dimanche 11 février 2018

Xavier Martin à propos des Lumières (2)

Xavier Martin, « La dignité de l'homme bafouée par les Lumières »

Professeur émérite à l’Université d’Angers, Xavier Martin est un spécialiste de l’époque révolutionnaire. Ses travaux apportent un éclairage iconoclaste sur la vision de l’homme développée par les philosophes des ­Lumières. 
Extraits d'un entretien paru dans Famille Chrétienne n° 1916 du 4 octobre 2014.
Xavier Martin

Les Lumières, dit-on, auraient exalté l’homme, et même à l’excès. Or c’est le contraire. Elles nient qu’il ait une âme. Elles le réduisent à la matière, au corporel, et lui dénient la liberté (une pure 

« chimère » selon Voltaire, « un mot vide de sens » aux yeux de Diderot). Elles lui attribuent un comportement purement mécanique : « C’est la roue mue par un torrent », dit Helvétius.
« Nous sommes de pures machines », aime répéter Voltaire, qui définira l’homme comme « cette machine qui a, je ne sais comment, la faculté d’éternuer par le nez et de penser par la cervelle ». Sous la Révolution, le médecin Cabanis, héritier des Lumières et spécialiste de la science de l’homme, dira que « le cerveau sécrète les idées comme le foie sécrète la bile », etc. Bref, en ce domaine, les idées reçues sont fort inexactes.

(NDLR : En guise d'idées reçues, citons ce passage de l'article IMMORTALITÉ, IMMORTEL, extrait d' l'Encyclopédie:

 qui ne mourra point, qui n’est point sujet à la dissolution et à la mort. Dieu est immortel ; l’âme de l’homme est immortelle, non parce qu’elle est spirituelle, mais parce que Dieu qui est juste, et qui a voulu que les bons et les méchants éprouvassent dans l’autre monde un sort digne de leurs œuvres dans celui-ci, a décidé et a dû décider qu’elle resterait après la séparation d’avec le corps. Dieu a tiré l’âme du néant ; si elle n’y retombe pas, c’est qu’il lui plaît de la conserver. Matérielle ou spirituelle, elle subsisterait également, s’il lui plaisait de la conserver. Le sentiment de la spiritualité et de l’immortalité, sont indépendants l’un de l’autre ; l’âme pourrait être spirituelle et mortelle, matérielle et immortelle. Socrate qui n’avait aucune idée de la spiritualité de l’âme, croyait à son immortalité. C’est par Dieu et non pas par elle-même que l’âme est; c’est par Dieu, et ce ne peut être que par Dieu, qu’elle continuera d’être. Les Philosophes démontrent que l’âme est spirituelle, et la foi nous apprend qu’elle est immortelle, et elle nous en apprend aussi la raison.)

Cette réduction de l'image de l'homme vient d’un excès d’enthousiasme scientiste, donc antireligieux. Les sciences de la matière, alors en plein essor, devraient bientôt – croient ces auteurs – tout expliquer par des formules simples. Tout expliquer ? Y compris l’homme, au premier chef, qu’il faut ipso facto réduire à la matière, c’est-à-dire amputer de sa dimension spirituelle, non mathématisable. D’où le radical antichristianisme des «philosophes».
Leur vision de l’homme est le négatif de celle que propage la Genèse. Ce texte suscite l’horreur des Lumières. Voltaire évoque « toutes les dégoûtantes rêveries dont la grossièreté juive a farci cette fable », considérant que l’Esprit Saint (apparemment mal conseillé) s’y « conforme dans chaque ligne aux idées les plus grossières du peuple le plus grossier ».

Les conséquences sur l'homme de ce rejet de la Genèse sont toutes décisives. Négation, bien sûr, de la dimension spirituelle de l’homme et de sa ­relation à un Dieu personnel – autrement dit : de ce qui fonde sa dignité. L’idée de l’homme image de Dieu est spécialement insupportable à ces auteurs.

Négation, du même coup, de la congénitale ­fraternité de tous les hommes. Chose stupéfiante : on crédite les Lumières d’avoir professé (sinon inventé !) l’idée d’unité du genre humain, alors qu’elles ont nié sans détour cette idée, comme un enfantillage issu du christianisme

( NDLR : Xavier Martin devrait nuancer son propos. Et sans doute parcourir l'Encyclopédie dont nous tirons deux nouveaux passages ci-dessous.

Article "HOMME" : Il y a des hommes blancs, des noirs, des olivâtres, des hommes de couleur de cuivre. Voyez les articles Negres, Mulatres, etc. Les hommes ont une physionomie propre aux lieux qu’ils habitent.

Article "NEGRE": NEGRE, s. m. (Hist. nat.) homme qui habite différentes parties de la terre...Tous ces peuples que nous venons de parcourir, tant d’hommes divers sont-ils sortis d’une même mère ? Il ne nous est pas permis d’en douter.).

Négation, encore, de la vocation des deux sexes à une harmonieuse complémentarité. Pour ce courant, homme et femme sont comme étrangers l’un à l’autre. Voltaire parle même de « l’espèce femelle». Moyennant quoi, les relations entre les sexes ne sont qu’un pur rapport de force.

(NDLR : Encore faudrait-il mentionner ici, en toute honnêteté, la négation de la femme en tant qu'individu pensant dans la société du XVIIIè. Louise d'Epinay, Emilie du Châtelet, Louise Dupin, Marie du Deffand et d'autres apportent des témoignages saisissants sur la question, et notamment sur l'instruction qui leur était proposée en ce temps-là. )
 
Négation, enfin, d’une radicale frontière entre l’humanité et l’animalité. « L’homme et l’animal ne sont que des machines de chair », écrit Diderot, qui avance aussi – notable formule, habilement vicieuse – que « tout animal est plus ou moins homme». (...)
Le contresens sur les Lumières est on ne peut plus actuel : chacun voit bien qu’il est une pièce majeure de notre univers mental ordinaire, médiatico-académique. Paradoxe lourd : c’est au nom des Lumières, matrice réelle du vrai racisme doctrinal, que l’on dénonce continûment divers « racismes » volontiers imaginaires. C’est tout de même un peu fort !
Ensuite, toutes les audaces « bioéthiques » que nous vivons viennent en droite ligne du scientisme des Lumières. Sous l’incertaine pellicule des « droits de l’homme », la science médicale des XIXe et XXe siècles a relayé et amplifié ledit scientisme réducteur (qui est le noyau de l’idéologie nationale-socialiste), pour demeurer au cœur des « avancées » bioéthiques de notre temps.

(NDLR : Encore un raccourci fallacieux entre les Lumières et l'idéologie nazie... Faut-il rappeler que dans son Voltaire méconnu, Xavier Martin avait déjà établi cette même analogie Voltaire-Hitler ?)

Ensuite encore, le féminisme radical, dont nous constatons la vitalité, nous semble bien une réaction trop naturelle à la violente misogynie doctrinale que nous lègue aussi l’esprit des Lumières. (...)

Pour les Lumières, à strictement parler, il n’est pas d’essences proprement humaine, masculine, féminine, familiale, pas de naturelle harmonie des sexes, il est seulement des « animaux » (individuels) « qu’on appelle hommes » (Diderot, Voltaire aiment dire ainsi). Et de toute façon le législateur, bon héritier de ces derniers, décide à sa guise du bien et du mal, et recompose comme ça lui chante les liens interindividuels.

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