vendredi 29 octobre 2010

Diderot (3)

Les deux précédents articles consacrés à Diderot ont mis en évidence les raisons idéologiques et sociales de la rupture avec Rousseau (voir Diderot 1 et 2).
Il en est peut-être une autre, plus intime, dont la critique ne parle guère et qui pourtant apparaît de manière sous-jacente dans l'oeuvre du Genevois. Souvenez-vous tout d'abord de cette note qu'il insère dans sa Lettre à d'Alembert et qui accuse Diderot de traîtrise : "si vous avez tiré l'épée contre votre ami, n'en désespérez pas ; car il y a moyen de revenir. Si vous l'avez attristé par vos paroles, ne craignez rien, il est possible de vous réconcilier avec lui. Mais pour l'outrage, le reproche injurieux, la révélation du secret et la plaie faite à son coeur en trahison, point de grace à ses yeux : il s'éloignera sans retour."
A propos de ce secret révélé par Diderot,  Rousseau s'exclame à nouveau dans ses Confessions : "Et toi aussi, Diderot... Indigne ami !" On le sait déjà, en 1758, il reproche à son ancien ami d'avoir colporté dans Paris le bruit de ses amours avec Sophie d'Houdetot. Ajoutez à cela la célèbre phrase du Fils Naturel ("il n'y a que le méchant qui soit seul"), et l'on a là les raisons toutes trouvées de cette rupture entre les deux amis.

Certains détails pourraient pourtant nous pousser plus loin, vers d'autres explications qu'on néglige peut-être parce qu'elles accableraient Diderot, l'une des figures emblématiques du mouvement des Lumières.
Pour ma part, si j'épargne le philosophe, je n'éprouve guère de sympathie pour l'homme. Par conséquent...

Passons rapidement sur ses Tablettes, rédigées en 1758, et qui se résument à un flot d'injures déversées sur Rousseau.
Et revenons à ce Fils Naturel, publié par Diderot en 1757 dans lequel le personnage Dorval s'écrie : "Non, je n'enlèverai point à mon ami sa maîtresse..." Et plus loin : "Si j'avais des enfants, comme j'en vois tant d'autres, malheureux et méchants, j'en mourrais de douleur... Ah, Constance, qui ne tremblerait d'augmenter le nombre de ces malheureux qu'on a comparé à des forçats..."
Dans cette même pièce, comme le titre l'indique, le thème de l'enfant illégitime est d'ailleurs largement évoqué.
Combien ces propos ont dû résonner douloureusement à l'oreille de Rousseau. Faut-il rappeler le sort qu'il a réservé aux enfants qu'il prétend être les siens ? Faut-il rappeler les nombreuses infidélités de Thérèse tout au long de sa liaison avec Rousseau ? Faut-il rappeler, enfin, que Diderot était déjà l'ami de Rousseau au moment où ce dernier s'est mis à fréquenter la lingère ?
Dans une lettre datée du 16 mars 1757, Rousseau écrit à Diderot : "Je suis très sûr de ne vous avoir jamais fait d'autre mal que de ne pas endurer assez patiemment celui que vous aimez à me faire..." Le 26 mars, dans une nouvelle lettre à Diderot, il évoque les "maux" que son ami lui cause. Et quel serait donc ce mal qu'aurait fait Diderot à Jean-Jacques ? Ne pourrait-on comprendre ce Fils Naturel comme une provocation destinée à faire réagir Rousseau ? Dans son récent Diderot, Sophie Chauveau nous expose les nombreuses frasques sexuelles de son personnage. Il se pourrait fort, pourtant, qu'elle ait omis d'en évoquer une, peut-être la plus décisive...
Avouons du moins que les coïncidences sont troublantes...
D'ailleurs, bien des années plus tard, au moment où Rousseau revient à Paris (1770-71), on découvre un Diderot paniqué à l'idée de ce que le Genevois pourrait révéler dans ses Confessions. Alors que Jean-Jacques entreprend des lectures publiques de son autobiographie, le lieutenant de police Sartine les fait aussitôt interdire. On sait aujourd'hui que c'est Madame d'Epinay qui est intervenue, diligentée par Grimm et Diderot. Dernier détail troublant : cette même Louise d'Epinay avait entrepris dès 1756 de rédiger ses propres mémoires. Elle y racontait notamment l'épisode de l'ermitage et ses relations avec Rousseau. Puis le manuscrit fut enfermé dans un tiroir, et elle n'y toucha plus jusqu'en 1764. Là, sous la pression de Grimm et Diderot (qui savent que Rousseau prépare son autobiographie), elle reprend son récit et réécrit toute la partie consacrée à Rousseau., essentiellement pour le noircir. De toute évidence, l'écriture n'est plus la même, et de nombreuses notes sont attribuées à Diderot. Ce dernier cherche alors à se prémunir contre de futures accusations de Rousseau, en le faisant passer pour un fou, un hypocrite et un menteur.
Le moins qu'on puisse dire, c'est que les trois larrons ont eu des torts sérieux à l'endroit de leur ancien compagnon. Lesquels ? Certains sont connus, d'autres demeurent contestés.
La forme romanesque m'autorise à en parler dans le dernier tome que je consacrerai à Rousseau.

mercredi 27 octobre 2010

Les ennemis des philosophes au XVIIIème

Le discours antiphilosophique qui prend corps au XVIIIème est aujourd'hui tombé dans l'oubli. Il mérite pourtant qu'on s'y arrête, ne serait-ce que pour démystifier la figure désormais sacralisée du philosophe des Lumières.
Distinguons pour commencer les forces en présence :
- d'un côté, ces nouveaux philosophes, regroupés après 1750 autour de Diderot et d'Alembert, et protégés par certains personnages illustres tels que Choiseul ou encore Mme de Pompadour.
- de l'autre, une opposition divisée en 2 camps : des apologistes chrétiens (jansénistes ou jésuites) tels que Barruel ou Berthier ; des adversaires littéraires en marge de la secte encyclopédiste ( Fréron, Palissot), qui consacrent leurs ouvrages à cette croisade antiphilosophique.

L'un des thèmes majeurs de la critique est celui du discours philosophique qui corromprait le public. L'abbé Claudon, dans son dictionnaire antiphilosophique le qualifie de "coupe dans laquelle tous les âges s'abreuvent du poison de l'impiété". Pour discréditer ces nouveaux philosophes, Fréron invente les termes philosophiste et philosophisme. Après les événements révolutionnaires de 1789, ces mêmes hommes rendront les philosophes responsables de tous les débordements de la Terreur. Ils imagineront même une alliance concertée entre philosophes et francs-maçons, les uns se chargeant d'abattre le trône, les autres s'acharnant sur l'autel.

Fréron
On reproche également aux philosophes d'être des imposteurs, leur mouvement comptant moins de véritables savants que de beaux esprits. On les accuse dès lors de servir avant tout leur intérêt personnel plutôt que la vérité. Ainsi, d'Alembert est une cible privilégiée de ces opposants. En effet, l'illustre Académicien n'apparaît comme un géomètre qu'auprès des hommes de lettres. Dans le camp des géomètres, au contraire, on ne retient que ses talents littéraires. Et parmi ces derniers, personne n'a jamais lu les cinq volumes de ses Mélanges littéraires ( A toutes fins utiles, rappelons au lecteur que la présence de l'académicien à une séance  lui permettait de toucher un jeton de présence, échangeable contre une somme d'argent...).

On dénonce également le goût des philosophes pour le raisonnement abstrait et ennuyeux. Ces esprits n'auraient de goût que pour la polémique, et ils rejetteraient en bloc l'imaginaire ou encore l'invention poétique. Ainsi, l'abbé Barruel s'en prend tout particulièrement à l'oeuvre de Diderot, qu'il trouve indigeste.

On comprend mieux pour quelles raisons Rousseau a souvent trouvé grâce aux yeux des opposants aux Lumières : l'intolérance des philosophes, leurs compromissions avec les milieux aristocratiques, le refus de voir attaquées certaines valeurs indispensables à l'harmonie sociale ; ce sont là des thèmes qu'ils ont en commun dans leurs écrits respectifs.
Et pour les Philosophes, une raison de plus pour le haïr...

vendredi 22 octobre 2010

La mort de Rousseau

D'abord, les faits : le vendredi 2 juillet 1778, Rousseau sort de bonne heure pour ramasser quelques herbes. Il rentre vers sept heures et boit une tasse de café. Alors qu'il s'apprête à ressortir (il doit donner une leçon de musique à la fille du marquis de Girardin), il connaît un premier malaise. Thérèse quitte à son tour la maison pou payer une facture. A son retour, effrayée de l'état de son époux, elle fait prévenir Mme de Girardin. Rousseau la remercie, puis la prie de se retirer.
Sur les coups de dix heures, il se serait installé sur la chaise percée, avant de tomber au sol et de demeurer inanimé. Alerté, le marquis fait venir Chenu, chirurgien à Ermenonville. Peine perdue : Rousseau meurt vers onze heures sans avoir repris connaissance.
Le lendemain, Houdon se présente pour le moulage du masque mortuaire. Enfin, les chirurgiens pratiquent l'autopsie, constatent une blessure au front, et concluent à une crise d'apoplexie séreuse.

Puis, la légende : dans les jours qui suivent, d'étranges bruits courent déjà. Ami de Rousseau, Corancez affirme que le Genevois s'est suicidé d'un coup de pistolet. Grimm fait aussitôt écho à cette nouvelle dans sa Correspondance Littéraire, attribuant cet acte au "délire de la persécution". Au mois de décembre, effrayé de ce que pourraient révéler les Confessions, Diderot fait paraître son Essai sur la vie de Sénèque, où il évoque de manière à peine voilée son ancien ami : "jetez loin de vous son odieux libelle, et craignez que, séduits par une éloquence perfide, et entraînés par les exclamations aussi puériles qu'insensées de ses enthousiastes, vous ne finissiez par devenir ses complices. Détestez l'ingrat qui dit du mal de ses bienfaiteurs ; détestez l'homme atroce qui ne balance pas à noircir ses anciens amis..."
Rappelons qu'au moment où Rousseau voulut procéder à des lectures publiques de ses Confessions, quelques années plus tôt, Louise d'Epinay, Grimm et Diderot intervinrent auprès du lieutenant de police Sartine pour les faire interdire. De toute évidence, Diderot était terrifié par de possibles révélations à son sujet. J'en imagine une dans mon premier roman...

D'autres légendes ont vu le jour bien plus tard, comme celle qui accusait Thérèse d'assassinat. Personne n'ignorait sa liaison avec l'un des serviteurs du marquis de Girardin ! Et comment expliquer cette blessure au front ? En 1912, examinant le masque mortuaire, le docteur Raspail y vit même trois plaies au front et en conclut qu'elles avaient été provoquées par des coups de marteau !

Pour en avoir le coeur net, on procède à l'exhumation du corps en 1897. Le crâne est reconnu intact, sans aucune trace de fracture ni de perforation. On admet donc la thèse de la mort naturelle.

jeudi 21 octobre 2010

Le château de la Chevrette (2)

C'est la pièce de réception du château (grand salon) qui attire immédiatement notre attention. Si on observe le plan, on découvre qu'elle donne sur le jardin par deux croisées et une porte. Au centre de la pièce se trouvent quatre tableaux de Natoire ( peintre du XVIIIème) qu'on peut hisser par un système de contrepoids afin de doubler la taille du salon. C'est dans cette pièce que Louise d'Epinay reçoit Rousseau, Grimm, puis Diderot lors de ses séjours estivaux.

Dans le pavillon de gauche, on trouve la chambre de Louise d'Epinay (côté jardin), un cabinet de toilette, un boudoir, un cabinet d'aisance et l'appartement de Grimm (côté cour).

Dans le pavillon de droite se trouvent l'appartement de M. d'Epinay (côté jardin) et les communs réservés aux domestiques. Ces pièces communiquent avec les cuisines par un passage souterrain. Lesdites cuisines se trouvent dans un pavillon isolé, à droite dans la cour d'honneur.

Le 1er étage comporte une dizaine d'appartements, vraisemblablement réservés aux invités de marque et à leurs domestiques. En arrière-corps, côté cour, se trouve la chapelle.

Le 2nd étage se situe dans les combles du château : c'est là que logent les domestiques de la Chevrette. Une pièce sert de garde-meuble.

Ajoutez à cela les différents pavillons isolés : celui réservé aux cuisines (à droite dans la cour) et à la laverie ; celui réservé au jardinier, au concierge ( à gauche de la cour), précédant les écuries.

Dans le parc, on rencontre un bâtiment nommé l'orangerie. Mme d'Epinay y avait aménagé une immense salle de spectacle. Derrière cette orangerie se trouve la ferme de la Chevrette.

Pour rendre compte des dimensions de ce domaine :
- un ensemble intra-muros de 37 hectares
- un château de 51 mètres de façade
- une avant-cour de 48 mètres sur 35
- une cour d'honneur de 32 mètres sur 35

lundi 11 octobre 2010

La Lettre sur les Spectacles


D'Alembert

Publiée en 1758, la Lettre à d'Alembert sur les spectacles marque clairement la rupture de Rousseau avec la pensée des Lumières. Souvenons-nous du contexte : fâché avec Grimm, Diderot et Mme d'Epinay, Rousseau vient de s'installer à Montmorency. C'est là qu'en 1757, dans l'Encyclopédie, il découvre l'article "Genève", rédigé par d'Alembert. Le mathématicien y exprime ses regrets de voir le théâtre interdit à Genève. En proposant l'installation d'un théâtre permanent, d'Alembert insinue que la culture est un instrument de civilisation, de raffinement des moeurs et de moralisation.
La réponse de Rousseau sera cinglante. Dans un de ses textes les plus violents, il avance notamment que "le théâtre, qui ne peut rien pour corriger les moeurs, peut beaucoup pour les altérer." Prenant l'exemple de la comédie, il avance que "tout en est mauvais et pernicieux." Ainsi, dans "le Misanthrope" de Molière, l'auteur ridiculise un "honnête homme" ( le misanthrope Alceste) et rend sympathique un "de ces honnêtes gens du monde dont les maximes ressemblent beaucoup à celles des fripons" (Philinte). C'est même un mensonge de prétendre (rappelons-nous de la devise du Théâtre Italien) que le théâtre corrige les moeurs par le rire. Quand on rit des vices d'un personnage, c'est de ceux qu'on n'a pas ou qu'on croit ne pas avoir. Personne ne se reconnaîtra jamais en Alceste ( sinon Rousseau...), mais nombreux sont ceux qui riront de lui.
Le théâtre encourage également le goût pour l'oisiveté. Proposez des spectacles théâtraux à des gens laborieux et honnêtes, ils deviendront négligents, paresseux et corrompus. Evidemment, dans une grande ville telle que Paris, ce type de loisirs occupera les désoeuvrés.  Mais à Genève ! Rousseau conclut que "quand le peuple est corrompu, les spectacles lui sont bons, et mauvais quand il est bon lui-même."
Mais alors, quelles occupations conviendraient à la petite république genevoise ? Eh bien, des distractions simples :  réunions dans des cercles pour les hommes, qui peuvent lire et fumer entre eux ; caquetage et "petits ouvrages" pour les femmes (joli trait de misogynie !), puisqu'elles n'ont "aucun génie". Et pour les spectacles, on pourrait envisager des fêtes en plein air : épreuves de tir ou de gymnastique, jeux d'adresse, joutes sur le lac, bals...
"Voilà, Monsieur, les spectacles qu'il faut à des républiques", écrit-il encore.
L'opposition de Rousseau à l'idéal culturel des Lumières rappelle quelque peu celle des moralistes chrétiens. Et son ouvrage va se vendre à trois mille exemplaires en quelques semaines ! La publication lui vaudra l'habituelle cohorte de réfutations, auxquelles Rousseau ne prendra pas la peine de répondre. Mais 1758 marque nettement la rupture idéologique avec le mouvement Encyclopédique. Et dans le même temps, Rousseau fait de Voltaire l'un de ses ennemis les plus acharnés. En lisant la Lettre à d'Alembert, le philosophe réagit : "Jean-Jacques est-il devenu Père de l'Eglise ?" Et plus tard : "Le polisson ! Le polisson ! S'il vient au pays, je le ferai mettre dans un tonneau avec la moitié d'un manteau sur son vilain petit corps à bonnes fortunes."
Une fois encore, Rousseau se met tout le monde à dos : les Genevois sont divisés, Voltaire est exaspéré, les Encyclopédistes le perçoivent comme un traître à leur cause...

mercredi 6 octobre 2010

L'affaire David Hume (3)

Dès lors, les philosophes ont un prétexte valable pour se déchaîner contre Rousseau. Ce dernier vient d'attaquer Hume sans preuves, ce qui met en évidence tous les défauts que lui connaissent ses anciens amis.
Le 1er assaut est d'ordre privé (ou oral), dans les cercles parisiens ou encore dans les correspondances : d'Alembert le qualifie de "bête féroce", d'"ordure" ; Voltaire entre bientôt dans la danse, décrétant que "les sages qu'il a trompés pendant quelques années doivent s'assembler pour le dégrader".
L'enjeu est évident : si Rousseau est discrédité, ses oeuvres ne vaudront plus rien, et ce qu'il pourrait révéler dans ses Confessions n'aurait dès lors plus aucune importance.
Le 2ème assaut est public. Hume a rédigé sa version des faits. Elle est publiée à Paris en 1766, agrémentée d'un texte à charge de d'Alembert. Cet Exposé Succinct ( de 127 pages) va s'arracher.
Et le constat est implacable car, comme l'explique Voltaire, il s'agit du "procès d'un philosophe bienfaisant contre un charlatan ingrat." Du Peyrou, l'ami de Rousseau, s'inquiète : "il n'y a qu'un cri contre vous." Il "mériterait au moins le pilori", ajoute Voltaire, révélant sa profonde haine pour le Genevois. Car les philosophes n'ont plus à se retenir ! Les derniers appuis de Rousseau, le Prince de Conti et Mme de Boufflers, même eux semblent se détourner de lui ! "C'est un homme noyé", exulte d'Alembert. D'Holbach ajoute qu'"il ne (lui) reste  guère d'autre parti que de devenir totalement fou."

L'opinion semble gagnée. L'affaire semble réglée. Pour tous, ou presque, Rousseau n'est définitivement qu'un ingrat, un tartuffe ou même un fou. L'affaire Hume l'a révélé au grand jour...

A son retour en France, en 1767, ses ennemis se réjouissent. "On n'a jamais vu pareille chute", écrit Hume. "Personne ne s'enquiert de lui, personne ne lui fait visite, personne ne parle de lui..."
C'est partiellement vrai. Rousseau doit se cacher, il change même de nom et devient M.Renou.
Mais l'heure de sa revanche ne va pas tarder...

mardi 5 octobre 2010

L'affaire David Hume (2)



Au mois de mai 1766, Rousseau prend conscience du piège dans lequel il est tombé. S'il accepte la pension du roi, ses ennemis pointeront du doigt sa tartufferie ; s'il la refuse, on l'accusera d'ingratitude envers son bienfaiteur et d'affront envers l'autorité royale. Que faire ? Le 12 mai, il prend la plume et écrit au ministre Conway : je dois "suspendre ma résolution", explique-t-il d'un ton gêné.En somme, il retarde le moment de décider. Mauvais choix...
Hume ne tarde pas à réagir. Feignant de ne pas comprendre la signification réelle de ce courrier, il écrit à tous ses correspondants parisiens et lance une géniale contre-vérité : Rousseau exigerait du roi qu'il lève le secret de la pension ! Ainsi, le moment venu, il pourrait publiquement la refuser afin d'attirer l'attention sur lui ("ostentatious glory of refusing it") !
Reste à faire sortir le loup du bois. Hume envoie coup sur coup trois nouveaux courriers à Rousseau, l'informant des initiatives qu'il a prises auprès de Conway pour que cette pension devienne publique. Qu'espère-t-il en agissant de la sorte ? Que Rousseau sorte de ses gonds, qu'il accuse le philosophe anglais de tous ses maux, qu'il montre aux yeux de tous ce qu'on attend de lui : qu'il est fou, et qu'il ne faut accorder aucun crédit à sa parole.
Rousseau n'a plus le choix. Le 23 juin, il s'adresse à Hume en ces termes : "En pensant à votre conduite secrète, vous vous direz quelquefois que vous n'êtes pas le meilleur des hommes, et je doute qu'avec cette idée vous en soyez jamais le plus heureux... Je laisse libre cours aux manoeuvres de vos amis, et aux vôtres...Voici la dernière lettre que vous recevrez de moi."

Désormais, la querelle est publique. Hume en informe ses amis parisiens, qui se délectent de la situation. Mais les propos tenus par Rousseau ne suffisent pas. Il faut l'amener à se livrer davantage, à préciser ses accusations. A Paris, les philosophes se lèchent déjà les babines. D'Holbach informe Grimm, Diderot, Saint-Lambert, d'Alembert et les autres. Ils tiennent Rousseau ! Ou presque... Hume doit exiger des explications. Et Rousseau va les donner dans une lettre-mémoire datée du 10 juillet. Et cette fois, il lâche tout ce qu'il a sur le coeur : les mensonges de Hume, les courriers décachetés, la campagne de presse dirigée contre lui à Londres, le contresens autour de la demande au ministre Conway. Lucide, Rousseau conclut en disant : " Tous les préjugés sont pour vous, il vous est aisé de me faire passer pour un monstre, comme vous avez déjà commencé, et je vois déjà l'exaltation de mes implacables ennemis..."
Jean-Jacques ne croit pas si bien dire.Cette lettre va plonger ses adversaires dans le ravissement le plus total. Car cette fois, c'est certain : Rousseau est perdu...

lundi 4 octobre 2010

L'affaire David Hume (1)

En cette fin d'année 1765, les philosophes parisiens sont inquiets. Rousseau est revenu, il loge chez le prince de Conti, et il a même l'aplomb de recevoir le Tout-Paris en audience, comme s'il se moquait éperdument de ce décret de prise de corps qui le menace encore.
Les philosophes fulminent. Ils craignent surtout ces Confessions que Jean-Jacques est en train de rédiger. Que va-t-il raconter d'eux ? Quels secrets va-t-il livrer ? Décidément, il est plus qu'urgent de s'occuper de ce "Judas" (Voltaire).
Rousseau n'est que de passage. Il s'embarque quelques jours plus tard pour l'Angleterre, en compagnie de David Hume, qui lui a offert sa protection. C'est pendant la traversée que le philosophe anglais propose à Rousseau de solliciter une pension auprès du roi d'Angleterre. Jean-Jacques hésite. Pendant toutes ces années, il a reproché à ses anciens amis d'être soumis à leurs puissants protecteurs. Lui-même, pour montrer l'exemple (toujours cette volonté d'exemplarité !), a déjà refusé deux pensions royales : celle de Louis XV puis celle de Frédéric II de Prusse. Mais comme ses grands ouvrages théoriques sont achevés ("mon service est fait"), il sent qu'il peut désormais assouplir sa ligne de conduite, même si cela devait apparaître comme un reniement. Après tout, qu'a-t-il encore à craindre ? L'Angleterre l'accueille à bras ouverts, il a fait ses adieux à la France, et ce Hume a la réputation d'être un excellent homme.
Eh bien soit ! Va pour la pension, déclare-t-il à son compagnon de route.
Dès leur arrivée en Angleterre, Hume entreprend les démarches auprès du ministre Conway. Ce dernier obtient l'accord du roi, à une seule condition : que cette pension demeure secrète ( n'oublions pas que Rousseau s'est attiré des ennemis dans toute l'Europe !). L'affaire est donc entendue. Sauf que Hume annonce aussitôt la nouvelle à ses correspondants parisiens : Conti, Malesherbes, la Comtesse de Boufflers et... d'Alembert. En moins d'un mois, la nouvelle parcourt l'Europe. Au mois de mars, du fond de sa Suisse, l'ami Du Peyrou annonce à Rousseau qu'il est au courant. Et Jean-Jacques ignore encore que Hume enquête auprès de son banquier pour savoir s'il ne dispose pas de fonds cachés !
L'enjeu est évident : pendant des années, Rousseau s'est forgé l'image d'un écrivain indépendant, pauvre, donc indifférent à cet argent que les mécènes pourraient lui verser.
L'occasion est trop belle de montrer à toute l'Europe quel tartuffe hypocrite est Rousseau ! Alertés, les philosophes parisiens (d'Holbach, Diderot, d'Alembert et les autres) comprennent qu'une telle opportunité ne se présentera plus de sitôt. Pour l'instant, ils avancent à visage couvert : le Prince de Conti et la Comtesse de Boufflers sont des protecteurs puissants, on ne saurait se fâcher avec de tels personnages.
De son côté, Rousseau commence à éprouver de sérieux doutes sur son nouvel ami : ses lettres sont décachetées, Hume lui cache des choses. Il aurait même fait publier à Londres un pamphlet contre Rousseau, rédigé par l'un de ses amis nommé Walpole... En s'installant à Wooton, à cinquante lieues de Londres, Jean-Jacques pense pouvoir se tirer des griffes qui se resserrent peu à peu sur lui.
Il ignore encore qu'elle vont bientôt le lacérer...

samedi 2 octobre 2010

Ce bon Voltaire (2)

Un texte méconnu, pour commencer, extrait du Dictionnaire philosophique de Voltaire :


"6° La prétendue égalité des hommes, que quelques sophistes mettent à la mode, est une chimère pernicieuse. S’il n’y avait pas trente manoeuvres pour un maître, la terre ne serait pas cultivée. Quiconque possède une charrue a besoin de deux valets et de plusieurs hommes de journée. Plus il y aura d’hommes qui n’auront que leurs bras pour toute fortune, plus les terres seront en valeur. Mais pour employer utilement ces bras, il faut que les seigneurs soient sur les lieux.

16° Plusieurs personnes ont établi des écoles dans leurs terres, j’en ai établi moi-même, mais je les crains. Je crois convenable que quelques enfants apprennent à lire, à écrire, à chiffrer; mais que le grand nombre, surtout les enfants des manoeuvres, ne sachent que cultiver, parce qu’on n’a besoin que d’une plume pour deux ou trois cents bras. La culture de la terre ne demande qu’une intelligence très commune: la nature a rendu faciles tous les travaux auxquels elle a destiné l’homme: il faut donc employer le plus d’hommes qu’on peut à ces travaux faciles, et les leur rendre nécessaire."

Edifiant, non ?
Et puis, cette autre trouvaille, que je dois au Comte Joseph de Maistre, qui s'indigne du traitement réservé par Voltaire au Citoyen Rousseau.
"Avec une fureur qui n'a pas d'exemple, cet insolent blasphémateur en vient à se déclarer l'ennemi personnel du sauveur des hommes ; il ose du fond de son néant lui donner un nom ridicule (...) D'autres cyniques étonnèrent la vertu, Voltaire étonne le vice. Il se plonge dans la fange, il s'y roule, il s'en abreuve ; il livre son imagination à l'enthousiasme de l'enfer qui lui prête toutes ses forces pour le traîner jusqu'aux limites du mal. (...) Sodome l'eût banni.

Pour avoir longuement parcouru la correspondance du patriarche de Ferney, je ne peux que souscrire...

vendredi 1 octobre 2010

Emile ou de l'Education

Paru en 1762, Emile ou de l'Education va embraser l'Europe entière. En fait, ce sont les quelques dizaines de pages consacrées à la profession de foi du vicaire savoyard, dans le livre IV, qui attireront sur Rousseau les foudres du Parlement et de la Sorbonne.
Dans ce passage, un jeune vicaire expose sa Foi, ou plus exactement les raisons qu'il a de croire en un être suprême. Selon lui, "une volonté meut l'univers et anime la nature." Cette conviction n'est pas le fruit d'un raisonnement. "Je le sens", dit le jeune homme. S'il arrive que le raisonnement et le jugement nous égarent, la conscience, elle, ne nous trompe jamais. Elle est un juge infaillible du bien et du mal. Le vicaire propose d'adorer Dieu, mais se refuse à le prier. Pourquoi le ferait-il, puisque Dieu nous a déjà tout donné ? Voilà, en quelques lignes, les fondements de la "religion naturelle" telle que la conçoit Rousseau.
Et voilà comment il renvoie dos à dos les philosophes et l'Eglise pour proposer une troisième voie :la sienne.
Evidemment, ses anciens amis perçoivent ces propos comme une trahison, notamment lorsque Rousseau ose proclamer : "si la vie et la mort de Socrate sont d'un sage, la vie et la mort de Jésus sont d'un Dieu."
Mais l'Eglise et les dévots trouvent eux aussi à redire à cette position. Car dans cette phrase, Rousseau ne reconnaît pas la divinité de Jésus, il se contente d'avancer le caractère exceptionnel de son destin terrestre. D'ailleurs, les provocations de Jean-Jacques vont plus loin : " que d'hommes entre Dieu et moi !", reproche-t-il aux prêtres qui prétendent lui enseigner la parole de Dieu. Rousseau va même plus loin, en niant la réalité des miracles : "je crois trop en Dieu pour croire à tant de miracles si peu dignes de lui."

Les dévots parisiens ne s'y tromperont pas. Le Parlement, non plus.
Et puis, quelle imprudence de la part de Rousseau : refuser l'anonymat, vouloir que son nom apparaisse sur la couverture, coûte que coûte !
Le résultat ne se fait pas attendre.L'ouvrage est condamné en juin 1762, puis brûlé au pied du Palais de justice. Mis à l'index à Rome, il est également détruit à Genève et à Amsterdam. Décrété de prise de corps, Rousseau quitte la France pour la Suisse.Il ne pourra regagner Paris qu'en 1770.

Et que dire de l'attitude de certains philosophes face aux persécutions dont fut victime leur ancien ami ? Un seul exemple, celui de Voltaire, qui s'adresse en ces termes au Petit Conseil genevois (1765) : "le Conseil aura trop de prudence et trop de fermeté, pour s'amuser seulement à faire brûler un livre... Il punira avec toute la sévérité des lois...un blasphémateur séditieux."
C'est ce même auteur qui, à cette époque, rédigeait son célèbre Traité sur la Tolérance...