Cet autre article est extrait d'un numéro du Gaulois daté du 20 juillet 1882.
En voici la 1ère partie.
II n'y a pas de roman qui vaille
l'histoire intime, l'histoire à vif, ni écorchée ni fardée, jaillie des
mémoires et des correspondances, où les personnages se présentent d'eux-mêmes,
dans le costume de leur époque, dans le sans-façon de leur pensée. Le présent,
si dégagé qu'il soit, ou qu'il se croie, de toute ancienne tradition, se tourne
quelquefois vers le passé, non sans complaisance.
Qu'étaient nos aïeux et que
faisaient-ils? Quelles étaient leurs habitudes, leurs manières et leurs manies
? Nous aimons à l'apprendre; nous nous plaisons, en un mot, à nous regarder
vivre en tous ceux qui ont vécu. Le goût de la vérité, sous ses grands- et ses
menus aspects, aura possédé tout ce siècle dont on médit vainement, car il est
un beau siècle. Je ne puis souffrir, quant à moi, que l'on nous parle de
décadence intellectuelle et de moeurs dégénérées dans l'élite sociale. A vrai
dire, chaque période qui passe a ses bons et ses mauvais côtés, et il se trouve
toujours quantité d'esprits chagrins pour ne s'apercevoir que de ces derniers.
Regardez cependant où nous en sommes.
N'avons-nous pas des arts
admirables, des sciences constamment élargies, des industries prospères, une
activité qui ne se dément jamais? (…)
Je viens de lire un délicieux
livre, un livre qui m'a ravi du premier mot à la fin la Jeunesse de madame d'Epinay, par MM. Lucien Perey et Gaston Maugras.
Mme d'Epinay ne fut rien autre chose qu'une aimable femme, un type achevé de la
Parisienne au dix-huitième siècle. Veut-on savoir au juste ce qu'était la
Parisienne mondaine en ces jours lointains, trop décriés et trop vantés?
un ouvrage qui m'a été très utile ! |
La curiosité peut ici se
satisfaire en plein et le plus agréablement du monde. On s'est accoutumé à les
voir, ces belles au sourire engageant, à travers un nuage de poudre à la
maréchale un peu trop fait en façon de nuage d'opéra. A les déshabiller, on les
reconnaît charmantes encore, mais non supérieures, à tout prendre, à beaucoup
de ces charmeresses qui font notre tourment et notre joie. Elles aussi, je vous
l'affirme, auront plus tard la transfiguration des légendes. L'homme est de ce
tempérament, il désire ce qu'il n'a pas, il regrette ce qu'il n'a plus et se
prend à le déifier.
Mme d'Epinay est la fille d'un
bon gentilhomme d'épée, le baron d'Esclavelles, et d'une femme de petite noblesse,
Florence-Angélique Prouveur de Preux. Faites attention à cette double origine
elle met en présence les deux éléments de la société la haute aristocratie et
la basse, qui tient à la roture. M. d'Esclavelles a pour sœur la marquise de Roncherolles;
Mlle Prouveur a pour sœur Mme de Bellegarde, femme d'un fermier général d'une
fabuleuse richesse, et pour frère un homme excellent qui vit retiré dans sa gentilhommière, chassant et
soignant ses chiens, qui a nom le comte de Preux. Entre ces personnages.un
drame va se jouer. A peine le père d'Esclavelles est-il mort, le premier acte
commence.
L'enfant est toute jeune. Que
fera-t-on d'elle? A cette question, toutes les cervelles de la famille entrent
en ébullition. « Qu'on la mette au couvent, dit la tante de Roncherolles on
l'en tirera pour la marier à un homme de qualité qui sera très honoré de porter
son nom et ses armes.» C'est le conseil de la haute aristocratie qui ne veut
pas déchoir. La tante de Roncherolles perd la tête, répond l'oncle de Preux.
Nous ne sommes pas les cousins du Roi, que je sache. Menez ma nièce à la
campagne on l'y mariera, au temps voulu, à quelque bon gentilhomme de la
province, qui aura du bien et un honnête nom qu'il gardera. » C'est le conseil
de la petite aristocratie qui ne veut pas se surfaire.
M. de Bellegarde, à son tour,
propose à sa belle-sœur de s'installer chez lui avec sa fille. On mariera
Louise d'Esclavelles à quelque riche financier.
« Soixante mille livres de rente
valent le sacrifice d’une révérence au nez du roi, dira-t-on un jour à la mère,
La mariée n'en vaudra pas moins et la soupe en vaudra mieux » Voilà le
conseil de la roture, qui veut tout envahir. Sur ce terrain vous devinez
jusqu'où l'on peut aller .Au dix-huitième siècle, il n'y a pas dans les
familles de débat politique; par contre, tout est débat de caste. On n'est pas
comme aujourd'hui républicain ou monarchiste; on est noble à plus ou moins de
quartiers, ou roturier à plus ou moins d'écus. Avez-vous vos seize quartiers?
Vous aurez ma fille. N'avez-vous pas d'argent! Je garde mon fils.
Et la lutte entre les deux ordres
est vive au possible. Voici Mme de Bellegarde, la, femme du fermier général
chez lequel s'est retirée Mme d'Esclavelles. Elle a, près de Saint-Denis, un
château superbe et, dans la rue Saint-Honoré, un hôtel où tout resplendit.
Le salon est tendu de brocatelle verte encadrée dans des baguettes de bois doré;
les meubles, à fond rouge, sont brodés à l'aiguille de fleurs et d'ornements.
On ne voit partout que girandoles, trumeaux, pilastres, garnitures du plus grand
prix. Le clavecin sort des ateliers de Hans Ancker, d'Anvers. Tout brille, tout
étincelle. La maîtresse dela maison se montre en habits magnifiques, quoique le
plus souvent d'assez mauvais goût. On l'y voit, par exemple, en robe de gros
velours jaune, galonné de clinquant d'argent comme les atours des poupées. Elle
est coiffée en cheveux, avec des aigrettes de diamant et des poignées de
fleurs, telles qu'on en met sur les desserts .
N'importe elle n'omet pas une occasion
de morigéner sa sœur et d'humilier sa nièce. A celle-ci, elle a fait présent
d'une toilette de damas à douze francs l'aune; la jeune fille ne se sent pas
d'aise, mais la roturière n'est pas d'humeur à se laisser cajoler « Je crois, ma
nièce, lui dit-elle, que, sans moi, vous n'auriez jamais porté une si belle
robe. Avant de remercier, pensez à tout ce que je fais pour vous, et voyez ce
que vous deviendriez sans moi. Votre père n'était qu'un gueux, malgré sa naissance
ne soyez pas flère et haute comme lui si vous voulez conserver mes bontés. » Et
ce sont, à tout propos, des scènes de cette impertinence. Avouez qu'on est
moins brutal au temps qui court.
(à suivre ici)
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