samedi 30 mai 2015

L'Encyclopédie (7)


L'année 1758 sera un long chemin de croix pour Diderot.
Comme on l'a vu, la désertion de d'Alembert porte un rude coup à l'Encyclopédie.  Mais à relire la correspondance du géomètre, on se demande si cette défection est liée aux attaques subies (celles de Palissot et Fréron, notamment) ou bien aux nouvelles exigences financières du codirecteur de l'ouvrage. Celui qui, quelques années plus tôt, avait lancé son fameux mot d'ordre "liberté, vérité, pauvreté" est entretemps devenu membre prestigieux de toutes les académies d'Europe et pensionné par plusieurs mécènes. Et l'idéal des premiers temps à cédé la place à d'autres motivations plus vénales, comme le prouvent ses demandes de rallonge auprès des libraires.
Diderot en est d'ailleurs conscient, d'autant qu'il réclamera lui aussi une réévaluation de son salaire.
lettre à Sophie Volland, juillet 1762
Ce qui lui pèse, c'est de se retrouver seul face à ses adversaires et confronté à un immense ouvrage à achever. Surtout qu'après d'Alembert, ce sont Duclos et Marmontel qui quittent à leur tour l'entreprise.
Et dans le même temps, depuis Genève, l'agaçant Voltaire multiplie les appels du pied pour poursuivre l'impression à l'étranger.

"Que je vous plains de ne pas faire l’Encyclopédie dans un pays libre! Faut-il que ce dictionnaire, cent fois plus utile que celui de Bayle, soit gêné par la superstition, qu’il devrait anéantir; qu’on ménage encore des coquins qui ne ménagent rien; que les ennemis de la raison, les persécuteurs des philosophes, les assassins de nos rois, osent encore parler dans un siècle tel que le nôtre! "  
(lettre à Diderot, janvier 1758). 

Diderot
Excédé que le patriarche de Ferney donne raison à d'Alembert, Diderot finit par lui répondre :


"Votre avis serait que nous quittassions tout à fait l’Encyclopédie ou que nous allassions la conti­nuer en pays étranger, ou que nous obtinssions justice et liberté dans celui-ci. Voilà qui est à merveille; mais le projet d’achever en pays étranger est une chimère. (...) Abandonner l’ou­vrage, c’est tourner la dos sur la brèche, et faire ce que désirent les coquins qui nous persécutent. Si vous saviez avec quelle joie ils ont appris la déser­tion de d’Alembert, et toutes las manoeuvres qu’ils emploient pour l’empêcher de revenir! Il ne faut pas s’attendre qu’on fasse justice des brigands auxquels on nous a abandonnés; et il ne nous convient guère de le deman­der. Ne sont-ils pas an possession d’insulter qui il leur plaît, sans que personne s’en offense? Est-ce à nous à nous plaindre lorsqu’ils nous associent dans leurs injures avec des hommes que nous ne vaudrons jamais? Que faire donc? ce qui convient à des gens de courage: mépriser nos ennemis, les poursuivre, et profiter, comme nous avons fait, de l’imbécillité de nos censeurs. (...) Est-il honnête de tromper l’espérance de quatre mille souscripteurs, et n’avons-nous aucun engagement avec les libraires? si d’Alembert reprend, et que nous finissions, ne sommes-nous pas vengés? Ah! mon cher maître, où est le philosophe? (...). Mais, pour Dieu, ne me croisez pas. Je sais tout ce que vous pouvez sur lui, et c’est inutilement que je lui prouverai qu’il a tort si vous lui dites qu’il a raison. D’après tout cela, vous croirez que je tiens beaucoup à l’Encyclopédie, et vous vous tromperez. Mon cher maître, j’ai la quarantaine passée; je suis las de tracasseries. Je crie depuis le matin jusqu’au soir: Le repos, le repos! Et il n’y a guère de jour que je ne sois tenté d’aller vivre obscur et mourir tranquille au fond de ma province. Il vient un temps où toutes les cendres sont mêlées; alors que m’importera d’avoir été Voltaire ou Diderot, et que ce soit vos trois syllabes ou les trois miennes qui restent? Il faut travailler; il faut être utile. On doit compte de ses talents. Être utile aux hommes! Est-il bien sûr qu’on fasse antre chose que les amuser, et qu’il y ait grande différence entre le philosophe et le joueur de flûte? " 
(lettre à Voltaire, février 1758)


A ces tracasseries viennent bientôt s'ajouter la rupture avec Rousseau, puis la tempête provoquée par la sortie de l'ouvrage De l'esprit d'Helvétius. Pour les dévots, qui jettent aussitôt les hauts cris, les thèses soutenues par ce proche de Diderot fournissent un nouveau prétexte pour attaquer violemment l'Encyclopédie.
Rendons cet honneur à Diderot : malgré le découragement qui l'envahit alors, il continue de faire face envers et contre tous. Au mois de juin 1758, en pleine tourmente, il se résigne enfin au départ de d'Alembert, mais réaffirme auprès de Voltaire sa volonté d'achever son grand ouvrage

"...mon arrangement avec les libraires est à peine conclu. Nous avons fait ensemble un beau traité, comme celui du diable et du paysan de La Fontaine: les feuilles sont pour moi, le grain est pour eux; mais au moins ces feuilles me seront assurées. Voilà ce que j’ai gagné à la désertion de mon collègue. Vous savez sans doute qu’il continuera de donner sa partie mathématique. Il n’a pas dépendu de moi qu’il ne fit mieux. Je croyais l’avoir ébranlé; mais il faut qu’il se promène. Il est tourmenté du désir de voir l’Italie. Qu’il aille donc en Italie; je serai content de lui s’il revient heureux, etc." 
( à suivre ici)

mercredi 27 mai 2015

La Révolution en images (3)

1791 : le peuple parisien danse et boit pour fêter la suppression des droits d'octroi

- Que faites-vous là ? - Je suis en pénitence, réponde le roi, maintenu aux Tuileries

21 juin 1791 : fuyant Paris, Louis XVI est reconnu et arrêté à Varennes


25 juin 1791 : les fuyards sont accueillis par La Fayette

17 juillet 1791 : la Garde Nationale tire sur les manifestants qui demandent la déchéance du roi
Place Louis-le-Grand : la statue de Louis XIV est abattue

lundi 25 mai 2015

La Révolution en images (2)

Nuit du 4 août : les anciens privilèges sont abolis
Séance de travail au couvent des Jacobins, rue St-Honoré
Eté 1789 : dans les campagnes, jacqueries contre le régime seigneurial

La Fayette, "héros" de la fête de la Fédération (14 juillet 1790)
Fête de la Fédération au Champ-de-Mars (14 juillet 1790)
 Fin 1790 : Evêques et curés doivent prêter serment à la constitution civile du clergé

La Révolution en images (1)

20 juin, salle du jeu de paume : l'Assemblée proclamée nationale jure de donner une constitution au royaume.
23 juin : Mirabeau lance sa célèbre apostrophe : "...nous ne quitterons nos places que par la force des baïonnettes"
12 juillet : après le renvoi de Necker, l'avocat Camille Desmoulins appelle les Parisiens à l'insurrection
Pillage des Invalides, au matin du 14 juillet. Les insurgés s'emparent de 32000 fusils et de canons
14 juillet : les insurgés prennent la Bastille

Le fameux "rien" dans le journal du roi
On entreprend aussitôt de démolir la Bastille.
Août 1789 : la France brise ses chaînes ; la Loi attire notre attention sur les droits de l'homme ; en haut, l'oeil de la Raison a dissipé les nuages du passé.

samedi 23 mai 2015

Voltaire et l'affaire Calas... (7)

(lire les articles précédents)

En 250 ans, tout a été dit sur cette sinistre affaire Calas. 
Pour comprendre le rôle joué par Voltaire, j'ai commencé par éliminer les études les plus fantaisistes (et Dieu sait qu'elles sont nombreuses !), puis je me suis replongé dans la correspondance du poète (les années 1761 à 1765). Trois de ses biographes, parmi les plus sérieux (Gustave Desnoireterres, Jean Orieux et Raymond Trousson), m'ont grandement aidé à ressaisir le déroulement des événements.
A vrai dire, tous s'entendent sur l'une des motivations de Voltaire : son anticléricalisme et plus encore, sa détestation de  l'Infâme, c'est-à-dire du fanatisme.

Pourtant, aucun n'ose s'étendre plus avant sur les causes profondes de cette haine. 
Cà et là, certains se hasardent bien sûr à avancer une explication. Ainsi, Raymond Trousson et Jean Orieux se lancent sur la piste d'un traumatisme d'enfance. "Ces damnés Jésuites, quand j'étais enfant, m'ont sodomisé à tel point que je ne m'en remettrai jamais tant que je vivrai" se serait plaint Voltaire à la table du poète Pope. Et Orieux de remonter encore plus loin:  à l'entendre, Voltaire aurait été un enfant adultérin, le fils du très libertin abbé de Chateauneuf !
Pour séduisantes qu'elles soient, ces hypothèses me semblent pourtant trop romanesques pour être retenues. 
J'imagine mal Voltaire consacrer près de trente ans de son existence à une vengeance aussi implacable qu'aveugle. Car sa correspondance nous le révèle, c'est surtout à partir des années 1750 (et plus encore après l'affaire Calas) que sa haine éclate au grand jour.
Légende : dîtes bien que nous sommes prêts au martyre

C'est après son séjour berlinois auprès de Frédéric, lorsqu'il est définitivement déclaré persona non grata à Paris, que le ton de ses lettres devient plus acerbe, plus venimeux, et bientôt vindicatif à l'égard des clercs. Pas tous, précisons-le d'emblée. Même à Ferney (songeons au père Adam), il conservera bon nombre d'amis parmi les gens d'Eglise. 
Mais les autres ! Comme il les a maltraités ! Lesquels, me direz-vous ? 
Revenons à l'essentiel. De quoi rêvait Voltaire ? De ce qu'il a connu durant les cinquante premières années de sa vie : de la cour de Sceaux, de Versailles, de Lunéville, des dorures, du théâtre, des salons parisiens, des dignités, des honneurs, de la proximité des grands, de tout ce dont on l'a privé avec l'exil d'après 1750...
J'imagine son amertume à Ferney...
Il savait tout de Paris : que les Jésuites arpentaient les couloirs de Versailles, que les Jansénistes régnaient en maîtres au Parlement, que par-dessus leur étole, les cardinaux avaient tous endossé des vêtements d'homme d'Etat : Le cardinal Fleury ?  premier des ministres de Louis XV. Le cardinal de Rohan ? un libertin compromis dans l'affaire du collier. Le cardinal de la Rochefoucauld ? ambassadeur de France à Rome. Le cardinal de Luynes ? il siégeait à l'Académie Française. Le cardinal de Bernis ? N'en parlons pas...
L'irruption à marche forcée du spirituel dans le temporel... Partout des hommes d'Eglise : Aux postes clés, dans le monde, dans les académies...
Et lui, loin de tout, exilé à Ferney !
Voltaire savait tout de ces gens-là. Il les avait côtoyés, il écrivait à certains d'entre eux, il partageait toutes leurs ambitions. L'alibi religieux mis à part, il leur ressemblait tant ! 
Sauf qu'ils étaient en place, dans la place, et lui non. Ils avaient d'ailleurs souvent oeuvré à l'en chasser.
Comment aurait-il pu ne pas les haïr ?
S'il a si souvent vilipendé la France, c'est avant tout parce que la France a refusé de l'aimer. Le dépit de l'amant bafoué... Oh, comme il aurait été heureux, si Louis XV avait fait de lui son conseiller ! En compagnie, par exemple, d'un Diderot (qui en rêvait, lui aussi) !
Au lieu de quoi... Voyez ce qu'écrit le patriarche de Ferney à d'Alembert en juillet 1760 :
"Serait-il possible que cinq ou six hommes de mérite (comprenez : Voltaire, d'Alembert, Diderot, Grimm, d'Holbach et Helvétius) qui s'entendront ne réussissent pas  après les exemples que nous avons de douze faquins (entendez: les apôtres) qui ont réussi ? Il me semble que le succès de cette affaire vous ferait un bonheur infini."
La suite, on ne la connaît que trop bien...

mercredi 20 mai 2015

Marion Sigaut fulmine contre Wikipédia



Un lecteur me signale une intervention de Marion Sigaut dans laquelle cette dernière s'emporte violemment contre "l'encyclopédie libre" Wikipédia, qui a l'aplomb de la qualifier d'"essayiste" "proche d'Alain Soral".
Et de citer (bien imprudemment, convenons-en) la définition que donne l'Académie Française du mot historien.
 Les deux premières occurrences, historien impartial et historien digne de foi, caractérisent-elles les travaux de Marion Sigaut ? 
Cette dernière écrit-elle l'"Histoire" ou "des histoires" ... ?

En 2013, je m'étais attiré les foudres de la dame pour avoir écrit que sa démarche consistait à "tamiser une réalité historique complexe pour ne retenir que les éléments à charge ou à décharge". Pour mon grand malheur, j'avais alors employé l'expression "grille de lecture"...
Deux ans plus tard, après avoir visionné les interventions de Marion Sigaut sur les Lumières, sur Damiens, sur La Barre, sur l'affaire Diot/Lenoir etc..., je constate que ma première analyse s'est largement vérifiée.
Pour s'en convaincre, il suffit de prêter une oreille attentive aux conclusions qu'elle tire ici de l'affaire Calas : selon elle, le père Calas aurait effectivement assassiné son fils par strangulation et le capitoul David de Beaudrigue aurait pour sa part mené une enquête irréprochable...
Il s'avère que la première affirmation ne repose sur aucune preuve et que la seconde est fausse (nous en avons notamment parlé ici). A l'occasion, on reviendra d'ailleurs sur les tribulations du triste sieur Beaudrigue à la fin de sa vie...  

Alors, Marion Sigaut historienne ou essayiste ? Si la réponse nous importe peu, les plaintes de la dame sont quant à elles plutôt amusantes. Au demeurant, c'est dans un grand éclat de rire que Wikipédia a répondu à ses demandes et rectifié l'article la présentant :
 Désormais, Marion Sigaut ne sera donc plus ni historienne, ni essayiste, mais tout simplement "écrivaine"...

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NB du 27 mai : de toute évidence, cette blessure d'amour-propre a soulevé une tempête dans un verre d'eau... La dernière modification apportée par Wikipédia n'apaisera sans doute pas la colère de l'historienne
Au passage, on ne peut que féliciter le correcteur qui a exhumé les travaux d'Antoine Louis.
 

vendredi 15 mai 2015

1789 vu par CIVITAS


L'institut CIVITAS se définit comme un "lobby catholique traditionaliste". Très actif lors des manifestations contre le mariage pour tous, il dispose également d'un site internet particulièrement instructif, dont sont issues les quelques lignes qui suivent, extraites d'un dossier consacré à 1789 et aux "droits de l'homme"...
Qu'il me semble loin, le temps où Kant lançait à la face du monde
: "Les lumières sont ce qui fait sortir l’homme de la minorité qu’il doit s’imputer à lui-même. La minorité consiste dans l’incapacité où il est de se servir de son intelligence sans être dirigé par autrui. Il doit s’imputer à lui-même cette minorité, quand elle n’a pas pour cause le manque d’intelligence, mais l’absence de la résolution et du courage nécessaires pour user de son esprit sans être guidé par un autre. Sapere aude, aie le courage de te servir de ta propre intelligence ! voilà donc la devise des lumières.
Alain Escada, président de Civitas

Le grand Pape Pie IX disait : « La Révolution est inspirée par Satan lui-même. Son but est de détruire de fond en comble l’édifice du Christianisme et de reconstituer sur ses ruines l’ordre social du paganisme. » (…) Satan est le père de toutes les rebellions. « Non serviam ! » La révolution commencée au Ciel est perpétuée dans l’humanité par l’action de Satan. La Chute introduisit l’esprit d’orgueil et de révolte, qui est le principe de la révolution. Le mal a grandi, creusant de plus en plus profond dans le cœur et l’esprit des hommes, et la texture des sociétés, depuis les anciennes hérésies et le laïcisme médiéval jusqu’à l’Humanisme et au Protestantisme, aux Lumières et à Rousseau, jusqu’à prendre une forme institutionnelle dans la Révolution française. Puis, avançant vers le cœur de l’Église, le but est en vue : « La Révolution française est l’annonciatrice d’une révolution plus grande, plus sérieuse, qui sera la dernière. » (Babeuf
La conception chrétienne de l’Histoire n’est pas simplement la conviction que les évènements historiques sont dirigés par la Divine Providence, mais aussi la conviction que Dieu intervient dans la vie de l’humanité en agissant directement à certains moments précis en temps et lieu.  
Sans Dieu, l'homme n'aurait ni "repère", ni "idéal"...

(…) Théologiquement parlant, donc, l’histoire du monde n’est rien moins que la réalisation du projet divin pour et dans l’humanité, et, concomitamment, l’histoire de la guerre entre le Christ et Satan, entre Son Église et la Révolution. (….)La Révolution française a consolidé et donné une forme institutionnelle au principe de la Révolution, modelant de cette manière notre monde moderne. À partir de ce moment, beaucoup de catholiques ont tenté en vain de réconcilier ce qui est irréconciliable : les principes du Catholicisme et de la Révolution. Après le second Concile de Vatican, cette tendance générale est devenue le tour d’esprit permanent de la plupart de nos contemporains catholiques (du clergé plus encore que des laïcs), manifestée dans des formules multiples, mais enracinée dans les mêmes idées — la réconciliation des « droits de l’homme » révolutionnaires avec les lois de Dieu, l’acceptation des principes de laïcité et de tolérance, la conviction qu’une telle ligne de conduite est la seule solution et le seul espoir pour l’Église de notre temps. 
affiche de propagande
La crise actuelle n’est pas nouvelle, elle n’a pas commencé avec Vatican II, mais c’est le résultat final d’une longue série de complots et de bévues, de ruses et de faiblesses. En conséquence, la solution ne consiste pas à mettre l’horloge de l’Histoire en marche arrière, vers « la bonne vieille époque » de la veille du Concile. 
Il ne peut y avoir de compromis avec la Révolution. La Vérité catholique est, par nature, intolérante. Elle ne peut coexister avec sa négation. La révolution est anti-chrétienne ; elle n’a aucunement la notion de vérité ou de Bien Commun, et donc elle ne peut, habituellement, produire (et de fait ne produit pas) rien de vrai ni de bon, et la moindre chose vraie ou bonne en elle serait tout simplement accidentelle. À plusieurs reprises les Catholiques sont tombés dans l’illusion en présumant la bonne volonté de l’adversaire. Objectivement, une telle « bonne volonté » n’existe pas (bien que l’adversaire puisse se révéler subjectivement sincère et aimable). 
La Révolution ne peut être combattue avec ses propres armes. Il y a un lien organique, indissoluble entre l’arbre et ses fruits – agere sequitur esse, « les actes de tout être jaillissent de sa nature ». Les institutions et les lois correspondent aux principes dont ils sont issus. Ils ne peuvent pas être utilisés pour atteindre un résultat contraire à ce pour quoi ils ont été créés. Les « libertés » modernes et les institutions « démocratiques » dans lesquelles ils sont enchâssés ne vont pas restaurer la société chrétienne. Il peut arriver que quelque bon résultat survienne par leur intermédiaire, mais cela ne peut être qu’une exception, pas la règle.
Au contraire, leur utilisation va entacher nos principes. La Révolution est plus rompue à leur usage, alors que pour nous, ces armes sont inconnues. La route des compromis est une pente glissante. Une fois le compromis accepté, nous avons besoin de continuer ainsi jusqu’à obtenir quelque résultat – sinon, les sacrifices consentis jusque-là ne seront que pure perte. Un tel besoin d’obtenir des résultats mène, en revanche, à de plus grands compromis. Le compromis est, de plus, entaché et accompagné d’erreurs de jugement, d’imprudence, de confusion, d’obstination et d’aveuglement. En fin de compte, ceux qui acceptent le compromis finissent par considérer comme les pires ennemis du bien commun ceux qui s’accrochent aux vrais principes.
Rapprochement Escada/Belghoul : car le pouvoir temporel compte autant que l'autorité spirituelle...
 

jeudi 14 mai 2015

Les droits de l'homme vus par CIVITAS

L'institut CIVITAS se définit comme un "lobby catholique traditionaliste". Très actif lors des manifestations contre le mariage pour tous, il dispose également d'un site internet particulièrement instructif, dont sont issues les quelques lignes qui suivent, extraites d'un dossier consacré à 1789 et aux "droits de l'homme"...
Qu'il me semble loin, le temps où Kant lançait à la face du monde : "Les lumières sont ce qui fait sortir l’homme de la minorité qu’il doit s’imputer à lui-même. La minorité consiste dans l’incapacité où il est de se servir de son intelligence sans être dirigé par autrui. Il doit s’imputer à lui-même cette minorité, quand elle n’a pas pour cause le manque d’intelligence, mais l’absence de la résolution et du courage nécessaires pour user de son esprit sans être guidé par un autre. Sapere aude, aie le courage de te servir de ta propre intelligence ! voilà donc la devise des lumières."



L’homme-roi à la place du Christ-roi

L’article premier de la Déclaration des droits de 1789 proclame, on le sait, que « tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Affirmation réitérée, sous forme méthodologique, à l’article 3, « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation » et à l’article 6, « La Loi est l’expression de la volonté générale ». 
 
Droits de Dieu ou droits de l’homme, ordre ou désordre : il faut choisir !

Fonder la société sur la seule volonté des hommes, est une chimère dont les conséquences n’ont pas fini de se faire cruellement sentir : « C’est en vain que, inspiré par l’orgueil et l’esprit de rébellion, l’homme cherche à se soustraire à toute autorité ; à aucune époque, il n’a pu réussir à ne dépendre de personne » (Léon XIII). L’homme ne peut être « libre » au sens de l’idéologie des droits, puisqu’il n’est aucunement autonome, ni quand il naît, ni quand il est adulte. (…)

L’idéologie des droits de l’homme postule, on l’a vu, que la loi est l’expression de la volonté générale. C’est-à-dire, très clairement, qu’elle n’est pas le reflet de la loi divine mais découle de la « souveraineté du peuple » : « Quant à la souveraineté du peuple…, si elle est éminemment propre à flatter et à enflammer une foule de passions, elle ne repose sur aucun fondement solide » (Léon XIII). L’autonomie de la loi humaine par rapport à la loi divine, sous couvert des droits de l’homme, entraîne la destruction de la famille et de la paix publique, bases des sociétés humaines.



(…)Des « droits » illimités des criminels, reconnus par le législateur, au « droit » sur la vie des innocents, il y a un pas que le législateur des droits de l’homme devait logiquement franchir.

Ce fut d’abord l’oeuvre de la loi Neuwirth en 1967 (dépénalisation de la propagande anticonceptionnelle et autorisation de la pilule), loi dont le Grand-maître maçon Pierre Simon avouera plus tard qu’elle fut élaborée dans les loges, puis de la loi Veil sur l’avortement (I.V.G. est un euphémisme de l’Ennemi) du 15 janvier 1975, entérinée par la loi Pelletier de 1979, remboursée par la loi Roudy de 1982, étendue par la loi Guigou du 4 juillet 2001 (délai porté à 12 semaines de grossesse), sans omettre la loi Aubry du 13 décembre 2000 sur la « contraception d’urgence » (Norlevo).



Les droits de l’homme cultivent la culture de mort, c’est particulièrement vrai en matière de statut de l’embryon et de clonage. (…) L’Eglise, encore une fois prophète face à l’effrayante propension démoniaque des législations modernes, a répondu par avance à tous les sophismes du « droit à disposer librement de son corps »… et de celui d’autrui : « Ceux qui, dans les nations, tiennent le pouvoir ou élaborent les lois, n’ont pas le droit d’oublier qu’il appartient aux pouvoirs publics de défendre la vie des innocents par des lois et des pénalités appropriées, et cela d’autant plus que ceux dont la vie est en péril et menacée, ne peuvent se défendre eux-mêmes, et c’est assurément le cas, entre tous, des enfants cachés dans le sein de leur mère. Que si les autorités de l’Etat n’omettent pas seulement de protéger ces petits, mais si, par leurs lois et leurs décrets, ils les abandonnent et les livrent même aux mains des médecins ou d’autres, pour que ceux-ci les tuent, qu’ils se souviennent que Dieu est juge et vengeur du sang innocent qui, de la terre, crie vers le Ciel » (Pie XI)

mardi 12 mai 2015

Voltaire vu par... ses ennemis

Hormis Rousseau, aucun philosophe du XVIIIè siècle ne fut autant haï que Voltaire. Voici ce qu'en disaient certains de ses contempteurs.
 
Voltaire et les paysans de Ferney, par Jean Huber 


Napoléon Bonaparte (1769-1821)



"Si Voltaire surtout a régné sur ses contemporains, s’il a été le héros de son temps, c’est que tous alors n’étaient que des nains. "





Comte Joseph de De Maistre, écrivain et homme politique français (1753-1821)

 " Un homme unique, Voltaire, puisqu’il faut le nommer, à qui l’enfer avait remis ses pouvoirs, se présenta dans cette nouvelle arène, et combla les voeux de l’impiété. Jamais l’arme de la plaisanterie n’avait été maniée d’une façon aussi redoutable, et jamais on ne l’employa contre la vérité avec autant d’effronterie et de succès. Jusqu’à lui, le blasphème, circonscrit par le dégoût, ne tuait que le blasphémateur; dans la bouche du plus coupable des hommes, il devint contagieux en devenant charmant. Encore aujourd’hui l’homme sage qui parcourt les écrits de ce bouffon sacrilège, pleure souvent d’avoir ri. Une vie d’un siècle lui fut donnée, afin que l’Église sortît victorieuse des trois épreuves auxquelles une institution fausse ne résistera jamais: le syllogisme, l’échafaud et l’épigramme. "




L'archevêque d'Auch (1702-1776)

" Quel ennemi de la Religion la France a-t-elle élevé et nourri dans son sein, dans la personne du poète de nos jours! Combien d’aveugles disciples se sont mis à la suite de ce trop fameux maître de l’incrédulité!... Ingrat envers son bienfaiteur et envers sa patrie; philosophe orgueilleux, apostat méprisable, né pour le malheur de son siècle et pour la perte d’une infinité d’âmes, qu’est-il devenu dans l’estime des gens sensés, par l’abus qu’il a fait des dons de Dieu et de la nature? Il se flatte de vivre dans les siècles futurs; mais, si l’histoire en conserve la mémoire, qu’apprendra-t-elle à nos neveux? Qu’il fut un auteur mercenaire, qui varia ses talents, et qui multiplia ses productions par le bas motif d’un vil intérêt; un vagabond, chassé de sa patrie, et fugitif de royaume en royaume.... Un philosophe sans principes, sans consistance, sans système fixe et suivi, toujours flottant à tout vent, et toujours prêt à faire le sacrifice de la raison au brillant d’une pensée; un historien sans foi, qui donne ses idées pour des faits, et qui court après des fictions pour répandre des ridicules sur ce que nous avons de plus sacré; un poète qui aurait excellé, s’il avait embrassé moins d’objets.... Mais par quelles indécences n’a-t-il pas déshonoré ce talent?... Le temps dissipera enfin le prestige qui en fait aujourd’hui un homme si merveilleux. Il se bat en désespéré contre la Religion qui le poursuit."


Charles Palissot, auteur dramatique français (1730-1814)


 " Il ( Voltaire ) était frondeur à Londres, courtisan à Versailles, chrétien à Nancy, incrédule à Berlin. Dans la société il jouait tour-à-tour les rôles d’Aristipe et de Diogène. Il recherchait les plaisirs, les goûtait et les célébrait; s’en lassait et les frondait. Par une suite de ce caractère, il passait de la morale à la plaisanterie, de la philosophie à l’enthousiasme, de la douceur à l’emportement, de la flatterie à la satire, de l’amour de l’argent à l’amour du luxe, de la modestie d’un sage à la vanité d’un grand seigneur. On a dit que, par ses familiarités avec les grands, il se dédommageait de la gêne qu’il éprouvait quelquefois avec ses égaux; qu’il était sensible sans attachement, voluptueux sans passion, ouvert sans franchise, et libéral sans générosité. On a dit qu’avec les personnes jalouses de le connaître il commençait par la politesse, continuait par la froideur, et finissait ordinairement par le dégoût, a moins que ce ne fussent des littérateurs accrédités, ou des hommes puissants qu’il avait intérêt de ménager ou de conserver."

samedi 9 mai 2015

Vous êtes le 100000ème !

Le blog fête ses cinq ans en même temps que ses 100000 visiteurs !

Cinq années et 618 articles consacrés au XVIIIè siècle, à ses oeuvres, à ses auteurs et acteurs les plus marquants, à ceux qui l'ont commenté, à tous ceux enfin qui lui vouent une passion sans égale.
Un grand merci à tous les habitués, à ceux qui m'encouragent (rassurez-vous, le 1er tome du prochain diptyque est prêt !), aux gens de passage, à toutes les belles rencontres que j'ai faites au cours de ces cinq années. 

A très bientôt. O.M

5 ans, 5 photos
Ma toute 1ère signature en Alsace, en présence de mon institutrice de maternelle
 
Et celle-ci, à Montmorency, non loin de chez Rousseau !


A Chenonceau, avec mon éditeur, pour le lancement du Voile Déchiré
A Chenonceau toujours : l'occasion d'une très très belle rencontre
Le moment de la conférence : celui que je préfère !

 

jeudi 7 mai 2015

Marion Sigaut sur Calas et Voltaire



Au fond, si Voltaire agace les bigots, c'est parce qu'ils lui en veulent de s'être si souvent moqué des miracles, des superstitions, de ces "trois qui ne font qu'un", de cet "un seul qui fait trois", de cette hydre fanatique dont les têtes n'ont jamais cessé de repousser depuis 1789 (voir ici et cela date de janvier 2015 !)  Dans la postface de son excellent Diderot, la romancière Sophie Chauveau expliquait fort justement que "tous les réactionnaires considèrent que Voltaire a détruit l'autel mais préservé le trône". On ne saurait mieux dire... C'est cette rancoeur qui, 250 ans plus tard, continue d'animer les polémistes révisionnistes (je n'aime pas le terme) dont l'inénarrable Marion Sigaut fait partie.
Au cours de cette intervention consacrée à l'affaire Calas, l'historienne s'en prend une fois encore au patriarche de Ferney, qualifié dès le préambule de "négrier", d'"antisémite" et de "franc-maçon". N'en jetez plus, la cour est pleine ! dirait le plus venimeux des anti-voltairiens. Mais Marion Sigaut va plus loin, accusant bientôt Voltaire d'avoir été un traître à la France ("il roule pour l'étranger", "il roule pour la banque protestante" éructe-t-elle à plusieurs reprises)! 
Les raisons de ce crime de haute trahison ? Marion Sigaut n'en trouve aucune... La durée de la conférence étant limitée, "on ne peut pas tout dire", s'excuse-t-elle pour botter en touche.
Mais alors des preuves ? On devrait en trouver certaines traces dans la correspondance, non ? Hélas pour nous, Condorcet et Beaumarchais sont passés par là, et ils ont tout fait disparaître... Il faudra donc se contenter de la parole de l'historienne...
"ça décoiffe de connaître la vérité sur Voltaire", nous dit Marion Sigaut

Marion Sigaut avance néanmoins quelques "pièces à conviction" :

1- En pleine guerre de 7 ans, Voltaire a reçu aux Délices deux pairs du Royaume, Villars et Richelieu, pour faire état de ses négociations personnelles avec l'ennemi... Diable, le voilà devenu diplomate ! A n'en point douter, le poète aurait adoré d'être investi d'une telle mission. Epris de théâtre et de romanesque, l'homme a incarné tant de personnages sur les planches et dans la vie ! D'ailleurs, on trouve effectivement dans sa correspondance quelques appels de pied qui prouvent qu'une telle mission l'aurait honoré. Sauf que Versailles n'y donna jamais suite... Mais alors, Villars et Richelieu ? En fait, des amis de quarante ans, auxquels il s'était lié sous la Régence et qui lui sont restés fidèles à l'instar des vieux compagnons de Louis-le-Grand, d'Argental et les frères d'Argenson.
D'ailleurs, à qui s'adressa-t-il en priorité durant les mois qui suivirent l'exécution de Calas ? à ses amis proches (Damilaville, d'Alembert) bien sûr, ainsi qu'à ceux susceptibles de l'aider dans son entreprise de révision du procès (d'Argental, le cardinal de Bernis). 
2- Autre "pièce à conviction" : en pleine guerre de 7 ans, Voltaire était en correspondance avec des protestants genevois, dont il relayait les plaintes et les doléances. Comment ? Le châtelain de Ferney aurait cherché des soutiens auprès de ses voisins genevois ? Voilà qui est édifiant ! Surtout lorsqu'on se souvient des difficultés qu'il avait alors à se faire entendre par ses amis parisiens... Voyez en effet ce qu'il écrivait au même moment à son grand ami d'Argental, l'un de ses rares appuis à Versailles :
"mais si c’est (il parle de la veuve Calas), comme je le crois, la plus vertueuse et la plus malheureuse femme du monde, au nom du genre humain, protégez-la. Que M. le comte de Choiseul (qui était alors le premier des ministres) daigne l’écouter. Je lui fais tenir un petit papier qui sera son passeport pour être admise chez vous; ce papier contient ces mots: « La personne en question vient se présenter chez M. d’Argental, conseiller d’honneur du parlement, envoyé de Parme " (juin 1763)
Comme Paris restait sourd, Voltaire s'est adressé à tous ceux qui voulaient l'entendre. Et ils étaient nombreux en Europe, protestants et catholiques confondus, à écouter ce qu'il avait à dire !

Concernant cette affaire, Marion Sigaut avance que le procès toulousain a été mené dans les règles (on a déjà montré que non: voir ici) et elle n'hésite pas à prétendre que Calas était coupable du crime pour lequel il a été mis à mort... Une hypothèse que tant d'autres avant elle ont tenté d'explorer. Sans succès... Mais Marion Sigaut ose tout. C'est d'ailleurs à cela qu'on la reconnaît...
 
C'est bien ainsi qu'est mort Calas !

mercredi 6 mai 2015

Rousseau vu par Melchior Grimm (2)


La Correspondance littéraire, philosophique et critique était un périodique français manuscrit destiné à quelques têtes couronnées étrangères. Elle fut publiée de 1747 à 1793. Fondée par Raynal sous le titre Nouvelles littéraires, elle fut reprise en 1753 par Melchior Grimm qui lui donnera son titre de Correspondance littéraire, philosophique et critique.
Longtemps proche de Jean-Jacques Rousseau, Grimm sera l'un des principaux acteurs du "complot" destiné à discréditer le philosophe genevois.
Voici comment il réagit, en 1762, au décret de prise de corps qui frappa Rousseau après la publication de l'Emile.
(les notes en gras sont de moi)
 
Melchior Grimm
M. Rousseau a été malheureux à peu près toute sa vie. Il avait à se plaindre de son sort, et il s’est plaint des hommes. Cette injustice est assez commune, surtout lorsqu’on joint beaucoup d’orgueil à un caractère timide. On souffre de la situation heureuse de son voisin, et l’on ne voit pas que son malheur ne changerait rien à notre infortune. On flatte dans le commerce journalier ceux avec lesquels on vit, et l’on se dédommage de cette gêne en disant des injures au genre humain. J’avoue que je n’ai point trop bonne opinion de ceux qui se plaignent sans cesse des hommes: à coup sur ils sont injustes dans leurs prétentions. Je ne puis me vanter d’un sort très heureux; il me serait même aisé de me faire une assez longue liste de malheurs, dont quelques-uns influeront vraisemblablement sur le reste de ma vie; mais je ne puis me dissimuler qu’ils sont presque tous l’ouvrage du sort, et que la méchanceté des hommes n’y a influé en rien. Je conviens avec une secrète joie que je n’ai éprouvé, de la part des hommes, que de la bonté, de l’intérêt et des bienfaits, et que, si j’ai été en butte à la malveillance de quelques méchants, j’ai à leur opposer un grand nombre d’hommes généreux qui ont pris plaisir à mon bonheur et qui ont mis une partie de leur satisfaction dans l’accomplissement de la mienne. Je suis persuadé que tout homme juste et modeste sera obligé, quant à lui, de rendre cette justice au genre humain. J’ignore si ceux qui sont constitués dans les premières dignités, et exposés aux traits de l’envie et de la jalousie, éprouvent plus que les autres la méchanceté des hommes; mais les hommes ne font pas le mal pour le mal. Eh! quel profit auraient-ils à s’acharner au malheur d’un particulier qui n’a rien à démêler avec eux? 
( Le "monstre", le "faux frère", le "Judas de la confrérie"... C'est ainsi que Diderot et ses amis nommaient Rousseau. Deux ans plus tard, Voltaire faisait paraître l'abominable Sentiment des Citoyens)
le libelle de Voltaire

Un des grands malheurs de M. Rousseau, c’est d’être parvenu à l’âge de quarante ans sans se douter de son talent. Dans son jeune âge, il avait appris pendant quelque temps le métier de graveur. Son père, ayant eu le malheur de tuer un homme, fut obligé de se sauver de Genève, où il travaillait en horlogerie, et abandonna ses enfants. Jean-Jacques fut recueilli par une femme de condition de Savoie, appelée Mme la baronne de Warens. Elle lui fit abjurer la religion protestante et eut soin de son éducation. Cette femme avait la fureur de l’alchimie, qui l’a ruinée; elle vit, je crois, encore dans une grande pauvreté. Le sort ayant, je ne sais comment, conduit M. Rousseau à Paris, il s’attacha à M. de Montaigu, qui, ayant été nommé à l’ambassade de Venise, l’y mena comme son secrétaire. M. l’ambassadeur ne passe pour rien moins qu’un homme d’esprit; il n’en trouva pas à son secrétaire, et il s’étonne encore aujourd’hui, de la meilleure foi du monde, de la réputation que M. Rousseau s’est faite par ses écrits. Ces deux hommes n’avaient aucune sorte d’analogie pour rester ensemble; ils se séparèrent bientôt, fort mécontents l’un de l’autre. M. Rousseau revint à Paris, indigent, inconnu, ignorant ses talents et ses ressources, cherchant, dans un délaissement effrayant, de quoi ne pas mourir de faim. Il ne s’occupait alors que de musique et de vers. Il publia une dissertation sur une manière qu’il avait imaginée de noter la musique avec des chiffres. Cette méthode ne prit point, et sa dissertation ne fut lue de personne. Il composa ensuite les paroles et la musique d’un opéra qu’il intitula les Muses galantes, et qui ne put jamais être exécuté. (Grimm ne dit mot du Devin du Village, joué à Fontainebleau en 1752) Il eut, à cette occasion, beaucoup de démêlés avec Rameau, et il conçut un vrai chagrin de n’avoir pu mettre son opéra au théâtre. Cependant il faisait d’assez mauvais vers, dont plusieurs furent insérés dans le Mercure. Il faisait aussi des comédies, dont la plupart n’ont point vu le jour. L’Amant de lui-même, qu’il a fait jouer et imprimer, prouve qu’il n’avait pas la vocation de Molière. Dans le même temps, il s’occupait d’une machine avec laquelle il comptait apprendre à voler; il s’en tint à des essais qui ne réussirent point; mais il ne fut jamais assez désabusé de son projet pour souffrir de sang-froid qu’on le traitât de chimérique . Ainsi ses amis, avec de la foi, peuvent s’attendre à le voir quelque jour planer dans les airs.
(Encore et toujours ces attaques ad hominem. Pour discréditer les écrits, Grimm choisit de s'en prendre à l'homme.)
Au milieu de tous ces essais, il s’était attaché à la femme d’un fermier général, célèbre autrefois par sa beauté . M. Rousseau fut pendant plusieurs années son homme de lettres et son secrétaire. (Rousseau fut effectivement le secrétaire de Louise Dupin) La gêne et la sorte d’humiliation qu’il éprouva dans cet état ne contribuèrent pas peu à lui aigrir le caractère. Le philosophe Diderot, avec lequel il se lia dans ce temps-là, fut le premier à lui dessiller les yeux sur son vrai talent, et l’Académie de Dijon ayant proposé la fameuse question de l’influence des lettres sur les moeurs, M. Rousseau la traita dans un Discours qui fut l’époque de sa réputation et du rôle de singularité qu’il a pris depuis. Jusque-là il avait été complimenteur, galant et recherché, d’un commerce même mielleux et fatigant à force de tournures; tout à coup il prit le manteau de cynique, et, n’ayant point de naturel dans le caractère, il se livra à l’autre excès.
(Grimm laisse entendre que Diderot serait à l'origine du premier Discours, celui sur les sciences et les arts. Pour asseoir son succès, Rousseau se serait par la suite créé un personnage, celui du Diogène "cynique".)
Mais, en lançant ses sarcasmes, il savait toujours faire des exceptions en faveur de ceux avec lesquels il vivait, et il garda, avec son ton brusque et cynique, beaucoup de ce raffinement et de cet art de faire des compliments recherchés, surtout dans son commerce avec les femmes. En prenant la livrée de philosophe, il quitta aussi Mme Dupin et se fit copiste de musique, prétendant exercer ce métier comme un simple ouvrier et y trouver sa vie et son pain: car une de ses folies était de dire du mal du métier d’auteur, et de n’en pas faire d’autre. Je lui conseillai dans ce temps-là de se faire limonadier, et de tenir une boutique de café sur la place du Palais-Royal. Cette idée nous amusa pendant longtemps; elle n’était pas moins extravagante que les siennes, et elle avait l’avantage d’être d’une folie gaie et de lui promettre une fortune honnête. Tout Paris aurait voulu voir le café de J.-J. Rousseau, qui serait devenu le rendez-vous de tout ce qu’il y a d’illustre dans les lettres; mais cette folie, ayant un côté utile, fut trop sensée pour être adoptée par le citoyen de Genève. Il alla faire un tour dans sa patrie, d’où il revint assez mécontent au bout de six semaines. Il réabjura, pendant son séjour à Genève, la religion romaine, et se refit protestant. A son retour, il passa deux ou trois années dans la société de ses amis, aussi heureux qu’il pouvait l’être, faisant des livres et se croyant copiste de musique; mais lorsqu’il sentait son bien-être, il n’était plus en lui de s’y tenir. Mme d’Épinay ayant dans la forêt de Montmorency une petite maison dépendante de sa terre, il la persécuta longtemps pour se la faire prêter, disant qu’il ne lui était plus possible de vivre dans cet horrible Paris, et qu’il ne pouvait désormais avoir d’autre asile contre les hommes que les bois et la solitude. 
(Rousseau donne une tout autre version dans les Confessions : "Mme d'Epinay... devint si pressante, employa tant de moyens, tant de gens pour me circonvenir... qu'enfin elle triompha de mes résolutions."
l'ermitage de Rousseau

Elle ne convenait à personne moins qu’à une tête aussi chaude et à un tempérament aussi mélancolique et aussi impérieux que le sien. Il y devint absolument sauvage; la solitude échauffa sa tête davantage et raidit son caractère contre lui-même et contre ses amis. Il sortit de sa forêt au bout de dix-huit mois, brouillé avec tout le genre humain. C’est alors qu’il s’établit à Montmorency, où il a vécu jusqu’à présent avec une réputation digne de ses talents et de sa singularité. Voilà les principales époques de la vie de cet écrivain célèbre. Sa vie privée et domestique ne serait pas moins curieuse; mais elle est écrite dans la mémoire de deux ou trois de ses anciens amis, lesquels se sont respectés en ne l’écrivant nulle part.
( Quel ami fait Grimm ! Voltaire ne s'en privera pas, lui, et il répandra les pires infamies sur Rousseau)
On prétend qu’il a passé les derniers jours dans des convulsions de désespoir et de douleur des suites de son ouvrage. Il se croyait à l’abri de toute persécution, étant lié avec des personnes de la première distinction. Il n’avait pas prévu que le Parlement pût lui faire une affaire sérieuse. Je le connais assez pour savoir qu’il sera toute sa vie inconsolable de n’être plus dans un pays dont il se plaisait à exagérer les maux et les abus. On dit qu’il a pris la route de la Suisse. Il n’ira point à Genève : car une de ses inconséquences était d’élever sa patrie aux nues, en la détestant secrètement, et d’aimer passionnément Paris, en l’accablant d’imprécations et d’injures.
Il est étonnant qu’aucun de ses nouveaux amis n’ait prévu l’effet que ferait la Profession de foi du vicaire savoyard dans un moment où tant d’oisifs et de sots n’ont d’existence et d’occupation que celles que leur donne l’esprit de parti. On a tourmenté M. Helvétius pour quelques lignes éparses dans un gros volume. Un mot équivoque causerait aujourd’hui une tracasserie à un philosophe, et M. Rousseau a cru pouvoir impunément imprimer une bien autre profession de foi.
(Citoyen de Genève, protégé par le maréchal de Luxembourg, Rousseau se croyait effectivement à l'abri du Parlement)
Si vous comparez le réquisitoire de maître Omer Joly de Fleury à la Profession de foi du vicaire savoyard, vous trouverez que ces deux personnages se sont trompés de rôle. Le prêtre est rempli de sens et de force qui siéraient si bien à un avocat général, et le magistrat est rempli d’un esprit de capucin qu’on passerait volontiers à un vicaire de Savoie. On a remarqué cependant que ce réquisitoire était fait sans animosité, au lieu que celui que le même avocat général fit, il y a trois ans contre le livre de l’Esprit, voulant envelopper tous les philosophes sous la même condamnation, devait faire trembler, par son fanatisme, pour les progrès de la raison en France et pour la sûreté de ceux qui osaient la professer.
Joly de Fleury, avocat au Parlement de Paris
 
Le réquisitoire contre M. Rousseau n’est qu’une simple et plate capucinade. On lui reproche de ne pas croire à l’existence de la religion chrétienne! On lui prouve qu’elle existe... Tout le monde, excepté moi, a été révolté de cette belle exclamation: « Que seraient des sujets élevés dans de pareilles maximes, sinon des hommes préoccupés du scepticisme et de la tolérance? » Un magistrat proscrire la tolérance! Autant vaudrait garder des moines soi-disant jésuites, dont c’est l’esprit et la vocation. Quant à moi, je dis, à l’exemple de Jésus-Christ Seigneur, pardonne à Omer Joly de Fleury, car il ne sait ce qu’il dit. En effet, si on lui expliquait quelle abominable doctrine il a avancée dans ce passage, je ne doute pas qu’il ne rougit de surprise et de honte; et cela prouve que nos magistrats feraient mieux, pour leur gloire, de se faire faire leurs réquisitoires par quelque philosophe que d’aller répéter en plein Parlement les leçons sifflées par quelque moine cagot ou par quelque janséniste atrabilaire .
dans le livre IV de l'Emile
Les vingt pages qui précèdent la Profession de foi du Vicaire dans le livre de M. Rousseau sont écrites avec un art infini; l’auteur y a déployé tout son talent. La première partie de la Profession de foi est sèche et aride; ce sont exactement des cahiers de philosophie tels qu’on nous les a dictés à l’école, mais à croire que M. Rousseau n’avait que les transcrire, c’est une plate et pauvre philosophie. Il devient intéressant lorsqu’il en vient au christianisme et à la révélation; seulement le naturel et la vérité ne se font jamais sentir dans les ouvrages du citoyen de Genève. Quelle vraisemblance, par exemple, qu’un homme de sens comme le vicaire de Savoie fasse cette longue profession de foi à un petit écolier libertin qui ne saurait avoir assez de curiosité et de patience pour l’écouter, et qui n’est certainement pas en état de le comprendre! Les anciens ne tombent jamais dans ces incongruités, et voilà en grande partie la cause de ce charme qui vous, attache secrètement à la lecture de leurs livres les plus profonds: votre imagination est toujours intéressée.
Il y a encore dans ce troisième volume un beau discours du gouverneur à l’élève au moment de la puberté. Les écarts qui sont tout autour de ce morceau sont aussi fort beaux; mais il faudra vous parler plus au long de ce singulier livre de l’Éducation, et c’est ce que je me propose de faire dans les feuilles suivantes.