jeudi 11 mai 2017

Louise d'Epinay chez Voltaire (4)


Voltaire continuera d'écrire à Louise et Grimm, même après leur départ de Genève en octobre 1759.
 
 
 
A MADAME D’ÉPINAY    Aux Délices, 19 octobre 1759

Voici probablement, madame, la cinquantième lettre que vous recevez de Genève. Vous devez être excédée des regrets; cependant il faut bien que vous receviez les miens. Cela est d’autant plus juste que j’ai profité moins qu’un autre du bonheur de vous posséder. Ceux qui vous voyaient tous les jours ont de terribles avantages sur nous. Si vous aviez voulu leur donner encore un hiver, nous vous aurions joué la comédie une fois par semaine. Nous avons pris le parti de nous réjouir, de peur de périr de chagrin des mauvaises nouvelles qui viennent coup sur coup. J’ai le coeur français; j’aime à donner de bons exemples; mais, en vérité, tous nos plaisirs sont bien corrompus par votre absence et par celle du Prophète de Bohème (ndlr : Grimm, l'amant de Louise). Quelle spectatrice et quel juge nous perdons!
 (...) Il n’y a, au bout du compte, que Tronchin qui fasse des miracles. Je le canonise pour celui qu’il a opéré sur vous, et je prie Dieu, avec tout Genève, qu’il vous afflige incessamment de quelque petite maladie qui vous rende à nous. 
Je vous supplie, madame, de ne me pas oublier auprès de M. d’Épinai et de monsieur votre fils. Permettez aussi que je fasse mes compliments à M. Linant. Adieu, madame. L’oncle et la nièce vous adorent. Nous allons répéter. V.

A MADAME D’ÉPINAY   Aux Délices, 26 novembre 1759

 (...) Que faut-il faire à tout cela, madame? S’envelopper de son manteau de philosophe, supposé qu’Arimane nous laisse encore un manteau. J’ai heureusement achevé de bâtir mon petit palais de Ferney (il s'apprêtait à s'y installer); l’ajustera et le meublera qui pourra; on ne paye point les ouvriers en annuités et en billets de loterie; il faut au moins du pain et des spectacles; vous êtes, à Paris, au-dessus des Romains: vous n’avez pas de quoi vivre, et vous allez voir deux nouvelles tragédies, l’une de M. de Thibouville, et l’autre de M. Saurin (Henri de Thibouville et Bernard-Joseph Saurin, auteurs de Namir et Spartacus).

Pour moi, madame, je ne donne les miennes qu’à Tournay; nous avons fait pleurer les beaux yeux de Mme de Chauvelin l’ambassadrice, et nous aurions encore mieux aimé mouiller les vôtres. La république nous a donné de grosses truites, et la gazette de Cologne a marqué que ces truites pesaient vingt livres, de dix-huit onces la livre. Plût à Dieu que les gazetiers n’annonçassent que de telles sottises! Celles dont ils nous parlent sont trop funestes au genre humain.

Mme Denis, madame, vous fait les plus tendres compliments. Vous savez bien à quel point vous êtes regrettée dans le petit couvent des Délices; daignez faire le bonheur de ce couvent par vos lettres. Que fait notre philosophe de Bohème? n’est-il pas ambassadeur de la ville de Francfort, que nous n’aimons guère? S’il demande de l’argent pour elle, je ferai arrêt sur la somme. Comment se porte M. d’Épinay ? ne diminue-t-il pas sa dépense comme les autres, en bon citoyen? Où en est monsieur votre fils de ses études? ne va-t-il pas un train de chasse? Encore une fois, madame, écrivez-moi; je m’intéresse à tout ce que vous faites, à tout ce que vous pensez, à tout ce qui vous regarde, et je vous aime respectueusement de tout mon coeur.
 
le château de Ferney

A MADAME D’ÉPINAY  Aux Délices, 7 décembre.

J’ai deux grâces à vous demander, ma chère philosophe, lesquelles ne tiennent en rien à la philosophie: la première, c’est de vouloir bien m’envoyer un second exemplaire de la Mort et de l’Apparition de mon cher frère Berthier (Voltaire venait d'écrire contre le Jésuite); la seconde, de vouloir bien vous abaisser en ma faveur jusqu’à jeter un coup d’oeil sur les misérables affaires de ce monde matériel, et de me dire si les actions des fermes sont un effet qui puisse et qui doive subsister. Ce sont deux propositions de théologie et de finances dont je suis honteux. Le paquet Berthier pourrait être contresigné Bouret, car ce cher et bienfaisant Bouret a la bonté de me contresigner tout ce que je veux. Ma respectable philosophe, vous êtes bien tiède: quoi! vous et le prophète de Bohème, vous êtes à Paris, et l’infâme n’est pas encore anéantie! Il faudra que je vienne travailler à la vigne.

Ma chère philosophe, vous n’avez pas eu de confiance en moi, et vous l’avez prodiguée à des prêtres genevois. Vos livres (Louise y avait publié Lettres à mon fils) courent Genève; je suis obligé de vous en avertir; je vous aime. Vous avez été déjà la dupe d’un Genevois (allusion à son amitié passée pour Rousseau); ah! ma philosophe, ne vous fiez qu’aux solitaires comme moi, et aux Bohémiens; ne me trahissez pas, mais tâchez de rattraper tous vos exemplaires. Votre fils serait un jour désespéré si cela transpirait.

Mandez-moi, je vous prie, comment vont les affaires publiques; ce n’est pas curiosité, c’est nécessité. Je suis dans la même barque que vous: il est vrai que j’y suis à fond de cale, et vous autres au timon mais nous sommes battus des mêmes vents. Ma belle philosophe, vous êtes vraie; mettez-moi au fait, je vous en prie, et daignez conserver quelque amitié pour l’ermite.
A MADAME D’ÉPINAY  25 avril 1760.

(...) Vous êtes probablement, madame, aujourd’hui dans votre belle terre, où vous faites les délices de ceux qui ont l’honneur de vivre avec vous, et où vous ne voyez point les sottises de Paris; elles me paraissent se multiplier tous les jours. On ma parlé d’une comédie contre les philosophes, dans laquelle Préville (l'acteur) doit représenter Jean-Jacques marchant à quatre pattes. Il est vrai que Jean-Jacques a un peu mérité ces coups d’étrivières par sa bizarrerie, par son affectation de s’emparer du tonneau et des haillons de Diogène, et encore plus par son ingratitude envers la plus aimable des bienfaitrices; mais il ne faut pas accoutumer les singes d’Aristophane à rendre les singes de Socrate méprisables, et à préparer de loin la ciguë que maître Joly de Fleury voudrait faire broyer pour eux par les mains de maître Abraham Chaumeix. (Voltaire fait allusion aux philosophes de Palissot, pièce dans laquelle le dramaturge se moquait des Encyclopédistes)

 
On dit que Diderot, dont le caractère et la science méritent tant d’égards, est violemment attaqué dans cette farce. La petite coterie dévote de Versailles la trouve admirable; tous les honnêtes gens de Paris devraient se réunir au moins pour la siffler; mais les honnêtes gens sont bien peu honnêtes: ils voient tranquillement assassiner les gens qu’ils estiment, et en disent seulement leur avis à souper. Les philosophes sont dispersés et désunis, tandis que les fanatiques forment des escadrons et des bataillons.

Les serpents appelés jésuites, et les tigres appelés convulsionnaires, se réunissent tous contre la raison, et ne se battent que pour partager entre eux ses dépouilles. Il n’y a pas jusqu’au sieur Lefranc de Pompignan qui n’ait l’insolence de faire l’apôtre, après avoir fait le Pradon. (voir ci-contre les articles consacrés à Pompignan)

Vous m avouerez, ma belle philosophe, que voilà bien des raisons pour aimer la retraite. Nos frères du bord du lac ont reçu une douce consolation par les nouvelles qui nous sont venues de la bataille donnée au Paraguai, entre les troupes du roi de Portugal et celles des révérends pères jésuites. On parle de sept jésuites prisonniers de guerre, et de cinq tués dans le combat: cela fait douze martyrs, de compte fait. Je souhaite, pour l’honneur de la sainte Église, que la chose soit véritable.

Je ne vous écris point de ma main, ma belle philosophe, parce que Dieu m’afflige de quelques indispositions dans ma machine corporelle. Je ne suis pas précisément mort, comme on l’a dit, mais je ne me porte pas trop bien. Comment aurais-je le front d’avoir de la santé quand Esculape a la goutte?

Adieu, ma belle philosophe; vous êtes adorée aux Délices, vous êtes adorée à Paris, vous êtes adorée présente et absente. Nos hommages à tout ce qui vous appartient, à tout ce qui vous entoure.

A MADAME D’ÉPINAY   Aux Délices, 14 juillet 1760.

Voici ma réponse, madame, à une lettre très injuste adressée à notre cher docteur, et qu’il vient de m’envoyer. Je vous en fais tenir copie; comptez que c’est la loi et les prophètes.

Je sais mieux que personne ce qui se passe à Paris et à Versailles, au sujet des philosophes. Si on se divise, si on a de petites faiblesses, on est perdu; l’infâme et les infâmes triompheront. Les philosophes seraient-ils assez bêtes pour tomber dans le piège qu’on leur tend? Soyez le lien qui doit unir ces pauvres persécutés.

Jean-Jacques aurait pu servir dans la guerre; mais la tête lui a tourné absolument. Il vient de m’écrire une lettre dans laquelle il me dit que j’ai perdu Genève. En me parlant de M. Grimm, il l’appelle un Allemand nommé Grimm. Il dit que je suis cause qu’il sera jeté à la voirie, quand il mourra, tandis que moi je serai enterré honorablement.
Que voulez-vous que je vous dise, madame? Il est déjà mort; mais recommandez aux vivants d’être dans la plus grande union. (...)

Je me mets à vos pieds, ma belle philosophe.
A MADAME D’ÉPINAY  août 1760

Notre cher Habacuc (Comprenez : Grimm, qui était en train d'oeuvre pour que Diderot entre à l'Académie), du courage, je vous en prie. La chose vous paraît impossible; je vous ai déjà dit que c’est une raison pour l’entreprendre. Nous réussirons; croyez-moi, ce sera un beau triomphe. Mais que Diderot nous aide, et qu’il n’aille pas s’amuser à griffonner du papier dans un temps où il doit agir. Il n’a qu’une chose à faire, mais il faut qu’il la fasse: c’est de chercher à séduire quelque illustre sot ou sotte, quelque fanatique, sans avoir d’autre but que de lui plaire. Il a trois mois pour adoucir les dévots; c’est plus qu’il ne faut. Qu’on l’introduise chez madame..., ou madame..., ou madame . .. ,lundi; qu’il prie Dieu avec elle mardi, qu’il couche avec elle mercredi; et puis il entrera à l’Académie tant qu’il voudra, et quand il voudra. Comptez qu’on est très bien disposé à l’Académie. Je recommande surtout le secret. Que Diderot ait seulement une dévote dans sa manche ou ailleurs, et je réponds du succès. On s’est déjà ameuté sur mes pressantes sollicitations. Travaillez sous terre, tous tant que vous êtes. Ne perdez pas un moment; ne négligez rien. Vous porterez à l’infâme un coup mortel, et je vous donne ma parole d’honneur de venir à l’Académie le jour de l’élection. Je suis vieux; je veux mourir au lit d’honneur. (...)
Mais qu’il entre, qu’il entre, qu’il entre à l’Académie. J’ai cela dans la tête, voyez-vous! Ma belle philosophe, je vous ai dans mon coeur; il est vieux, mon coeur, mais il rajeunit quand il pense à vous. Qu’il entre, vous dis-je; tel est mon avis, et qu’on ruine Carthage, disait Caton, qui n’était pas si vieux que moi.

O belle philosophe! ô Habacuc! je vous salue en Belzébuth. 




 

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