vendredi 27 décembre 2013

Mozart - Don Giovanni - Overture

  



Très envie de Mozart, ce soir. Et notamment de l'ouverture du Don Giovanni (ici, par Riccardo Muti)

lundi 23 décembre 2013

Qu'est-ce que le Tiers Etat ? (3)

Enfin, après avoir constaté l'insuffisance des "droits politiques" du Tiers Etat, l'abbé Sieyès émet ses trois demandes.
Necker insistera, lui aussi, sur l'idée d'équité dans la représentation, à savoir le doublement du Tiers, mais également la proportionnalité entre le nombre de représentés et celui de représentants.
1789 constitue en cela une étape décisive : désormais, on considère que les individus sont égaux en droits pour former le pouvoir politique...
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Que demande le Tiers-État ? à devenir quelque chose. (…)

Première Demande.

Que les Représentants du Tiers-État ne soient choisis que parmi les Citoyens qui appartiennent véritablement au Tiers.


On a cru renforcer la difficulté que nous venons de détruire, en avançant que le Tiers-État n’avait pas des Membres assez éclairés, assez courageux, etc. Pour le représenter, et qu’il fallait recourir aux lumières de la Noblesse… Cette ridicule assertion ne mérite pas de réponse. Considérez les classes disponibles du Tiers-État ; et j’appelle, avec tout le monde, classes disponibles, celles où une sorte d’aisance permet aux hommes de recevoir une éducation libérale, de cultiver leur raison, enfin de s’intéresser aux affaires publiques. Ces classes-là n’ont pas d’autre intérêt que celui du reste du Peuple. Voyez si elles ne contiennent pas assez de Citoyens instruits, honnêtes, dignes, à tous égards, d’être de bons Représentants de la Nation

Mais enfin, dit-on, si un Bailliage s’obstine à ne vouloir donner sa procuration du Tiers qu’à un Noble, ou un Ecclésiastique ? S’il n’a confiance qu’en lui ?…

J’ai déjà dit qu’il ne pouvait pas y avoir de liberté illimitée, et que parmi toutes les conditions à imposer à l’éligibilité, celle que le Tiers réclamait était la plus nécessaire de toutes. Répondons plus immédiatement. Je suppose qu’un Bailliage veuille absolument se nuire ; doit-il avoir pour cela le droit de nuire aux autres ? Si je suis seul intéressé aux démarches de mon Procureur fondé, on pourra se contenter de me dire : Tant pis pour vous ; pourquoi l’avez-vous mal choisi ?  (...)

Deuxième demande du Tiers-État.

Que des Députés soient en nombre égal à ceux des deux Ordres privilégiés.


Je ne puis m’empêcher de le répéter ; la timide insuffisance de cette réclamation se ressent encore des vieux temps. Les villes du Royaume n’ont pas assez consulté les progrès des lumières et même de l’opinion publique. Elles n’auraient pas rencontré plus de difficultés en demandant deux voix contre une, et peut-être se fût-on hâté, alors, de leur offrir cette égalité contre laquelle on combat aujourd’hui avec tant d’éclat.

Au reste, quand on veut décider une question comme celui-ci, il ne faut pas se contenter, comme on le fait trop souvent, de donner son désir, ou sa volonté, ou l’usage, pour des raisons ; il faut remonter aux principes. Les droits politiques comme les droits civils, doivent tenir à la qualité de Citoyen. Cette propriété légale est la même pour tous, sans égard au plus ou moins de propriété réelle dont chaque individu peut composer sa fortune ou sa jouissance. Tout Citoyen qui réunit les conditions déterminées pour être Electeur, a droit de se faire représenter, et sa représentation ne peut pas être une fraction de la représentation d’un autre. Ce droit est un ; tous l’exercent également, comme tous sont protégés également par la Loi qu’ils ont concouru à faire. Comment peut-on soutenir, d’un côté, que la Loi est l’expression de la volonté générale, c’est-à-dire, de la pluralité, et prétendre en même temps que des volontés individuelles peuvent balancer mille volontés particulières ? N’est-ce pas s’exposer à laisser faire la loi par la minorité ? ce qui est évidemment contre la nature des choses.

Si ces principes, tout certains qu’ils sont, sortent un peu trop des idées communes, je ramènerai le Lecteur à une comparaison qui est sous ses yeux. N’est-il pas vrai qu’il paraît juste à tout le monde, que l’immense Bailliage du Poitou ait plus de Représentants aux États-Généraux que le petit Bailliage de Gex ? Pourquoi cela ? Parce que, dit-on, la population et la contribution du Poitou sont bien supérieures à celles de Gex. On admet donc des principes d’après lesquels on peut déterminer la proportion des Représentants. Voulez-vous que la contribution en décide ? Mais quoique nous n’ayons pas une connaissance certaine de l’imposition respective des Ordres, il saute aux yeux que le Tiers en suppose plus de la moitié.

A l’égard de la population, on sait quelle immense supériorité le troisième Ordre a sur les deux premiers. J’ignore, comme tout le monde, quel est le véritable rapport ; mais comme tout le monde, je me permettrais de faire mon calcul.

Troisième et dernière demande du Tiers-État.

Que les États-Généraux votent non par Ordres, mais par têtes.


Les Privilégiés craignent l’égalité d’influence dans le troisième Ordre, et ils la déclarent inconstitutionnelle ; cette conduite est d’autant plus frappante, qu’ils ont été jusqu’à présent deux contre un, sans rien trouver d’inconstitutionnel à cette injuste supériorité. Ils sentent très intimement le besoin de conserver le veto sur tout ce qui pourrait être contraire à leur intérêt. Je ne répéterai point les raisonnements par lesquels vingt Ecrivains ont battu cette prétention et l’argument des anciennes formes. Je n’ai qu’une observation à faire. Il y a sûrement des abus en France, ces abus tournent au profit de quelqu’un ; ce n’est guère au Tiers qu’ils sont avantageux, mais c’est bien à lui surtout qu’ils sont nuisibles. Or, je demande si dans cet état des choses, il est possible de détruire aucun abus, tant qu’on laissera le veto à ceux qui en profitent. Toute justice serait sans force ; il faudrait tout attendre de la pure générosité des Privilégiés. Serait-ce là l’idée qu’on se forme de l’ordre social ?
 
les 3 ordres
 

samedi 21 décembre 2013

Qu'est-ce que le Tiers Etat ? (2)


 Deuxième extrait du pamphlet de l'abbé Sieyès, paru en janvier 1789, dans lequel l'auteur s'interroge sur la prétendue représentation nationale aux Etats Généraux.
les Etats Généraux de 1789
 

Qu’est-ce que le Tiers-État a été jusqu’à présent ? Rien.
(…) Suivons notre objet. Il faut entendre par le Tiers-État, l’ensemble des Citoyens qui appartiennent à l’Ordre commun. Tout ce qui est privilégié par la Loi, de quelque manière qu’il le soit ; sort de l’ordre commun, fait exception à la loi commune, et par conséquent n’appartient point au Tiers-État. Nous l’avons dit : une loi commune, et une représentation commune, voilà ce qui fait une Nation. Il est trop vrai, sans doute, que l’on n’est rien en France, quand on n’a pour soi que la protection de la loi commune : si l’on ne tient pas à quelque privilège, il faut se résoudre à endurer le mépris, l’injure et les vexations de toute espèce. Pour s’empêcher d’être tout à fait écrasé, que reste-t-il au malheureux non Privilégié ? la ressource de s’attacher par toutes sortes de bassesses à un Grand ; il achète au prix de ses mœurs et de la dignité d’homme, la faculté de pouvoir, dans les occasions, se réclamer de quelqu’un.
Mais c’est moins dans sont état civil que dans ses rapports avec la Constitution, que nous avons à considérer ici l’Ordre du Tiers. Voyons ce qu’il est aux États Généraux.
Quels ont été ses prétendus Représentants ? Des Anoblis ou des Privilégiés à terme. Ces faux Députés n’ont pas même toujours été l’ouvrage libre de l’élection des Peuples. Quelquefois aux États Généraux, et presque partout dans les États Provinciaux, la représentation du Peuple est regardée comme un droit de certaines Charges ou Offices.
(…)
Mais quel que soit le motif qui nous dirige, pouvons-nous faire que la vérité ne soit pas la vérité ? Parce qu’une armée a eu le malheur de voir déserter ses meilleures troupes, faut-il encore qu’elle leur confie son camp à défendre ? Tout privilège, on ne saurait trop le répéter, est opposé au droit commun ; donc tous les privilégiés, sans distinction, forment une classe différente et opposée au Tiers-État.
(…)
l'abbé Sieyès
Ajoutez à ce effrayante vérité que, d’une manière ou d’autre, toutes les branches du pouvoir exécutif sont tombées aussi dans la Caste qui fournit l’Eglise, la Robe et l’Epée. Une sorte d’esprit de confraternité ou de compérage fait que les Nobles se préfèrent entre eux, et pour tout, au reste de la Nation. L’usurpation est complète ; ils règnent véritablement.
Qu’on lise l’Histoire avec le projet d’examiner si les faits sont conformes ou contraires à cette assertion, et l’on s’assurera, j’en ai fait l’expérience, que c’est une grande erreur de croire que la France soit soumise à un régime monarchique. Otez de nos annales quelques années de Louis XI, de Richelieu, et quelques moments de Louis XIV, où l’on ne voit que despotisme tout pur, vous croirez lire l’histoire d’une aristocratie aulique. C’est la cour qui a régné et non le Monarque. C’est la cour qui fait et défait, qui appelle et renvoie les Ministres, qui crée et distribue les places, etc. Et qu’est-ce que la Cour, sinon la tête de cette immense aristocratie qui couvre toutes les parties de la France, qui par ses Membres atteint à tout, et exerce partout ce qu’il y a d’essentiel dans toutes les parties de la chose publique ? Aussi le Peuple s’est-il accoutumé à séparer dans ses murmures le Monarque, des moteurs du pouvoir. Il a toujours regardé le Roi comme un homme si sûrement trompé, et tellement sans défense au milieu d’une Cour active et toute-puissante, qu’il n’a jamais pensé à lui imputer tout le mal qui s’est fait sous son nom. Ne suffit-il pas enfin d’ouvrir les yeux sur ce qui se passe, en ce moment, autour de nous ? Que voit-on ? l’aristocratie seule, combattant, tout à la fois, la Raison, la Justice, le Peuple, le Ministre et le Roi. L’issue de cette terrible lutte est encore incertaine ; qu’on dise si l’aristocratie est une chimère !
Résumons : le Tiers-État n’a pas eu jusqu’à présent de vrais représentants aux États-Généraux. Ainsi ses droits politiques sont nuls. (à suivre)

vendredi 20 décembre 2013

Qu'est-ce que le Tiers Etat ? (1)

--> Dans ce célèbre pamphlet, publié peu avant la Révolution de 1789 (en janvier), l'abbé Sieyès place l'aristocratie au ban de la nation française. Procédant à un total renversement des valeurs, il la qualifie de "caste... étrangère à la nation"...
Voici un premier extrait de Qu'est-ce que le Tiers Etat ?
Emmanuel-Joseph Sieyès

(...) Il ne suffit pas d’avoir montré que les Privilégiés, loin d’être utiles à la Nation, ne peuvent que l’affaiblir et lui nuire, il faut prouver encore que l’Ordre noble n’entre point dans l’organisation sociale; qu’il peut bien être une charge pour la Nation, mais qu’il n’en saurait faire une partie. D’abord, il n’est pas possible dans le nombre de toutes les parties élémentaires d’une Nation, de trouver où placer la Caste des Nobles. Je sais qu’il est des individus, en trop grand nombre, que les infirmités, l’incapacité, une paresse incurable, ou le torrent des mauvaises mœurs rendent étrangers aux travaux de la Société. L’exception et l’abus sont partout à côté de la règle, et surtout dans un vaste Empire. Mais l’on conviendra que moins il y a des abus, mieux l’État passe pour être ordonné. Le plus mal ordonné de tous serait celui où non seulement des particuliers isolés, mais une classe entière de Citoyens mettrait sa gloire à rester immobile au milieu du mouvement général ; et saurait consumer la meilleure part du produit, sans avoir concouru en rien à le faire naître ? Une telle classe est assurément étrangère à la Nation par sa fainéantise.

L’Ordre Noble n’est pas moins étranger au milieu de nous, par ses prérogatives civiles & politiques. Qu’est-ce qu’une Nation ? un corps d’Associés vivant sous une loi commune et représentés par la même législature, etc. 

N’est-il pas trop certain que l’Ordre noble a des privilèges, des dispenses, qu’il ose appeler ses droits, séparés des droits du grand corps des Citoyens ? Il sort par là de l’ordre commun, de la loi commune. Ainsi ses droits civils en font déjà un Peuple à part dans la grande Nation. C’est véritablement imperium in imperio.

A l’égard de ses droits politiques, il les exerce aussi à part. Il a ses représentants à lui, qui ne sont nullement chargés de la procuration des Peuples. Le corps de ses Députés siège à part ; et quand il s’assemblerait dans une même salle avec les Députés des simples Citoyens, il n’en est pas moins vrai que sa représentation est essentiellement distincte et séparée : elle est étrangère à la Nation, d’abord par son principe, puisque sa mission ne vient pas du Peuple ; ensuite par son objet, puisqu’il consiste à défendre, non l’intérêt général, mais l’intérêt particulier. Le Tiers embrasse donc tout ce qui appartient à la Nation ; et tout ce qui n’est pas le Tiers, ne peut pas se regarder comme étant de la Nation. Qu’est-ce que le Tiers ? TOUT (...)
à suivre

mardi 17 décembre 2013

Olympe de Gouges au Panthéon ? (suite)

 

L’historien Olivier Blanc, spécialiste d’Olympe de Gouges répond ici à l'article de Florence Gauthier ( à découvrir ici ) , qui s'était élevée contre l'entrée de la révolutionnaire au Panthéon.
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Pour dissuader le président de la République de choisir Olympe de Gouges, représentante des femmes engagées en politique, d'entrer au Panthéon, l'extrême gauche la plus ringarde fait feu de tout bois. Fidèle aux vielles méthodes - staliniennes - Florence Gauthier (Paris 7-Diderot) qui n'a jamais lu les écrits d'Olympe et n'a jamais publié sur elle autre chose qu'un brûlot d'apparence scientifique en réponse à un très bel article de presse de Myriam Perfetti paru dans l'hebdomadaire Marianne (17 août 2013), affirme sur son blog, au mépris de toute vraisemblance, qu'Olympe de Gouges fut une contre-révolutionnaire favorable à la loi martiale ! 
l'historien Olivier Blanc

Je ne m'appesantirai pas sur la valeur relative de cette épithète de « contre-révolutionnaire », que l'on ne peut même pas appliquer au plus réactionnaire des Constituants de 1791 qui, par ses travaux "révolutionnaires" stricto sensu, aura quand même participé au passage de la monarchie absolue à la monarchie constitutionnelle, une avancée gigantesque qui ne sera suivie qu’au XIXe siècle par les autres États européens. Quoi qu'il en soit, et contrairement à ce qu'affirme gratuitement Florence Gauthier, Olympe de Gouges était plus que réservée sur la constitution de 1791: cette constitution n'offrait ni de droits politiques aux non-propriétaires comme elle (suffrage censitaire), ni aux Noirs des colonies ni aux femmes, trois catégories de citoyen(ne)s auxquel(le)s cette sociale-démocrate avant la lettre a consacré son temps, ses tout petits revenus et, finalement, sa vie. Elle est morte pauvre, à l'inverse de Marat et des Montagnards « de proie » [1] qui l'ont envoyée à l'échafaud.
Avant même la fin des travaux de la Constituante, Olympe de Gouges avait exprimé ses réserves sur cette Constitution (Repentir de Mme de de Gouges), qui était non seulement imparfaite à ses yeux mais dont la traduction dans la loi, pensait-elle, laisserait certainement à désirer. Elle revient régulièrement, notamment dans Le Bon sens français, sur les imperfections de la Constitution, demeurant elle-même attachée au respect de la loi, qu’elle célèbre au cours d’une fête nationale à laquelle (pour la première fois) les femmes sont associées, grâce à elle, et cela jusqu'au 10 août 1792, « événement salutaire, dit-elle, qui a tranché le nœud gordien qui maintenait les bons citoyens dans l’indécision ».
Le défaut d'Olympe, si l'on peut dire, et c'est apparemment ce que Florence Gauthier ne lui pardonne pas, est de considérer que les choses importantes de la vie publique doivent se résoudre par des délibérations plutôt que par des crises. Son aversion pour la violence venue de la rue et l'utilisation que certains (rarement ceux que l'on croit, pense-t-elle) peuvent en faire, l'a amenée à mettre sévèrement en cause les promoteurs des massacres de septembre, et le premier d'entre eux, Marat, l'ultra-démagogique Marat, aussi transparent qu'une bouteille d'encre, l'idole de Florence Gauthier.
L’article de cette dernière est donc une charge passionnelle, un concentré de contre-vérités, d'amalgames et d'interprétations fallacieuses ou hasardées. On a l'impression qu’elle s'appuie exclusivement sur les numéros de L’Ami du Peuple de Marat pour asseoir ce qui lui tient lieu de démonstration. Je ne me servirai donc pas des numéros du Véritable Ami du Peuple de Roch Marcandier pour lui répondre, même si Marcandier connaissait beaucoup mieux Marat – pour l'avoir longuement et intimement fréquenté aux Cordeliers – que Florence Gauthier. Je veux juste souligner que les Girondins ont été maltraités par l’historiographie française, à commencer par les Thermidoriens (c'est à dire les Montagnards moins Robespierre et ses fidèles), et par les royalistes. En réalité, la démocratie réinventée en 1793 doit beaucoup au parti de la Gironde qui, avant l'assassinat de ses membres, avait su faire face à d'immenses difficultés tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, par la seule voie parlementaire. C'est à cette majorité que l'on doit la loi du maximum des denrées (4 mai 1793) : on ne peut donc pas dire, comme le fait pourtant Florence Gauthier, que les Girondins ont (Olympe avec eux) « célébré la liberté illimitée du commerce ». C'est à la même majorité girondine que la loi qui pose la République comme une et indivisible a été votée fin mars 1793.
Après l'élimination des Girondins, qui a entraîné un changement notable de majorité, la nouvelle constitution montagnarde de juin 1793 (quand les chefs girondins sont placés au secret en prison) a entériné le droit sacré à la propriété. J'ajoute que les principaux chefs montagnards, auteurs et promoteurs délirants des lois contre les "ennemis de la Révolution", etc.) ont pratiquement tous constitué des fortunes gigantesques dont on commence à peine à mesurer l'importance. Je conseillerai donc à Florence Gauthier d'ôter son bonnet rouge pour écrire l'histoire.


Olympe au Panthéon ?
 
Un certain nombre de personnes mettent en avant le « féminisme » (avant la lettre) de celle qui fut guillotinée pour ses écrits politiques [2]. Parler de féminisme sans cesse et partout, associer son nom à un « club des tricoteuses » accessoirement « lécheuses de guillotine » payées par l’ultra-démagogie [3], n'est-ce pas, au fond, une manière sournoise de disqualifier celle qui a tant donné pour la libre parole des femmes en politique et sur d’autres chasses gardées masculines ? Montrant l'exemple, par ses engagements divers, principalement humains, Olympe a au contraire donné une respectabilité à l'engagement politique au féminin, et cette grande partie de sa vie, dans son intensité et sa dramaturgie, n'était pas destinée à illustrer un « féminisme » trop caricatural pour être honnête.
C'est pourtant ce « féminisme » très en retrait de l’humanisme d’Olympe qui a été retenu par ceux et celles qui semblent avoir cédé aux sirènes de l’historiographie à bonnet rouge, représentée par Florence Gauthier et ses émules. N'est-ce pas un peu court, car Olympe a fait bien autre chose que de plaider la cause des femmes ? N’est-ce pas une impasse ? ou, pire, une stratégie destinée à neutraliser une idée formidable : l'entrée au Panthéon de celle qui incarne le mieux l'engagement politique au sens large de la femme moderne ? Olympe par son exemple, sans attendre la consécration légale des droits de la femme, a montré qu'il y avait une place pour elles en politique, notamment en exerçant, comme elle l’a fait, ce droit précieux du préambule de la Constitution de 1789 : la résistance à l'oppression.
Quand les Montagnards de proie, les mêmes d'ailleurs, qui renverseront Robespierre, eurent précipité les ami(e)s politiques d'Olympe dans les prisons et à l’échafaud, elle est la seule femme de son temps à s'être avancée à visage découvert, par la seule force de ses écrits et sans illusion sur la puissance de ses adversaires qui avaient, écrira-t-elle de prison, voilé les droits de l'homme : en un an en effet, la Convention aura réussi ce tour de force macabre consistant à emprisonner près de deux cents représentants du peuple, tant Girondins que Dantonistes et Robespierristes, dont près d'un tiers furent exécutés au prétexte qu'ils étaient des « ennemis de la patrie » et des « contre-révolutionnaires », mots à géométrie variable. Olympe de Gouges, peut-être plus courageuse que bien des hommes de son temps, est entrée en résistance dès le 2 juin 1793, date de l'arrestation des Girondins, jour où la Convention est devenue illégitime à ses yeux, et c'est le 9 qu'elle a publiquement annoncé son soutien à leur cause par une lettre lue puis censurée à la Convention.
Quel bel engagement politique que celui de la résistance à l'oppression ! Mais justement, c'est là que les choses ne vont pas. Les historiens à bonnet rouge, qui veillent sur soixante-dix ans de chasse gardée, le contrôle quasi exclusif des études universitaires sur la Révolution, ne veulent pas de la promotion d'une « vulgaire » girondine, qui donnerait l'impression que les Girondins représentent, ce qui pourtant était le cas, le parti le plus avancé sur le plan sociétal, ces mêmes Girondins qui ont promu la loi sur le divorce (accueillie avec soulagement par tant de femmes battues), ceux-là mêmes qui, au Club des Amis des Noirs, ont, par leurs actions et leurs écrits dès avant 1788 (comme Olympe), préparé le terrain pour que la Convention abolisse l'esclavage. Les écrits d'Olympe sur les Noir(e)s ou le rapport extraordinaire que Jérôme Pétion a préparé en vue de l'abolition montre assez de quel côté étaient les avancées en matière de droits de l'homme à la Convention.
Tout cela, faudrait-il donc l’oublier ? La machine à plomber la mémoire est-elle en marche, ou Olympe de Gouges trouvera-t-elle à la fin sa place légitime au Panthéon des Grands Hommes… et des Grandes Femmes ?
 
Olivier Blanc

jeudi 12 décembre 2013

Des histrions historiens...

Les grands ont toujours eu un historiographe à leur botte.
Au XVIIIè siècle, Louis XV eut  recours à Voltaire.
Plus tard, Napoléon disposa de Las Cases.
Aujourd'hui, Alain Soral emploie Marion Sigaut à la réécriture de notre passé national...
Dans son essai Qu'est-ce que l'idéologie ? (1976) , le sociologue Jean Baechler écrivait : "l'idéologie tend à développer une histoire mythique, même si toute histoire n'est ni mythique, ni idéologique".
Si j'en crois mes sources auprès d'Egalité et Réconciliation, l'association d'Alain Soral, ce dernier a effectivement confié à Marion Sigaut la lourde tâche d'imaginer une histoire de France qui validerait ses analyses (souvent brillantes, d'ailleurs) du monde contemporain. Faut-il le rappeler, la plupart des idéologies inscrivent leur vision de l'histoire dans un triptyque paradis-chute-rédemption.
Ainsi, lorsque l'historien honnête proclame qu'"il n'y a pas de centre de gravité de l'histoire... qu'"il n'y a pas de sens de l'ensemble, il y a tout au plus des sens partiels", le nationaliste (pour en revenir à l'idéologie) prétend au contraire que "l'histoire est marquée par des étapes symboliques, chargées d'une haute signification pour l'être de la nation" (toujours selon Baechler). 
Si l'Ancien Régime incarne le "paradis" de Marion Sigaut, la Révolution en constitue très clairement la "chute". Intervention après intervention, l'historienne s'emploie aujourd'hui à mythifier l'avant 1789, rêvant à voix haute d'une "rédemption" prochaine de la nation française.

Le nez sur cette grille de lecture, Marion Sigaut ose tout.
C'est d'ailleurs à cela qu'on la reconnaît...
On avait déjà eu droit à la "pédophilie" de Louis XV (évidemment influencé par un entourage corrompu...), puis à "l'anti-humanisme" des Lumières, mais sa dernière sortie mérite qu'on s'y attarde.
Dans cette récente vidéo que vous pouvez découvrir ici, l'historienne s'exclame :
"Ils ont dit tout ce qu'ils voulaient, les Encyclopédistes" avant d'ajouter : "Le roi les a protégés, le roi les a financés..."
Etrange réécriture de l'histoire...

Marion Sigaut

En somme, lorsque Rousseau a dû fuir la France (en juin 1762) laissant son Emile brûler au pied du Palais de Justice, il faut y voir une marque de bienveillance de ce bon roi Louis...

Acte bienveillant encore que l'emprisonnement de Diderot à Vincennes (en juillet 1749)...

Et l'éloignement de Voltaire, persona non grata à Paris ou à Versailles pendant près de 28 ans, une autre preuve de la protection royale ...?

Que dire enfin de cette suppression des deux premiers volumes de l'Encyclopédie, décidée par le conseil du roi en 1752 ? Et de cette nouvelle suspension en janvier 1759 ? Des plaisanteries, peut-être...


Laissons là les exemples, et contentons-nous des plus illustres parmi eux.
Au fond, ce ne sont pas ces énormités assénées (en toute bonne foi ?) par Marion Sigaut qui interpellent l'amateur d'histoire, c'est surtout la présence d'un public prêt à les entendre comme on reçoit la bonne parole.
Etrange réécriture de l'histoire, qui, même lorsqu'elle s'avère intéressante, en gomme toutes les nuances, tous les détails, pour n'en conserver qu'une ébauche caricaturale limitée au blanc (le bien) et au noir (le mal).
Etrange époque que celle où la défiance à l'égard des élites devient telle qu'elle emporte tout sur son passage, même les historiens institutionnels les plus brillants, balayés dans la tourmente en raison de leur proximité avec le "pouvoir".
Triste époque que celle où la séduction du sophiste l'emporte sur la sagesse du savant...



vendredi 6 décembre 2013

Michel Cuny : Voltaire, l'or au prix du sang (3)

À François-Augustin de Moncrif, le 24 [septembre 1723] :
« Dites, je vous en prie, à M. d’Argenson que je suis bien ennuyé de le voir lieutenant de police. J’ai pourtant besoin de lui car il faudra qu’il mette bientôt son nom au bas de Marianmne. J’ai encore plus besoin de son approbation que de sa signature. » 

Ce comte d’Argenson, plus jeune que Voltaire de deux années et son ancien condisciple au collège Louis-le-Grand alors tenu par les jésuites, était devenu lieutenant général de police à l’âge de 24 ans, en 1720, date à laquelle son père, le marquis d’Argenson, avait lui-même mis fin à une carrière qui avait également fait de lui un lieutenant général de police (1697-1718), créateur de la première véritable police politique de France et réorganisateur du fameux système des “lettres de cachet”. Pour finir, il avait été nommé président du conseil des Finances et garde des Sceaux… Parmi les attributions du lieutenant général de police figurait le contrôle des activités de librairie… Mais Voltaire ne pouvait pas encore imaginer qu’en la personne du comte d’Argenson, il tenait le futur ministre de la Guerre (1743-1757), l’homme le mieux placé pour choisir les munitionnaires.
Et puis il y a encore un petit supplément, puisque le comte avait un frère, élève lui aussi à Louis-le-Grand, du même âge exactement que Voltaire. Ce marquis seconde génération serait une vingtaine d’années plus tard ministre des Affaires étrangères (1744-1747), c’est-à-dire le principal responsable français de tractations internationales qui toucheront le coeur même du développement de la fortune personnelle de Voltaire.
le marquis d'Argenson, ami de Voltaire
 Enfin, pour revenir à la lettre de septembre 1723, soulignons que le poète ne tardera pas à expérimenter ce fait que l’approbation (privée) d’un responsable en ce qui concerne les qualités intrinsèques (ou idéologiquement utilisables) d’une oeuvre littéraire peut très bien ne pas s’accorder avec les décisions (publiques) qu’il est amené à prendre à son endroit, et vogue la lettre de cachet…, avec en ligne de mire la forteresse de la Bastille.
À la marquise de Bernières, [vers le 10 juillet 1724] :
« M. de Richelieu ira à Vienne au mois de novembre. » 
Ce Richelieu-là est le petit-neveu du cardinal de même nom. Lui aussi il est un ancien du collège Louis-le-Grand. Il a deux ans de moins que Voltaire, et c’est le futur maréchal de France (1748) qu’il faudra à celui-ci. Il a été dûment formé à la guerre par le… maréchal de Villars, et ceci dès son plus jeune âge (1712-1713 ; il avait donc seize et dix-sept ans). Il ne cessera de rendre tous les services possibles au philosophe, y compris en lui empruntant des sommes énormes qu’il ne sera à peu près jamais en situation de rétribuer aux dates convenues, ce qui ne lui vaudra pas le moindre reproche direct, phénomène absolument inouï par ailleurs chez le très âpre financier Voltaire.
le duc de Richelieu
Le duc de Richelieu, pair de France, c’est, comme nous le verrons, le sommet de la hiérarchie, non seulement politique, mais humaine, selon le patriarche de Ferney. Sa dépravation, entendue de toutes sortes de manières, son impéritie, sa suffisance, les pillages mémorables de son armée dans le Hanovre, etc., etc., seront autant d’éléments qui conforteront l’admiration que lui voue le grand prêtre de ce qui est, somme toute, non pas même la tolérance du crime organisé, mais son exaltation à tout va.
À la marquise de Bernières, le [17 août 1724] :
«  ...je compte profiter demain de la bonté que vous avez de me prêter votre appartement. » 
 « Puisque vous savez mes fredaines de Forges, il faut bien vous avouer que j’ai perdu près de cent louis au pharaon selon ma louable coutume de faire tous les ans quelque lessive au jeu. »
Qu’est-ce donc que cent louis ? Nous avions précédemment constaté que la rémunération d’un fantassin, avec les spécificités qui caractérisent l’activité de celui-ci, pouvait à peine dépasser 100 livres par an. Cette même somme, doublée, paraît pouvoir être reconnue comme représentant le salaire annuel d’un manouvrier de condition moyenne. Il ne peut toutefois s’agir que d’un indice dont la fiabilité demeure incertaine, à l’égal du très officiel salaire minimum de l’époque contemporaine qui rencontre, lui aussi, toutes sortes d’exceptions. Quelles que soient ses imperfections, nous prenons toutefois le parti d’en faire notre étalon des rémunérations et des fortunes, c’est-à-dire un représentant aussi fidèle que possible de la valeur économique engendrée par le travail. Ainsi donc, 200 livres (ou 200 francs, puisque les deux dénominations se confondent) correspondront, dans cet ouvrage, à une année de travail manuel moyen effectué dans les conditions de l’époque. Il n’est censé assurer que la survie et le maintien en l’état de la population laborieuse de base.
À cette aune, que représentent les cent louis perdus au jeu par le jeune Voltaire ? Le louis valant 24 livres, nous voyons qu’il s’agissait de 2400 livres, ou encore, tout simplement, de 12 années de travail… Comptez les mois, comptez les semaines, comptez les jours, comptez les heures, et le malheur de chaque seconde de soumission, etc… Comment se peut-il qu’une quelconque société des hommes puisse en être là ? Que les uns dominent tellement quand les autres rampent tellement ? Mais croit-on que cela puisse se réaliser et se perpétuer sans qu’il y faille des armes et quelques massacres, et puis des spécialistes du mensonge et du “je t’y perds et je t’embrouille” en quoi consiste la formation de “l’opinion publique” ?
Barry Lyndon, de S. Kubrick
Voilà le bric-à-brac que nous allons bientôt découvrir sous la célèbre marque de fabrique : Voltaire & Cie.
À Nicolas-Claude Thieriot, le 26 septembre [1724] :
« J’ai engagé M. le duc de Richelieu à vous prendre pour son secrétaire dans son ambassade. » 
« Vous n’êtes pas riche et c’est bien peu de chose qu’une fortune fondée sur trois ou quatre actions de la compagnie des Indes : je sais bien que ma fortune sera toujours la vôtre, mais je vous avertis que nos affaires de la chambre des comptes vont très mal et que je cours risque de n’avoir rien du tout de la succession de mon père.» 
Le décès du père de Voltaire remontait au 1er janvier 1722. Ce receveur des épices à la cour des Comptes laissait trois héritiers : l’aîné, Armand ; Catherine ; François dit Volterre. Après différents calculs, la part de ce dernier s’établissait à 152 934 livres, ce qui, rapporté à notre étalon de mesure de la valeur par le temps de labeur, représente 764 années de travail manuel. En vivant dix fois mieux qu’un manouvrier, et à ne rien faire qu’à dépenser peu à peu son capital, Voltaire en avait donc pour près de 80 années… Évidemment, avec ce type d’économie domestique, il ne faudrait pas avoir trop souvent besoin de se livrer à des lessives de 2400 livres au pharaon ou au biribi. Mais, sur cet aspect des choses, le fantôme du père montait la garde avec la plus grande vigilance…
Échaudé d’avoir dû dépenser 4000 livres pour couvrir certaines dettes du petit dernier, et bien persuadé d’avoir finalement affaire à un mauvais sujet, Arouet père avait organisé son testament de telle sorte que le cadet de ses fils trouverait sa part d’héritage limitée au seul usufruit, sans pouvoir du tout porter la main sur le capital, jusqu’à l’âge de trente-cinq ans révolus au moins, le président de la chambre des Comptes devant alors, c’est-à-dire à compter de 1729, évaluer le sérieux de son comportement pour, éventuellement, lui remettre l’intégralité de sa part d’héritage. L’usufruit perçu chaque année d’ici là, et versé par le frère qui reprenait la charge paternelle, qu’était-ce donc ? 4250 livres. Soit l’équivalent de 21,5 années de travail par année où Voltaire aurait pu ne rien faire que toucher sa rente en laissant intact son capital. Consommation possible en se tournant les pouces : 21,5 fois mieux qu’un manouvrier échappant au chômage. Mais pas de lessive !
Or, quoique dissipé, et embastillé, comme on l’a vu, pendant onze mois sur ordre du régent, Voltaire n’en avait pas moins obtenu de celui-ci, pour ses activités de poète, une pension annuelle de 2000 livres (c’est un supplément annuel de 10 années de travail). Par ailleurs, le décès de son père lui avait permis de récupérer les titres déposés chez lui pour qu’ils y demeurent en sécurité. Il y fait allusion dans sa lettre : il s’agit de trois actions de la compagnie des Indes et de cinq billets de banque de mille francs chacun.
Tout ceci additionné, nous allons bientôt constater que c’est encore et toujours la disette, peut-être même l’humiliation. Le fait est que, par acte sous-seing privé du 4 mai 1723, Voltaire avait pris en location, pour la modique somme de 600 livres par an, un appartement dans l’hôtel des époux Bernières. Il fallait y ajouter 1200 livres par année pour l’entretien de lui-même et de son ami Thieriot. C’était manifestement avoir un trop gros appétit, d’autant qu’il était par ailleurs engagé dans l’édition de Henri IV qu’il réalisait à ses frais.
À Nicolas-Claude Thieriot, le [27 juin 1725] :
« Si je ne puis aller à La Rivière qu’après avoir apaisé le tyran du lieu par de l’argent, il n’y a pas d’apparence que je fasse le voyage. Je n’ai pas de quoi acheter ce que je voudrais acheter bien cher, le plaisir de vivre longtemps avec Mme de Bernières et avec vous. Je suis obligé de m’accommoder à présent avec les graveurs qui ne sont pas payés encore ; ils ont consenti à ne toucher que la moitié jusqu’au débit de Henry IV. Il est juste qu’un président à mortier en use encore plus noblement. En vérité, lorsque Mme de Bernières me pressa de loger chez elle, lorsque j’y consentis malgré moi, lorsque je vous introduisis dans la maison, je ne m’attendais pas qu’un jour je serais traité de la sorte, qu’on abuserait du dérangement de ma petite fortune pour me tenir le poignard sur la gorge, qu’on ne daignerait pas attendre l’impression de mon poème pour me faire payer quelques quartiers d’une pension très forte, que l’on n’entrerait point dans les dépenses nécessaires d’un appartement que je loue très cher, et qu’on me traiterait comme on n’oserait pas traiter un étranger pour qui on aurait un peu de considération. Si Mme de Bernières sentait cela comme elle le doit, si vous le lui faisiez sentir, comme je puis dire que vous le devez, elle ferait rougir son mari d’une indignité si honteuse. »
Et voici le petit coup de patte qui est bientôt adressé à la dame…
À la marquise de Bernières, le 20 août [1725] :
« Adieu ma chère reine, conservez-moi toujours bien de l’amitié. Je pars incessamment pour aller à Fontainebleau. Si j’y trouve un gîte, j’y ferai ma cour à la reine ; si je ne suis point logé, j’irai à La Rivière-Bourdet. Je ne donne la préférence sur vous qu’à Marie Leszczynska. » 
…comme, auparavant, votre compagnie m’agréait bien plus que celle des Indes. Car, nous voici en présence de la future reine de France, dont c’est le mariage, et à qui il convient d’aller faire sa cour : quelle nouvelle prébende cela nous vaudra peut-être de recueillir ?
À la marquise de Bernières, le [17] septembre [1725] :
« Je me garderai bien, dans ces premiers jours de confusion, de me faire présenter à la reine. J’attendrai que la foule soit écoulée et que sa majesté soit un peu revenue de l’étourdissement que tout ce sabbat doit lui causer. Alors je tâcherai de faire jouer OEdipe et Mariamne devant elle. Je lui dédierai l’une et l’autre. Elle m’a déjà fait dire qu’elle serait bien aise que je prisse cette liberté. » 
À George Ier, roi de Grande-Bretagne et d’Irlande, le 6 octobre [1725] :
« Il y a longtemps que je me regarde comme un des sujets de Votre Majesté. J’ose implorer sa protection pour un de mes ouvrages. C’est un poème épique dont le sujet est Henri IV, le meilleur de nos rois. La ressemblance que le titre de père de ses peuples lui donne avec vous, m’autorise à m’adresser à Votre Majesté.
J’ai été forcé de parler de la politique de Rome, et des intrigues des moines. J’ai respecté la religion réformée ; j’ai loué l’illustre Élisabeth d’Angleterre. J’ai parlé dans mon ouvrage avec liberté, et avec vérité. Vous êtes, Sire, le protecteur de l’une et de l’autre ; et j’ose me flatter que vous m’accorderez votre royale protection pour faire imprimer dans vos États un ouvrage qui doit vous intéresser, puisqu’il est l’éloge de la vertu. » 
le roi George Ier
 
Là, évidemment, c’est tout de suite beaucoup plus fort et beaucoup plus risqué, puisque nous voici de plain-pied dans la grande politique et qu’ici Voltaire vise, dès le départ, au plus haut. De quoi s’agit-il ? De s’immiscer – par le biais d’un récit historique en vers qu’il consacre à l’ex-roi de Navarre, Henri le réformé – dans le grand différend qui avait opposé Louis XIV à la couronne d’Angleterre telle que les conflits religieux en avaient marqué la destinée.
La révolution de 1688 avait porté sur le trône le protestant Guillaume III d’Orange. En France, il y avait alors à peine trois années que Louis XIV avait procédé à la révocation de l’Édit de Nantes, ouvrant ainsi la voie aux pires persécutions contre les disciples de Calvin et de Luther. La politique extérieure du roi de France, fermement appuyée sur le principe de la monarchie de droit divin, évitait tout apaisement avec l’Angleterre pour ne pas paraître s’accommoder avec un pays où les droits politiques du Parlement étaient désormais reconnus.
Cependant, après différents affrontements guerriers, la lassitude générale avait conduit à la paix de Ryswick (1697), à l’occasion de laquelle Louis XIV avait restitué ses quelques conquêtes récentes, sauf Strasbourg. Il importe aussi de souligner que, tout au long de la période, Guillaume n’avait pas hésité à utiliser l’ardeur des huguenots disséminés ici ou là sur le sol français, pour diffuser des pamphlets qui s’en prenaient violemment au roi catholique présenté sous la figure du tyran. Ainsi, selon Lucien Bély, vit-on Pierre Jurieu, un pasteur réfugié à Rotterdam, tenter “
de mettre sur pied un vaste réseau d’espionnage en France en installant deux personnes dans chaque port important. Mais les échanges de lettres furent repérés, les dépêches ouvertes, les correspondants arrêtés et condamnés. Les espions de Marseille ne furent pas découverts et ils étaient soutenus par des banquiers suisses.” Ces derniers appartenaient, bien sûr, à “la prétendue religion réformée”…
Plus tard, à l’occasion des rivalités suscitées par la succession au trône d’Espagne, et par-delà les intérêts de domination en Europe et dans le monde qu’elle opposait, c’est le même conflit qui reparaît : religieux, mais aussi politique, puisqu’il posait le problème de la place du droit divin dans l’établissement de la monarchie. Guillaume III étant mort en 1702, Anne lui succéda, puis en 1714, voici le tour de George Ier, celui-là même à qui Voltaire vient proposer de publier
Henri IV dans son royaume…
Or, mettre vivement en exergue Henri IV, le réformé à peine converti, et surtout le promoteur de l’Édit de Nantes, en sous-entendant qu’il aura été meilleur roi que Louis XIV entre autres, c’était faire injure au jeune roi de France, Louis XV, et à son ancien précepteur et désormais premier ministre, le très vieux et très sourcilleux cardinal de Fleury. Procéder à cette édition à partir d’un pays étranger et spécialement à partir de l’Angleterre, c’était – tout en saluant rétrospectivement la politique d’accommodement et même d’alliance du régent (décédé en 1723) – trahir les intérêts fondamentaux de la monarchie de droit divin en France, et perpétrer un crime tout autant contre le roi que contre Dieu.
Quant à George Ier, on imagine le ravissement qui aurait pu être le sien si, à ce moment-là, Voltaire avait déjà été, en Angle-terre, autre chose qu’un illustre inconnu.
À la marquise de Bernières, le [17 octobre 1725] :
«
Je pars dans deux jours avec M. le duc d’Antin pour aller à Bellegarde voir le roi Stanislas, car il n’y a sottise dont je ne m’avise […]. » 
Ce dernier est le papa de Marie Leszczynska… un éventuel levier supplémentaire…
À Nicolas-Claude Thieriot, le 17 octobre [1725] :
«
J’ai été ici très bien reçu de la reine, elle a pleuré à Mariamne, elle a ri à L’Indiscret, elle me parle souvent, elle m’appelle : mon pauvre Voltaire. Un sot se contenterait de tout cela. Mais malheureusement, j’ai pensé assez solidement pour sentir que des louanges sont peu de choses, et que le rôle d’un poète à la cour, quelque agréable qu’il puisse être, traîne toujours avec lui un peu de ridicule, et qu’il n’est pas permis d’être en ce pays-ci sans aucun établissement. » 
À la marquise de Bernières, à Nicolas-Claude Thieriot et à Pierre-François Guyot Desfontaines, le 13 novembre [1725] :
«
La reine vient de me donner une pension sur sa cassette de quinze cents livres [versement annuel de l’équivalent de 7,5 a.d.t.(années de travail)] que je ne demandais pas ; c’est un achemi-nement pour obtenir les choses que je demande. Je suis très bien avec le second premier ministre, M. Duverney. » 27
Duverney, de la fratrie des Pâris…
Tout va bien, et voilà que soudainement tout va mal : dans la nuit du 17 au 18 avril 1726, Voltaire reprend le chemin de la Bastille… 

mercredi 4 décembre 2013

Michel Cuny : Voltaire, l'or au prix du sang (2)


 Venons-en maintenant aux premières grandes manoeuvres…
Ancien précepteur de Philippe d’Orléans, qui était devenu régent après la mort de Louis XIV et en attendant la majorité du futur Louis XV, le désormais cardinal Dubois avait reçu la responsabilité de mener la politique étrangère du royaume à l’abri des regards indiscrets du conseil de Régence et du conseil des Affaires étrangères. Placé sous l’autorité directe et personnelle du souverain par intérim, il avait procédé à un rapprochement avec l’ennemi permanent de la fin du règne du roi-soleil : l’Angleterre. Or, au moment où Voltaire s’adresse à lui, le cardinal Dubois est sur le point de devenir très officiellement premier ministre (22 août 1722), mais c’est pour mourir un an plus tard (10 août 1723).
le régent Philippe d'Orléans (de 1715 à 1722)
 L’un des côtés remarquables de la lettre du poète au cardinal tient au fait que le premier manifeste, pour sa part, un renversement d’alliance tout aussi remarquable, mais bien plus tardif : ce qui ne peut que le rendre suspect. En effet, quelques années plus tôt, le très jeune Voltaire avait séjourné au château de Sceaux où une petite cour se trouvait rassemblée autour de la duchesse du Maine, épouse d’un fils bâtard légitimé de Louis XIV. Cette dame devait porter son hostilité initiale au régent et aux alliances qu’il prétendait mettre en oeuvre à travers Dubois, jusqu’au point d’organiser bientôt, en liaison avec le prince Cellamare, ambassadeur d’Espagne, un complot qui, déjoué, se traduisit, le 9 janvier 1719, par la déclaration de guerre de la France à l’Espagne, ce qui était la copie d’une décision semblable prise peu de temps auparavant par… l’Angleterre.
Mais, lorsque nous le retrouvons en 1719, Voltaire a déjà reçu, depuis un an et demi, une leçon qui lui a fait sentir où se situe le pouvoir réel. Des vers qui lui étaient attribués, et qui étaient vraisemblablement de lui, mettaient en exergue d’éventuelles relations incestueuses entre le régent, Philippe d’Orléans, et sa fille, la duchesse de Berry. Ces quelques lignes avaient valu au poète de séjourner pendant onze mois à la Bastille (16 mai 1717 – 14 avril 1718). Sa fréquentation ancienne de la duchesse du Maine ne pouvait certes qu’ajouter un petit supplément à son discrédit. Mais on voit bien que la soudaineté de son ralliement, corps et biens, à la politique du régent et aux aspects secrets – diplomatiques autant que militaires – auxquels il prétendait mettre la main, ne pouvait que susciter la plus extrême méfiance. L’essentiel ici est qu’il ait osé tenter l’aventure, et on voit avec quelle impudence. 
D’où tirait-il les informations dont il fait étalage auprès du cardinal Dubois qui était tout de même un expert ? De sa fréquentation du maréchal de Villars (qu’on voit apparaître dans la lettre) en son château de Vaux, l’ancienne habitation du malheureux surintendant Fouquet…
 le cardinal Dubois, 1er des ministres sous la Régence

Si la maréchale de Villars, bien plus jeune que son époux, s’était quelque peu entichée du poète de petite cour, le vieux guerrier, lui, a bien des choses à dire et, en particulier en ce qui concerne la fine équipe – en réalité, de bons gros messieurs, ainsi que les révèlent leurs portraits – la fine équipe, tout de même, des quatre frères Pâris. Car, il faut s’y résoudre, ils sont bien quatre, et l’aîné est alors le plus riche et le plus puissant…
À Nicolas-Claude Thieriot, le [31 mai 1723] :
«
Si vous avez soin de mes affaires à la campagne, je ne néglige point les vôtres à Paris. J’ai eu avec M. Pâris l’aîné une longue conversation à votre sujet, je l’ai extrêmement pressé de faire quelque chose pour vous, j’ai tiré de lui des paroles positives et je dois retourner incessamment chez lui pour avoir une dernière réponse. »
L’aîné, c’est Antoine ; le suivant, c’est Claude ; nous connais-sons déjà les deux plus jeunes. D’où vient la fortune des deux grands frères ? Selon l’un de leurs biographes, l’abbé Pierrard :
I
ls s’enrichirent dans les entreprises des guerres qui commençèrent en 1700 pour finir en 1713. Leur crédit commença à s’affirmer à partir de 1707.”
Parmi les causes d’une réussite qui paraît plutôt soudaine et relativement démesurée, Robert Dubois-Corneau retient “
les relations qu’ils avaient à la Cour. Le duc de Beauvilliers, précepteur du duc de Bourgogne [le dauphin soi-même], Desmarets, contrôleur général des Finances, les maréchaux de Villeroy et de Villars les honoraient de leur protection”.
Revoici donc les maréchaux du Mémoire. Robert Dubois-Corneau continue de plus belle :
Louis XIV ayant formé le projet de faire commander l’armée de Flandre par le dauphin et le maréchal de Villars, le ministre de la Guerre, M. de Chamillart [du Mémoire, lui aussi], eut ordre de fournir un état des approvisionnements sur la frontière. M. de Chamillart écrivit aussitôt à Pâris l’aîné de se trouver à Meudon avec ses trois frères pour rendre compte au dauphin de l’état des magasins.
À noter qu’en 1709, Montmartel, le petit dernier, n’avait encore que dix-neuf ans…
En face de Voltaire qui ne perd pas une miette de ses propos, le maréchal de Villars est tout rempli de l’écriture de ses Mémoires où on peut lire à propos de cette campagne de 1709 :
Les Pâris firent preuve en cette occasion de beaucoup d’ardeur avec de grands talents.
 
Voltaire en 1724
En conséquence de quoi, ce sont des flots d’argent qui vont transiter par leurs mains, pour y laisser un pourcentage dûment visé par leur cher protecteur, le contrôleur général Desmarets qui, aux dires de Claude Pâris, “nous accorda par convention expresse le produit du dixième des charges”, ce qui fut cause qu’ “à la mort de Louis XIV, il nous était encore dû 4 millions 270 000 livres”. 
Petit point de comparaison : c’était l’époque où la solde de ceux qui laissaient leur vie, leurs membres ou simplement leur santé sur les champs de bataille en qualité de fantassins atteignait bravement la somme de 6 sous par jour (tous frais payés, faut-il s’empresser de dire, sans qu’il soit possible d’en rire). En comptant qu’en temps de guerre, il ne semble pas y avoir de dimanche, nous atteignons donc, pour une année de vie militaire, la somme astronomique de 2190 sous, ou encore de 109,5 livres… Pendant ce temps, évidemment, nos quatre gros mata-mores ne risquaient à peu près que l’indigestion…
Ou alors, carrément, le coup de sang. En effet, la régence ne leur a pas fait immédiatement les yeux doux : elle leur a réclamé des comptes un peu plus précis ; elle a même écarté d’eux les gages qui garantissaient la dette de l’État relativement à eux. C’est alors qu’ils obtinrent – vraisemblablement de la plume du jeune Voltaire – cette Ode destinée à courir les rues et à “former” ce qui s’appelle “l’opinion publique”. Une bagatelle sans doute, car il y eut beaucoup mieux pour leur défense, et c’est Robert Dubois-Corneau qui s’en fait l’écho :
Le maréchal de Villars se chargea de présenter un mémoire adressé au conseil de Régence qui nomma des commissaires ; M. de Noailles était du nombre ; il les tira d’affaire et leur rendit justice [c’est-à-dire leurs gros sous].”
Morale de l’histoire, pour des munitionnaires et autres spécialistes des vivres aux armées : toujours avoir dans sa poche un maréchal… Leçon que Voltaire retiendra jusqu’à son dernier souffle, quitte à y laisser une petite partie de sa fortune, mais patience…

 

samedi 30 novembre 2013

Michel Cuny : Voltaire, l'or au prix du sang (1)

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 Voici les premières pages de Voltaire : l'or au prix du sang, excellent ouvrage dans lequel Michel Cuny nous fait découvrir un Voltaire dont on ignore tout...


Telle qu’elle nous a été restituée par Theodore Besterman, la Correspondance de Voltaire nous livre très vite certains éléments essentiels qui ont marqué la vie du porte-parole le plus ancien, le plus volubile et le plus qualifié de la grande bourgeoisie française en voie de constitution et d’accession au pouvoir suprême.

Alors que nous n’en sommes encore qu’à feuilleter avec précaution les premières pages du premier volume d’une édition qui en compte treize (tous plus épais les uns que les autres), quatre lettres de 1722–l’auteur n’a que 28 ans–nous sautent déjà au visage.

S’agissant d’autant de preuves de ce que le dénommé Voltaire ne peut plus désormais être considéré autrement que comme auteur (par la plume) et complice (par les revenus qu’il en a tiré pendant près de soixante ans) de divers crimes contre l’humanité, les extraits de ses lettres, s’ils sont donnés ici à profusion, sont une invitation pressante à aller voir de près l’ensemble de sa Correspondance : chaque page paraît pouvoir s’offrir comme une piste supplémentaire pour ramener le prétendu grand homme à une petitesse humaine dont la découverte menace de produire en nous une sorte de consternation... Se peut-il qu’on (on?) ait, à ce point, réussi à nous intoxiquer, toutes et tous ?...

Mais voilà, à vingt-huit ans, Voltaire est déjà en situation de patauger dans ceci : l’esclavage, la guerre et le reste, et de savoir que c’est par ce chemin que passe la route de la fortune... Pas que de lui, petit bonhomme, mais de toute la belle et bonne et grande bourgeoisie.

Eh bien, allons-y bravement...

À la marquise de Bernières, [avril 1722] :

«Pour moi, Madame, qui ne sais point de compagnie plus aimable que la vôtre et qui la préfère même à celle des Indes quoique j’y aie une bonne partie de mon bien, je vous assure que je songe bien plutôt au plaisir d’aller vivre avec vous à votre campagne, que je ne suis occupé du succès de l’affaire que nous entreprenons. La grande affaire et la seule qu’on doive avoir, c’est de vivre heureux, et si nous pouvions réussir à le devenir sans établir une caisse de juifrerie, ce serait autant de peine d’épargnée.»



Au cardinal Dubois,le 28 [mai 1722]:

«J’envoie à Votre Éminence un petit mémoire de ce que j’ai pu déterrer touchant le juif dont j’ai eu l’honneur de vous parler. Si Votre Éminence juge la chose importante, oserai-je vous représenter qu’un juif, n’étant d’aucun pays que de celui où il gagne de l’argent, peut aussi bien trahir le roi pour l’empereur que l’empereur pour le roi ?»



«Je peux plus aisément que personne au monde passer en Allemagne sous le prétexte d’y voir Rousseau [Jean-Baptiste et non pas Jean-Jacques] à qui j’ai écrit il y a deux mois que j’avais envie d’aller montrer mon poème [Henri IV] au prince Eugène et à lui. J’ai même des lettres du prince Eugène dans l’une desquelles il me fait l’honneur de me dire qu’il serait bien aise de me voir. Si ces considérations pouvaient engager Votre Éminence à m’employer à quelque chose, je la supplie de croire qu’elle ne serait pas mécontente de moi et que j’aurais une reconnaissance éternelle de m’avoir permis de la servir.»





« Mémoire touchant Salomon Lévi : Salomon Lévi, Juif, natif de Metz, fut d’abord employé par M. de Chamillart [ministre de la Guerre] ; il passa chez les ennemis avec la facilité qu’ont les Juifs d’être admis et d’être chassés partout. Il eut l’adresse de se faire munitionnaire de l’armée impériale en Italie ; il donnait de là tous les avis nécessaires à M.le maréchal de Villeroi ; ce qui ne l’empêchera pas d’être pris à Crémone. Depuis, étant dans Vienne, il eut des correspondances avec le maréchal de Villars. Il eut ordre de M. de Torcy, en 1713, de suivre milord

Marlborough, qui était passé en Allemagne pour empêcher la paix, et il rendit un compte exact de ses démarches. Il fut envoyé secrètement par M. Le Blanc [autre ministre de la Guerre], à Siertz, il y a dix-huit mois, pour une affaire prétendue d’État, qui se trouva être une billevesée.»



«Il compte faire des liaisons avec Oppenhemer et Vertembourg, munitionnaires de l’empereur, parce qu’ils sont tous deux juifs comme lui.»



À Nicolas-ClaudeThieriot, [novembre 1722?] :

«Je voudrais bien que quelque bon emploi vous eût nouvellement occupé et empêché de penser à moi. Je vous pardonnerais votre négligence par le plaisir que j’aurais d’apprendre que MM.Pâris auraient enfin fait quelque chose pour vous



Au même, [vers le 1er décembre 1722] :

« Raillerie à part, j’écrirai une épître chagrine aux Pâris s’ils ne vous donnent rien.»



Si nous ne savions pas que la haine vouée par Voltaire à l’humanité dans son ensemble sait se glisser dans le détail des diverses conditions, des diverses ethnies, etc., notre regard serait retenu par cette caisse de “juifrerie” qui annonce toutes celles du même ordre qu’il lui sera donné de croiser sur son parcours, et généralement pour s’en éloigner après s’y être quelque peu ébouillanté. Mais l’antisémitisme de Voltaire, s’il ne peut que nous étonner par la splendeur qu’il revêt chez cet apôtre de la tolérance (les armes à la main), n’est qu’une rubrique parmi d’autres : les jésuites, les molinistes, les jansénistes, les réformés, les musulmans, les Turcs, les Welches (c’est-à-dire : nous autres, Français) et tant d’autres, n’ont aucune raison de se réjouir trop vite. Effectivement, rassurons-nous, il y en aura pour tout le monde.

Pour tout le monde, en raison du but suprême que monsieur de Voltaire et ses semblables ne devront jamais perdre de vue, soit “la grande affaire et la seule qu’on doive avoir : vivre heureux”, ou encore, comme nous verrons cela écrit ailleurs, “avoir du plaisir”, ou, définitivement mieux, “jouir”.

Beau programme dont la plupart de ceux et celles que nous aimons sont, avec nous, les... jouets. Car, la façon dont tout ce beau monde entend sa jouissance est tout à fait spécifique. Cela s’appelle l’orgie de sang, et nous y retrouverons, pour finir et en direct, le Voltaire avec sa catin, nous voulons dire sa Catherine II, impératrice de Russie. Il n’y avait donc pas que Sade –dans le réel, rien qu’un enfant de chœur–, il y avait Voltaire, le nec plus ultra de l’intelligence et du goût français, un modèle pour les enfants de sept à soixante-dix-sept ans. C’est bien pourquoi, il se pourrait que nous ayons, nous aussi, un peu de sang sur les mains : la grande bourgeoisie aura été notre vraie maîtresse d’école et, à vue de nez, cela n’est certes pas près de finir.

Comme on l’a sans doute déjà remarqué, grand écrivain, le bonhomme, et qui ne fait pas forcément dans la dentelle avec les dames qu’il chérit, puisque nous voici avec votre “compagnie

que je préfère à “celle des Indes”... Mais madame de Bernières ne nous en voudra pas de nous intéresser surtout à la compagnie... des Indes, qui n’aura jamais manqué de charmes : ça s’appelle la traite des Noirs et Voltaire... y avait une partie de son bien... dès 1722, c’est lui qui nous le dit. Voilà qui est tellement succulent que le papier de la Correspondance paraît flamber sous nos doigts. C’est sûr, il va y avoir du sport.

Puisque, ensuite, nous avons entr’aperçu Dupont ... Non, pardon, Dubois... Cardinal ? Oui, cardinal... Mais pas que cardinal, non, non, non. Ou, alors, cardinal façon Richelieu, Mazarin, de Fleury, c’est-à-dire toujours tout près de la Couronne ou de ce qui en tient lieu ... Le petit gars de 28 ans rôde ainsi sur ce territoire qui va de l’Église à la Monarchie et vice-versa; il y rôde avec le langage du malin, et cela susurre que le juif (cosmopolite) balance, lui, selon son intérêt le plus personnel, entre le roi et l’empereur (germanique), et que, si vous vouliez, je pourrais, moi aussi...

Cette affaire de double-jeu ne semble pas avoir abouti–pas plus que la caisse de juifrerie. Mais nous ne tarderons pas à voir que la trahison façon Voltaire, entre Frédéric II de Prusse et Louis XV de France, aura atteint des niveaux de rentabilité assez exceptionnels. Prenons garde cependant de ne pas nous laisser emporter : la route sera longue ; ménageons nos efforts.

Or, dans le Mémoire touchant Salomon Lévi, nous touchons du doigt, nous, un élément essentiel : Salomon Lévi, attaché au ministre de la Guerre, Chamillart, aura été “munitionnaire de l’armée impériale (chez l’ennemi donc) en Italie” et espion du maréchal de Villeroi : un munitionnaire sait tout et doit tout savoir sur les mouvements de troupes, etc. Salomon Lévi aura également été en situation de “faire des liaisons” avec d’autres “munitionnaires” de l’empereur. Disons-le immédiatement, Voltaire fera aussi bien, Voltaire fera même beaucoup mieux. La

guerre, c’est vraiment sa passion, une passion couronnée des plus extrêmes succès : l’argent (l’or) à flots, mais aussi les trépidations de toute sa machine, comme dirait l’autre.

En attendant, les deux qui jouissent, eux aussi, mais de façon plantureusement bourgeoise, ce sont les frères Pâris. Ils pointent le bout du nez dans les deux lettres à Thieriot : à gauche, le spécialiste des vivres aux armées, Pâris-Duverney ; à droite, son frère, le banquier Pâris de Montmartel. La réussite fracassante qu’ils préparent pour la France (et on pourrait dire : indirectement pour Voltaire) n’est encore qu’un bébé d’un an tout juste aux derniers jours de 1722.

Vingt-trois ans plus tard, devenu madame de Pompadour, ils le déposeront tout doucement, ce beau bébé, dans la couche de Louis XV, de sorte que, après onze ans encore, les Pâris etVoltaire l’auront enfin leur guerre, cette guerre (de Sept-Ans) qui va ruiner définitivement le royaume de France... Et riche, et riche, le poète de la fleur au fusil !... face à une économie française qui s’effondrait sous les impôts de toutes sortes (la dette de guerre), tandis que lui, à Ferney, ne payait pas d’impôts (grand merci ! au duc de Choiseul, son ami).

Pour en finir avec 1722, remarquons seulement que Voltaire est en situation de demander aux Pâris le service d’employer son ami Thieriot. Cela paraît dû à une

Ode sur la chambre de justice, rédigée par lui et à leur demande quelques années plus tôt, pour assurer publiquement leur défense face à des accusations de malversation qui menaçaient de leur coûter une partie de l’énorme fortune accumulée à l’occasion des guerres désastreuses de la fin du règne de Louis XIV.
Michel Cuny