Les deux précédents articles consacrés à Diderot ont mis en évidence les raisons idéologiques et sociales de la rupture avec Rousseau (voir Diderot 1 et 2).
Il en est peut-être une autre, plus intime, dont la critique ne parle guère et qui pourtant apparaît de manière sous-jacente dans l'oeuvre du Genevois. Souvenez-vous tout d'abord de cette note qu'il insère dans sa Lettre à d'Alembert et qui accuse Diderot de traîtrise : "si vous avez tiré l'épée contre votre ami, n'en désespérez pas ; car il y a moyen de revenir. Si vous l'avez attristé par vos paroles, ne craignez rien, il est possible de vous réconcilier avec lui. Mais pour l'outrage, le reproche injurieux, la révélation du secret et la plaie faite à son coeur en trahison, point de grace à ses yeux : il s'éloignera sans retour."
A propos de ce secret révélé par Diderot, Rousseau s'exclame à nouveau dans ses Confessions : "Et toi aussi, Diderot... Indigne ami !" On le sait déjà, en 1758, il reproche à son ancien ami d'avoir colporté dans Paris le bruit de ses amours avec Sophie d'Houdetot. Ajoutez à cela la célèbre phrase du Fils Naturel ("il n'y a que le méchant qui soit seul"), et l'on a là les raisons toutes trouvées de cette rupture entre les deux amis.
Certains détails pourraient pourtant nous pousser plus loin, vers d'autres explications qu'on néglige peut-être parce qu'elles accableraient Diderot, l'une des figures emblématiques du mouvement des Lumières.
Pour ma part, si j'épargne le philosophe, je n'éprouve guère de sympathie pour l'homme. Par conséquent...
Passons rapidement sur ses Tablettes, rédigées en 1758, et qui se résument à un flot d'injures déversées sur Rousseau.
Et revenons à ce Fils Naturel, publié par Diderot en 1757 dans lequel le personnage Dorval s'écrie : "Non, je n'enlèverai point à mon ami sa maîtresse..." Et plus loin : "Si j'avais des enfants, comme j'en vois tant d'autres, malheureux et méchants, j'en mourrais de douleur... Ah, Constance, qui ne tremblerait d'augmenter le nombre de ces malheureux qu'on a comparé à des forçats..."
Dans cette même pièce, comme le titre l'indique, le thème de l'enfant illégitime est d'ailleurs largement évoqué.
Combien ces propos ont dû résonner douloureusement à l'oreille de Rousseau. Faut-il rappeler le sort qu'il a réservé aux enfants qu'il prétend être les siens ? Faut-il rappeler les nombreuses infidélités de Thérèse tout au long de sa liaison avec Rousseau ? Faut-il rappeler, enfin, que Diderot était déjà l'ami de Rousseau au moment où ce dernier s'est mis à fréquenter la lingère ?
Dans une lettre datée du 16 mars 1757, Rousseau écrit à Diderot : "Je suis très sûr de ne vous avoir jamais fait d'autre mal que de ne pas endurer assez patiemment celui que vous aimez à me faire..." Le 26 mars, dans une nouvelle lettre à Diderot, il évoque les "maux" que son ami lui cause. Et quel serait donc ce mal qu'aurait fait Diderot à Jean-Jacques ? Ne pourrait-on comprendre ce Fils Naturel comme une provocation destinée à faire réagir Rousseau ? Dans son récent Diderot, Sophie Chauveau nous expose les nombreuses frasques sexuelles de son personnage. Il se pourrait fort, pourtant, qu'elle ait omis d'en évoquer une, peut-être la plus décisive...
Avouons du moins que les coïncidences sont troublantes...
D'ailleurs, bien des années plus tard, au moment où Rousseau revient à Paris (1770-71), on découvre un Diderot paniqué à l'idée de ce que le Genevois pourrait révéler dans ses Confessions. Alors que Jean-Jacques entreprend des lectures publiques de son autobiographie, le lieutenant de police Sartine les fait aussitôt interdire. On sait aujourd'hui que c'est Madame d'Epinay qui est intervenue, diligentée par Grimm et Diderot. Dernier détail troublant : cette même Louise d'Epinay avait entrepris dès 1756 de rédiger ses propres mémoires. Elle y racontait notamment l'épisode de l'ermitage et ses relations avec Rousseau. Puis le manuscrit fut enfermé dans un tiroir, et elle n'y toucha plus jusqu'en 1764. Là, sous la pression de Grimm et Diderot (qui savent que Rousseau prépare son autobiographie), elle reprend son récit et réécrit toute la partie consacrée à Rousseau., essentiellement pour le noircir. De toute évidence, l'écriture n'est plus la même, et de nombreuses notes sont attribuées à Diderot. Ce dernier cherche alors à se prémunir contre de futures accusations de Rousseau, en le faisant passer pour un fou, un hypocrite et un menteur.
Le moins qu'on puisse dire, c'est que les trois larrons ont eu des torts sérieux à l'endroit de leur ancien compagnon. Lesquels ? Certains sont connus, d'autres demeurent contestés.
La forme romanesque m'autorise à en parler dans le dernier tome que je consacrerai à Rousseau.
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