Deuxième extrait du pamphlet de l'abbé Sieyès, paru en janvier 1789, dans lequel l'auteur s'interroge sur la prétendue représentation nationale aux Etats Généraux.
les Etats Généraux de 1789 |
Qu’est-ce que le Tiers-État a été
jusqu’à présent ? Rien.
(…) Suivons notre objet. Il faut entendre
par le Tiers-État, l’ensemble des Citoyens qui appartiennent à l’Ordre commun.
Tout ce qui est privilégié par la Loi, de quelque manière qu’il le soit ;
sort de l’ordre commun, fait exception à la loi commune, et par conséquent
n’appartient point au Tiers-État. Nous l’avons dit : une loi commune, et
une représentation commune, voilà ce qui fait une Nation. Il est trop vrai,
sans doute, que l’on n’est rien en
France, quand on n’a pour soi que la protection de la loi commune : si
l’on ne tient pas à quelque privilège, il faut se résoudre à endurer le mépris,
l’injure et les vexations de toute espèce. Pour s’empêcher d’être tout à fait
écrasé, que reste-t-il au malheureux non Privilégié ? la ressource de
s’attacher par toutes sortes de bassesses à un Grand ; il achète au prix
de ses mœurs et de la dignité d’homme, la faculté de pouvoir, dans les occasions,
se réclamer de quelqu’un.
Mais c’est moins dans sont état civil que
dans ses rapports avec la Constitution, que nous avons à considérer ici l’Ordre
du Tiers. Voyons ce qu’il est aux États Généraux.
Quels ont été ses prétendus
Représentants ? Des Anoblis ou des Privilégiés à terme. Ces faux Députés
n’ont pas même toujours été l’ouvrage libre de l’élection des Peuples.
Quelquefois aux États Généraux, et presque partout dans les États Provinciaux,
la représentation du Peuple est regardée comme un droit de certaines Charges ou
Offices.
(…)
Mais quel que soit le motif qui
nous dirige, pouvons-nous faire que la vérité ne soit pas la vérité ? Parce
qu’une armée a eu le malheur de voir déserter ses meilleures troupes, faut-il
encore qu’elle leur confie son camp à défendre ? Tout privilège, on ne saurait
trop le répéter, est opposé au droit commun ; donc tous les privilégiés, sans
distinction, forment une classe différente et opposée au Tiers-État.
Ajoutez à ce effrayante vérité
que, d’une manière ou d’autre, toutes les branches du pouvoir exécutif sont
tombées aussi dans la Caste qui fournit l’Eglise, la Robe et l’Epée. Une sorte
d’esprit de confraternité ou de compérage fait que les Nobles se préfèrent
entre eux, et pour tout, au reste de la Nation. L’usurpation est complète ; ils
règnent véritablement.
Qu’on lise l’Histoire avec le
projet d’examiner si les faits sont conformes ou contraires à cette assertion,
et l’on s’assurera, j’en ai fait l’expérience, que c’est une grande erreur de
croire que la France soit soumise à un régime monarchique. Otez de nos annales
quelques années de Louis XI, de Richelieu, et quelques moments de Louis XIV, où
l’on ne voit que despotisme tout pur, vous croirez lire l’histoire d’une
aristocratie aulique. C’est la cour qui a régné et non le Monarque. C’est la
cour qui fait et défait, qui appelle et renvoie les Ministres, qui crée et distribue
les places, etc. Et qu’est-ce que la Cour, sinon la tête de cette immense aristocratie
qui couvre toutes les parties de la France, qui par ses Membres atteint à tout,
et exerce partout ce qu’il y a d’essentiel dans toutes les parties de la chose
publique ? Aussi le Peuple s’est-il accoutumé à séparer dans ses murmures le
Monarque, des moteurs du pouvoir. Il a toujours regardé le Roi comme un homme
si sûrement trompé, et tellement sans défense au milieu d’une Cour active et
toute-puissante, qu’il n’a jamais pensé à lui imputer tout le mal qui s’est
fait sous son nom. Ne suffit-il pas enfin d’ouvrir les yeux sur ce qui se
passe, en ce moment, autour de nous ? Que voit-on ? l’aristocratie seule,
combattant, tout à la fois, la Raison, la Justice, le Peuple, le Ministre et le
Roi. L’issue de cette terrible lutte est encore incertaine ; qu’on dise si
l’aristocratie est une chimère !
Résumons : le Tiers-État n’a pas
eu jusqu’à présent de vrais représentants aux États-Généraux. Ainsi ses droits
politiques sont nuls. (à suivre)
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