, à Épinai. Je me flatte que l’inoculé (le fils de Louise) se porte mieux que vous. Nos dames vous présentent leurs obéissances. 
 
inoculation de la variole

  A MADAME D’ÉPINAY (octobre)

Vos cartons (ils échangeaient leurs mots sur de petits cartons) sont pour moi, madame, les cartons de Raphaël (allusion au peintre), quand ils sont ornés d’un mot de votre main. Il y a une suite aux Entretiens chinois (encore un de ses ouvrages); mais elle est au magasin de Ferney. On vous la donnera; mais ce serait à vous à donner, et vous ne voulez que recevoir. La gourmande Denis se porte mieux. Le philosophe est à vos pieds. A propos, la gourmande est philosophe aussi, car on l’est avec des faiblesses.

Dieu vous en donne! V. 
(à suivre ici)

jeudi 4 mai 2017

Louise d'Epinay chez Voltaire (2)

Au cours de cette année 1758, après avoir vécu quelques mois à Genève, Louise se montre déjà plus réservée à l'égard du grand Voltaire.
En dépit d'un nouveau séjour auprès du poète dans sa demeure de Lausanne, elle espacera bientôt ses visites.


DE MADAME D’ÉPINAY A M. GRIMM (janvier)

 


Le courrier a manqué deux fois, et je suis dans une grande disette. Il y aura demain huit jours que je n’ai reçu de vos nouvelles, mon tendre ami; aussi je suis un peu triste; à peine ai-je le courage d’écrire: voilà ce que c’est que d’être à plus de cent lieues l’un de l’autre. Je vais cependant faire un effort et tâcher de vous dire ce que je pense de Voltaire, en attendant que j’aie le courage de vous parler de moi et de ce qui me concerne.

Eh bien! mon ami, je n’aimerais pas à vivre de suite avec lui; il n’a nul principe arrêté, il compte trop sur sa mémoire, et il en abuse souvent; je trouve qu’elle fait tort quelquefois à sa conversation; il redit plus qu’il ne dit, et ne laisse jamais rien faire aux autres. Il ne sait point causer, et il humilie l’amour-propre; il dit le pour et le contre, tant qu’on veut, toujours avec des nouvelles grâces à la vérité, et néanmoins il a toujours l’air de se moquer de tout, jusqu’à lui-même. Il n’a nulle philosophie dans la tête; il est tout hérissé de petits préjugés d’enfants; on les lui passerait peut-être en faveur de ses grâces, du brillant de son esprit et de son originalité, s’il ne s’affichait pas pour les secouer tous. Il a des inconséquences plaisantes, et il est au milieu de tout cela très amusant à voir. Mais je n’aime point les gens qui ne font que m’amuser. Pour madame sa nièce, elle est tout à fait comique.

Il paraît ici depuis quelques jours un livre qui a vivement échauffé les têtes (l'article Genève, de d'Alembert) , et qui cause des discussions fort intéressantes entre différentes per­sonnes de ce pays, parce que l’on prétend que la Constitution de leur gouvernement y est intéressée: Voltaire s’y trouve mêlé pour des propos assez vifs qu’il a tenus à ce sujet contre les prêtres. La grosse nièce trouve fort mauvais que tous les magistrats n’aient pas pris fait et cause pour son oncle. Elle jette tour à tour ses grosses mains et ses petits bras par-dessus sa tête, maudissant avec des cris inhumains les lois, les républiques, et surtout ces polissons de républicains qui vont à pied, qui sont obligés de souffrir les criailleries de leurs prêtres, et qui se croient libres. Cela est tout à fait bon à entendre et à voir

 
Melchior Grimm





DE MADAME D’ÉPINAY A M. GRIMM. (janvier)


... Mon sauveur m’a raconté, ce matin, qu’un marquis de B*** venait d’arriver ici pour voir Voltaire, et le consulter sur je ne sais quel poème qu’il a fait: il ne le connaît pas, mais il a une lettre d’un homme de ses amis pour sa femme, qui est à Genève, et qui gouverne despotiquement Voltaire. Cette femme est une manière de bel esprit, à ce que l’on dit: elle se croit philosophe, parce qu’elle fait passablement des vers; sa manie est d’endoc­triner; elle a séduit Voltaire; et le mari, qui est bonhomme, et qui est pétri de complaisance, a fait semblant de croire à sa mauvaise santé, et a contenté, en la menant à Genève, la vanité qu’elle avait de jouer un rôle. Eh bien! ce mari, c’est M. d’Épinay, et cette femme, c’est moi. M. Tronchin m’a crue plus philosophe que je ne le suis, en me faisant ce récit. J’avoue, mon ami, que j’en ai été très affectée. Cependant, comme dit le docteur, quel tort réel cela peut-il me faire? Je n’en sais rien, mais il est humiliant d’être tympanisée ainsi. De tous ceux qui ont ri de cette histoire, qui est-ce qui a intérêt à l’approfondir? Me voilà traduite en ridicule! On ne parlera pas de moi, en leur présence, qu’ils ne se disent : « Ah! c’est cette femme bel esprit!... »
Le lendemain.

Nous arrivons de chez Voltaire; il était plus aimable, plus gai, plus ex­travagant qu’à quinze ans; il m’a fait toutes sortes de déclarations les plus plaisantes du monde. « Votre malade, disait-il à M. Tronchin, est vraiment philosophe; elle a trouvé le grand secret de tirer de sa manière d’être le meilleur parti possible; je voudrais être son disciple; mais le pli est pris, je suis vieux. Nous sommes ici une troupe de fous qui avons, au contraire, tiré de notre manière d’être le plus mauvais parti possible. Qu’y faire? Ah! ma philosophie! c’est une aigle dans une cage de gaze.... Si je n’étais pas mourant, je vous aurais dit tout cela en vers... »





A MADAME D’ÉPINAY. (février)

Madame, je suis malade et garde-malade; ces deux belles fonctions n’empêcheront pas que je ne sois rongé de remords de ne vous point faire ma cour. Je suis tous les jours tenté de m’habiller (ce que je n’ai fait qu’une fois pour vous depuis trois mois), et d’entreprendre le voyage de Genève. Je ferai ce voyage pour vous, madame, dès que ma nièce sera mieux. Je vous demande des nouvelles de votre santé, et je vous présente mes profonds respects.

A MADAME D’ÉPINAY. (février)

Ma belle philosophe, vous êtes un petit monstre, une ingrate, une friponne; vous le savez bien; ce n’est pas la peine de vous aimer. Je ne vous reproche rien, mais vous savez tout ce que j’ai à vous reprocher. Venez demain coucher chez nous, si vous daignez nous faire cet honneur, et si vous l’osez. Venez, ma charmante philosophe! Ah! ah! c’est donc ainsi que... fi! quel infâme procédé! Mille respects. V.

A MADAME D’ÉPINAY. (février)

Vous, la goutte, madame! Je n’en crois rien; cela ne vous appartient pas. C’est le lot d’un gros prélat, d’un vieux débauché, et point du tout d’une philosophe dont le corps ne pèse pas quatre-vingts livres, poids de Paris. Pour de petits rhumatismes, de petites fluxions, de petits trémoussements de nerfs, passe; mais si j’étais comme vous, madame, auprès de M. Tronchin, je me moquerais de mes nerfs. C’est un bonheur dont je ne jouirai qu’après le retour du printemps, car je ne crois pas que le secrétaire et le chef des orthodoxes veuille jamais venir voir nos divertissements profanes et suisses. Cependant, madame, j’espère qu’il vous accompagnera quand nous serons un peu en train, qu’il y aura moins de neige le long du lac, et que vos nerfs vous permettront d’honorer notre ermitage suisse de votre présence. Il fera pour vous, madame, ce qu’il ne ferait pas pour un vieux papiste comme moi; et il sera reçu comme s’il ne venait que pour nous
Je vous remercie, madame, de vos gros gobets; j’en aurai le soin qu’on doit avoir de ce qui vient de vous.
Permettez que je remercie ici M. Linant; il n’a pas besoin de son nom pour avoir droit à mon estime et à mon amitié; et j’ai connu son mérite avant de savoir qu’il portait le nom d’un de mes anciens amis. Je conviens avec lui que tout nous vient du Levant, et j’accepte avec grand plaisir la proposition qu’il veut bien me faire pour une douzaine de pruniers originaires de Damas, et autant de cerisiers de Cérasonte. Ils s’accommoderont mal de mon terrain de terre à pot, maudit de Dieu; mais j’y mettrai tant de gravier et de pierraille que j’en ferai un petit Montmorency. Je présente mes respects à l’élève de M. Linant, à M. de Nicolaï, qui fait ses caravanes de Malte près du lac de Genève. Enfin je présente ma jalousie à tous ceux qui font leur cour à Mme d’Épinai.
Au reste, je serais fâché qu’on fouettât, comme on le dit, l’abbé de Prades tous les jours de marché à Breslau: car, après tout, je n’aime pas qu’on fouette les prêtres.
Mme Denis se joint à moi, et présente ses obéissances à Mme d’Épinai.
M. de Richelieu est donc renvoyé après M. de Lucé. La cour est une belle chose!






A MADAME D’ÉPINAY. (mars)

Samedi matin.
Venez, ma belle philosophe; j’aime mieux Minerve qu’Euterpe, quoique Euterpe ait son mérite. Honorez-nous, et instruisez-nous. Vos gens coucheront comme ils pourront. Nous vous attendons demain, le saint jour du dimanche.
A MADAME D’ÉPINAY (mars)


Jeudi.
Le malade V. présente ses respects à la plus aimable des convalescentes (et à la plus heureuse, puisqu’elle a Esculape-Tronchin à ses ordres). Il aura l’honneur de lui envoyer son fiacre, et il se flatte qu’elle voudra bien amener un homme (le fils de Louise) d’esprit et de bon sens qui a onze ans.

A MADAME D’ÉPINAY (mars)


Vraiment, madame, vous me faites bien de l’honneur de croire que je suis assez sage pour inspirer la sagesse. Je serai seulement le témoin de celle de monsieur votre fils, de tout son mérite, et de son envie de vous plaire. Je vois bien qu’il vous a gâtée; vous êtes si accoutumée à le voir au-dessus de son âge que quand il s’en rapproche vous êtes tout étonnée. Il vous a accoutumée à une perfection bien rare; il vous a rendue difficile. Je serai enchanté de le voir, lui et son aimable mentor. Mais pourquoi suis-je à la fois si près et si éloigné de la mère? Pourquoi me suis-je interdit Genève? Pourquoi ne suis-je plus jardinier? Je devrais vous faire ma cour tous les jours, et je serais le plus assidu de vos courtisans si mon goût décidait de mes marches. Mais vous étendez votre empire sur les absents comme sur les présents. Personne ne sent plus tout votre mérite, ne vous est attaché plus véritablement et avec plus de respect que le Suisse V.

(à suivre ici)