dimanche 18 février 2018

Voltaire amoureux, de Clément Oubrerie

Voltaire amoureux ? Pour qui a lu les tribulations sentimentales de cette froide queue, le parti-pris de Clément Oubrerie semblait audacieux. Eh bien, le 1er tome est une réussite ! En voici les premières planches. Bonne lecture.







dimanche 11 février 2018

Xavier Martin à propos des Lumières (2)

Xavier Martin, « La dignité de l'homme bafouée par les Lumières »

Professeur émérite à l’Université d’Angers, Xavier Martin est un spécialiste de l’époque révolutionnaire. Ses travaux apportent un éclairage iconoclaste sur la vision de l’homme développée par les philosophes des ­Lumières. 
Extraits d'un entretien paru dans Famille Chrétienne n° 1916 du 4 octobre 2014.
Xavier Martin

Les Lumières, dit-on, auraient exalté l’homme, et même à l’excès. Or c’est le contraire. Elles nient qu’il ait une âme. Elles le réduisent à la matière, au corporel, et lui dénient la liberté (une pure 

« chimère » selon Voltaire, « un mot vide de sens » aux yeux de Diderot). Elles lui attribuent un comportement purement mécanique : « C’est la roue mue par un torrent », dit Helvétius.
« Nous sommes de pures machines », aime répéter Voltaire, qui définira l’homme comme « cette machine qui a, je ne sais comment, la faculté d’éternuer par le nez et de penser par la cervelle ». Sous la Révolution, le médecin Cabanis, héritier des Lumières et spécialiste de la science de l’homme, dira que « le cerveau sécrète les idées comme le foie sécrète la bile », etc. Bref, en ce domaine, les idées reçues sont fort inexactes.

(NDLR : En guise d'idées reçues, citons ce passage de l'article IMMORTALITÉ, IMMORTEL, extrait d' l'Encyclopédie:

 qui ne mourra point, qui n’est point sujet à la dissolution et à la mort. Dieu est immortel ; l’âme de l’homme est immortelle, non parce qu’elle est spirituelle, mais parce que Dieu qui est juste, et qui a voulu que les bons et les méchants éprouvassent dans l’autre monde un sort digne de leurs œuvres dans celui-ci, a décidé et a dû décider qu’elle resterait après la séparation d’avec le corps. Dieu a tiré l’âme du néant ; si elle n’y retombe pas, c’est qu’il lui plaît de la conserver. Matérielle ou spirituelle, elle subsisterait également, s’il lui plaisait de la conserver. Le sentiment de la spiritualité et de l’immortalité, sont indépendants l’un de l’autre ; l’âme pourrait être spirituelle et mortelle, matérielle et immortelle. Socrate qui n’avait aucune idée de la spiritualité de l’âme, croyait à son immortalité. C’est par Dieu et non pas par elle-même que l’âme est; c’est par Dieu, et ce ne peut être que par Dieu, qu’elle continuera d’être. Les Philosophes démontrent que l’âme est spirituelle, et la foi nous apprend qu’elle est immortelle, et elle nous en apprend aussi la raison.)

Cette réduction de l'image de l'homme vient d’un excès d’enthousiasme scientiste, donc antireligieux. Les sciences de la matière, alors en plein essor, devraient bientôt – croient ces auteurs – tout expliquer par des formules simples. Tout expliquer ? Y compris l’homme, au premier chef, qu’il faut ipso facto réduire à la matière, c’est-à-dire amputer de sa dimension spirituelle, non mathématisable. D’où le radical antichristianisme des «philosophes».
Leur vision de l’homme est le négatif de celle que propage la Genèse. Ce texte suscite l’horreur des Lumières. Voltaire évoque « toutes les dégoûtantes rêveries dont la grossièreté juive a farci cette fable », considérant que l’Esprit Saint (apparemment mal conseillé) s’y « conforme dans chaque ligne aux idées les plus grossières du peuple le plus grossier ».

Les conséquences sur l'homme de ce rejet de la Genèse sont toutes décisives. Négation, bien sûr, de la dimension spirituelle de l’homme et de sa ­relation à un Dieu personnel – autrement dit : de ce qui fonde sa dignité. L’idée de l’homme image de Dieu est spécialement insupportable à ces auteurs.

Négation, du même coup, de la congénitale ­fraternité de tous les hommes. Chose stupéfiante : on crédite les Lumières d’avoir professé (sinon inventé !) l’idée d’unité du genre humain, alors qu’elles ont nié sans détour cette idée, comme un enfantillage issu du christianisme

( NDLR : Xavier Martin devrait nuancer son propos. Et sans doute parcourir l'Encyclopédie dont nous tirons deux nouveaux passages ci-dessous.

Article "HOMME" : Il y a des hommes blancs, des noirs, des olivâtres, des hommes de couleur de cuivre. Voyez les articles Negres, Mulatres, etc. Les hommes ont une physionomie propre aux lieux qu’ils habitent.

Article "NEGRE": NEGRE, s. m. (Hist. nat.) homme qui habite différentes parties de la terre...Tous ces peuples que nous venons de parcourir, tant d’hommes divers sont-ils sortis d’une même mère ? Il ne nous est pas permis d’en douter.).

Négation, encore, de la vocation des deux sexes à une harmonieuse complémentarité. Pour ce courant, homme et femme sont comme étrangers l’un à l’autre. Voltaire parle même de « l’espèce femelle». Moyennant quoi, les relations entre les sexes ne sont qu’un pur rapport de force.

(NDLR : Encore faudrait-il mentionner ici, en toute honnêteté, la négation de la femme en tant qu'individu pensant dans la société du XVIIIè. Louise d'Epinay, Emilie du Châtelet, Louise Dupin, Marie du Deffand et d'autres apportent des témoignages saisissants sur la question, et notamment sur l'instruction qui leur était proposée en ce temps-là. )
 
Négation, enfin, d’une radicale frontière entre l’humanité et l’animalité. « L’homme et l’animal ne sont que des machines de chair », écrit Diderot, qui avance aussi – notable formule, habilement vicieuse – que « tout animal est plus ou moins homme». (...)
Le contresens sur les Lumières est on ne peut plus actuel : chacun voit bien qu’il est une pièce majeure de notre univers mental ordinaire, médiatico-académique. Paradoxe lourd : c’est au nom des Lumières, matrice réelle du vrai racisme doctrinal, que l’on dénonce continûment divers « racismes » volontiers imaginaires. C’est tout de même un peu fort !
Ensuite, toutes les audaces « bioéthiques » que nous vivons viennent en droite ligne du scientisme des Lumières. Sous l’incertaine pellicule des « droits de l’homme », la science médicale des XIXe et XXe siècles a relayé et amplifié ledit scientisme réducteur (qui est le noyau de l’idéologie nationale-socialiste), pour demeurer au cœur des « avancées » bioéthiques de notre temps.

(NDLR : Encore un raccourci fallacieux entre les Lumières et l'idéologie nazie... Faut-il rappeler que dans son Voltaire méconnu, Xavier Martin avait déjà établi cette même analogie Voltaire-Hitler ?)

Ensuite encore, le féminisme radical, dont nous constatons la vitalité, nous semble bien une réaction trop naturelle à la violente misogynie doctrinale que nous lègue aussi l’esprit des Lumières. (...)

Pour les Lumières, à strictement parler, il n’est pas d’essences proprement humaine, masculine, féminine, familiale, pas de naturelle harmonie des sexes, il est seulement des « animaux » (individuels) « qu’on appelle hommes » (Diderot, Voltaire aiment dire ainsi). Et de toute façon le législateur, bon héritier de ces derniers, décide à sa guise du bien et du mal, et recompose comme ça lui chante les liens interindividuels.

lundi 5 février 2018

Xavier Martin à propos des Lumières

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En 2015, l'historien Xavier Martin accordait l'entretien qui suit à la revue L'homme nouveau.
Comme pour son Voltaire méconnu (que nous avions recensé ici), il y aurait une nouvelle fois beaucoup à redire !

Xavier Martin

***


Qu’entend-on exactement par « esprit des Lumières » ?

Ce qu’on entend par là ? Dans la rhétorique officielle, uniquement de grandes, belles et bonnes choses. Le XVIIIe siècle, en France notamment, – Voltaire, Diderot, Rousseau, Montesquieu et consorts, – aurait enfin brandi la liberté d’expression, découvert et promu la dignité de l’homme, affirmé haut une unité du genre humain, et compati au sort des humbles. Il aurait mis à mal les préjugés de sexe et de couleur, œuvré contre l’absolutisme, et désembué l’esprit humain des obscurantismes religieux, spécialement catholique… La réalité, telle qu’on la voit dans les écrits des philosophes, est soit diamétralement contraire, soit pour le moins très différente, sensiblement plus « composée ». Mais la version imaginaire, dans l’enseignement, dans les médias, demeure en principe et omniprésente, et omnipotente. À tout un chacun, notamment ceux qui ambitionnent la qualité de bachelier, il est donc fort déconseillé d’y contrevenir.



Pourquoi alors le siècle des Lumières apparaît-il comme malmené par la réforme (ndlr : rappelons au lecteur un brin distrait que le XVIIIè siècle et la Révolution demeurent inscrits au programme de Français en classe de 1ère, ainsi qu'au programme d'Histoire en 2nde...), au point d’être annoncé comme propre à devenir un thème facultatif ?

Spontanément, je vous dirai que je n’en sais rien. Ladite annonce me laisse sans voix : j’ai cru d’abord que mes oreilles me trahissaient. Alors oui, pourquoi ? La France, pays des Lumières, pays des Droits de l’homme, pays des « valeurs de la République » : c’est un tout magmatique dans l’inlassable formatage médiatico-académique ici rappelé. Le sacro-saint anti-racisme (imaginaire), l’idolâtrée (mais sélective) liberté d’expression se prévalent jour et nuit des Lumières… La perspective de délaisser à la légère un adossement théoriquement aussi flatteur, de disqualifier voire mettre au rebut ce resplendissant esprit des Lumières comme une vieille chaussette, est pour le moins énigmatique, et laisse songeur. La réponse, escomptais-je, m’allait venir de L’Homme Nouveau ! Et de guetter le facteur, apprêtant mes besicles et taillant mes crayons. Votre interrogation, qui inverse les rôles, est donc désarçonnante ! Une Cour européenne des droits de l’abonné devrait bien mettre un terme à ce type d’abus.



Le temps d’une réponse, ne pourriez-vous pas vous considérer comme non abonné ?

L’idée est ingénieuse : il suffit d’y penser ; ce sera, de fait, moins douloureux… Bref, à la question posée, je vois une seule explication rationnelle, mais j’ai du mal à y souscrire résolument : depuis vingt ans, une certaine relecture des Lumières a malmené assez vivement notre vulgate républicaine à cet égard. Elle montre sans grand mal, à la faveur d’une immense masse de citations, que ce courant, sous maints rapports déterminants, a été violemment le contraire de ce dont on le crédite : négation de l’unité de l’espèce humaine, hyper-élitisme forcené, mépris des gens de couleur, des femmes, des gens de condition modeste, mécanisation du comportement des individus (le fameux Homme Machine, 1747), donc négation du libre arbitre et conception mécaniciste des relations interindividuelles (donc, ipso facto, sociopolitiques), biologisme scientiste inclinant au racisme et à l’antiféminisme, absence de confiance dans la raison humaine (oui !), animalisation du petit peuple… Cette énumération, sévère quoique incomplète, souffrirait quelques nuances, voire ponctuellement quelques solides tempéraments, mais elle résume assez nettement la tendance lourde du dossier.

Et, bien sûr, ça change tout ! Le prestigieux « libre examen » des philosophes (avec l’adulé Sapere aude : ose savoir !) est noble chose, assurément, mais si l’un d’entre eux se mêle d’en user pour évaluer (assez chichement) votre degré d’humanité, s’il « ose » vous « savoir » très voisin du singe et vous en méprise, on vous verra probablement, et à bon droit, plus réservé quant aux vertus de cette notion emblématique, et circonspect dorénavant face à ces « humanistes » qui un jour sur deux, selon leur humeur, vous sous-humanisent. Ose savoir, nous dit-on en leur nom ? Il faut répondre : chiche ! et les tenir enfin pour ce qu’ils sont vraiment.

Sur cette profonde et diamétrale restitution, abondamment documentée, des vraies « Lumières », les grands médias, comme on s’en doute, ont fait silence. Et néanmoins l’occultation n’est pas totale. Au moins modestement le vrai, en cette matière, progresse et s’insinue, et sans bruit, vaille que vaille, par capillarité, s’infiltre aux interstices. Conséquence : les tireurs de ficelles (s’ils existent) ont peut-être jugé meilleur d’abandonner sans tambour ni trompette ce glorieux champ de bataille. Peut-être, à tout le moins, se posent-ils la question. À parler vrai, c’est peu de dire que l’hypothèse m’en laisse sceptique, mais, de rationnelle, je n’en vois pas d’autre. Nous reste alors l’irrationnel : ladite mesure ressortirait, comme fréquemment, à un pur et simple « n’importe quoi » troussé à la hâte ; ne l’excluons pas : c’est le plus vraisemblable.

Il est toutefois vrai que depuis le bicentenaire de la Révolution, qui au fil de colloques richement subventionnés, avait en fait bien défraîchi l’image convenue de cette dernière, la tendance de l’idéologie dominante est de prudemment relativiser ses mythes fondateurs de 1789 (donc des Lumières) pour transplanter résolument son camp de base référentiel autour de 1945. Et je n’exclus pas que la touche (malgré tout) « nationale » des Lumières et de la Révolution françaises ait pu devenir aussi, dans le mondialisme aujourd’hui prégnant, un motif d’estompage. Le tout, néanmoins, laisse assez perplexe.



Quelles conséquences cet estompage peut-il avoir sur la culture des jeunes Français ?

Question, là encore, délicate. En soi, il est difficile de déplorer que les élèves échappent à ce massif malentendu sur les Lumières. Je dis seulement « malentendu », car la grande masse de ceux qui le propagent, conditionnés à cet effet, sont de bonne foi… ou peu s’en faut ; les vrais menteurs (éventuellement par omission) sont concentrés dans le cercle restreint des spécialistes universitaires : ceux qui « savent », mais verrouillent un savoir différent imposé, aux étapes décisives des carrières d’enseignement. Sans doute, au surplus, croient-ils ne mentir que pour la bonne cause, ce qui les aide possiblement à oublier, cahin-caha, qu’ils ne disent pas la vérité ! Cela noté, l’on ne saurait, évidemment, imaginer que des talents aussi monumentaux et influents que ceux de Voltaire, Diderot, Montesquieu ou Rousseau, passent à la trappe ! Pareille amputation est inimaginable, et il va sans dire, à mon sentiment, qu’elle n’aura pas lieu. Mais qu’enseigner exactement, à leur sujet ? C’est une tout autre affaire, et un réel problème.



Justement, des enseignements d’Histoire à « trous » chronologiques conservent-ils un sens ?

La réponse théorique est sans réserve négative, ça va de soi. Cela étant, en tous domaines je me méfie des « il faut que ». Si par malheur j’étais moi-même en charge pratique des programmes et manuels, je serais plus qu’embarrassé. Toute pédagogie est nécessairement simplificatrice d’une complexité, elle-même souvent inextricable : c’est vrai dans l’Université, ce l’est a fortiori, de façon croissante, en raison inverse de l’âge des auditeurs. L’Histoire n’est enseignable que très simplifiée – je n’ajouterai pas « donc très mythifiée », pour ne pas choquer : mais sur ce point, au minimum, je m’interroge, et ce furtif ballon d’essai pose la question (c’est bien mon tour). La notion de « roman national » est plus qu’une formule, et donne à penser. S’agissant de l’Histoire, il importe au surplus de ne pas négliger un trait élémentaire, qui ne facilite rien : plus s’accumulent les décennies (et ça va vite !), moins il est facile de tout maîtriser, d’opérer un tri, de synthétiser. Cette lapalissade, à titre accessoire, a son importance. Ce qui, pour le grand-père, continue de tenir à un passé récent, dont l’ignorance, dans les jeunes classes, annonce la fin des haricots académiques, touche à la nuit des temps pour sa progéniture. C’est assez naturel.

Qu’on me pardonne d’oser ici un sentiment tout personnel, qui déplace le problème à défaut d’amorcer la moindre solution : pour chaque professeur, c’est le haut défi et c’est l’essentiel, de chercher la voie toujours mystérieuse, d’atteindre la flamme et de l’activer, au cœur des élèves, avec ferveur, avec respect, avec réserve, sans oublier l’accompagnement synergétique des anges gardiens, qu’à l’ordinaire sous-évalue assez sottement le Ministère – c’est là une des clés de son handicap, de la déprimante phraséologie étalée sur ses pauvres tartines, et de ses tristes résultats. Cette authentique disposition professorale ? Les « sciences cognitives » n’ont probablement que peu à y voir, et les « méthodes » pré-mastiquantes guère davantage, ni les programmes, souvent biaisés, jamais parfaits, rarement traités en leur entier. Dire que, dans l’enseignement, la transmission de connaissances est négligeable serait la première des absurdités. Mais l’essentiel est autre chose. Ladite transmission est, sinon le prétexte, du moins l’occasion de plus profond qu’elle : cet imperceptible toucher des âmes, objet de mystère, ambitionné sans crispation, en vue d’ineffables germinations, parfois à long terme. L’affaire des programmes en est, malgré tout, relativisée.