mercredi 6 mai 2015

Rousseau vu par Melchior Grimm (2)


La Correspondance littéraire, philosophique et critique était un périodique français manuscrit destiné à quelques têtes couronnées étrangères. Elle fut publiée de 1747 à 1793. Fondée par Raynal sous le titre Nouvelles littéraires, elle fut reprise en 1753 par Melchior Grimm qui lui donnera son titre de Correspondance littéraire, philosophique et critique.
Longtemps proche de Jean-Jacques Rousseau, Grimm sera l'un des principaux acteurs du "complot" destiné à discréditer le philosophe genevois.
Voici comment il réagit, en 1762, au décret de prise de corps qui frappa Rousseau après la publication de l'Emile.
(les notes en gras sont de moi)
 
Melchior Grimm
M. Rousseau a été malheureux à peu près toute sa vie. Il avait à se plaindre de son sort, et il s’est plaint des hommes. Cette injustice est assez commune, surtout lorsqu’on joint beaucoup d’orgueil à un caractère timide. On souffre de la situation heureuse de son voisin, et l’on ne voit pas que son malheur ne changerait rien à notre infortune. On flatte dans le commerce journalier ceux avec lesquels on vit, et l’on se dédommage de cette gêne en disant des injures au genre humain. J’avoue que je n’ai point trop bonne opinion de ceux qui se plaignent sans cesse des hommes: à coup sur ils sont injustes dans leurs prétentions. Je ne puis me vanter d’un sort très heureux; il me serait même aisé de me faire une assez longue liste de malheurs, dont quelques-uns influeront vraisemblablement sur le reste de ma vie; mais je ne puis me dissimuler qu’ils sont presque tous l’ouvrage du sort, et que la méchanceté des hommes n’y a influé en rien. Je conviens avec une secrète joie que je n’ai éprouvé, de la part des hommes, que de la bonté, de l’intérêt et des bienfaits, et que, si j’ai été en butte à la malveillance de quelques méchants, j’ai à leur opposer un grand nombre d’hommes généreux qui ont pris plaisir à mon bonheur et qui ont mis une partie de leur satisfaction dans l’accomplissement de la mienne. Je suis persuadé que tout homme juste et modeste sera obligé, quant à lui, de rendre cette justice au genre humain. J’ignore si ceux qui sont constitués dans les premières dignités, et exposés aux traits de l’envie et de la jalousie, éprouvent plus que les autres la méchanceté des hommes; mais les hommes ne font pas le mal pour le mal. Eh! quel profit auraient-ils à s’acharner au malheur d’un particulier qui n’a rien à démêler avec eux? 
( Le "monstre", le "faux frère", le "Judas de la confrérie"... C'est ainsi que Diderot et ses amis nommaient Rousseau. Deux ans plus tard, Voltaire faisait paraître l'abominable Sentiment des Citoyens)
le libelle de Voltaire

Un des grands malheurs de M. Rousseau, c’est d’être parvenu à l’âge de quarante ans sans se douter de son talent. Dans son jeune âge, il avait appris pendant quelque temps le métier de graveur. Son père, ayant eu le malheur de tuer un homme, fut obligé de se sauver de Genève, où il travaillait en horlogerie, et abandonna ses enfants. Jean-Jacques fut recueilli par une femme de condition de Savoie, appelée Mme la baronne de Warens. Elle lui fit abjurer la religion protestante et eut soin de son éducation. Cette femme avait la fureur de l’alchimie, qui l’a ruinée; elle vit, je crois, encore dans une grande pauvreté. Le sort ayant, je ne sais comment, conduit M. Rousseau à Paris, il s’attacha à M. de Montaigu, qui, ayant été nommé à l’ambassade de Venise, l’y mena comme son secrétaire. M. l’ambassadeur ne passe pour rien moins qu’un homme d’esprit; il n’en trouva pas à son secrétaire, et il s’étonne encore aujourd’hui, de la meilleure foi du monde, de la réputation que M. Rousseau s’est faite par ses écrits. Ces deux hommes n’avaient aucune sorte d’analogie pour rester ensemble; ils se séparèrent bientôt, fort mécontents l’un de l’autre. M. Rousseau revint à Paris, indigent, inconnu, ignorant ses talents et ses ressources, cherchant, dans un délaissement effrayant, de quoi ne pas mourir de faim. Il ne s’occupait alors que de musique et de vers. Il publia une dissertation sur une manière qu’il avait imaginée de noter la musique avec des chiffres. Cette méthode ne prit point, et sa dissertation ne fut lue de personne. Il composa ensuite les paroles et la musique d’un opéra qu’il intitula les Muses galantes, et qui ne put jamais être exécuté. (Grimm ne dit mot du Devin du Village, joué à Fontainebleau en 1752) Il eut, à cette occasion, beaucoup de démêlés avec Rameau, et il conçut un vrai chagrin de n’avoir pu mettre son opéra au théâtre. Cependant il faisait d’assez mauvais vers, dont plusieurs furent insérés dans le Mercure. Il faisait aussi des comédies, dont la plupart n’ont point vu le jour. L’Amant de lui-même, qu’il a fait jouer et imprimer, prouve qu’il n’avait pas la vocation de Molière. Dans le même temps, il s’occupait d’une machine avec laquelle il comptait apprendre à voler; il s’en tint à des essais qui ne réussirent point; mais il ne fut jamais assez désabusé de son projet pour souffrir de sang-froid qu’on le traitât de chimérique . Ainsi ses amis, avec de la foi, peuvent s’attendre à le voir quelque jour planer dans les airs.
(Encore et toujours ces attaques ad hominem. Pour discréditer les écrits, Grimm choisit de s'en prendre à l'homme.)
Au milieu de tous ces essais, il s’était attaché à la femme d’un fermier général, célèbre autrefois par sa beauté . M. Rousseau fut pendant plusieurs années son homme de lettres et son secrétaire. (Rousseau fut effectivement le secrétaire de Louise Dupin) La gêne et la sorte d’humiliation qu’il éprouva dans cet état ne contribuèrent pas peu à lui aigrir le caractère. Le philosophe Diderot, avec lequel il se lia dans ce temps-là, fut le premier à lui dessiller les yeux sur son vrai talent, et l’Académie de Dijon ayant proposé la fameuse question de l’influence des lettres sur les moeurs, M. Rousseau la traita dans un Discours qui fut l’époque de sa réputation et du rôle de singularité qu’il a pris depuis. Jusque-là il avait été complimenteur, galant et recherché, d’un commerce même mielleux et fatigant à force de tournures; tout à coup il prit le manteau de cynique, et, n’ayant point de naturel dans le caractère, il se livra à l’autre excès.
(Grimm laisse entendre que Diderot serait à l'origine du premier Discours, celui sur les sciences et les arts. Pour asseoir son succès, Rousseau se serait par la suite créé un personnage, celui du Diogène "cynique".)
Mais, en lançant ses sarcasmes, il savait toujours faire des exceptions en faveur de ceux avec lesquels il vivait, et il garda, avec son ton brusque et cynique, beaucoup de ce raffinement et de cet art de faire des compliments recherchés, surtout dans son commerce avec les femmes. En prenant la livrée de philosophe, il quitta aussi Mme Dupin et se fit copiste de musique, prétendant exercer ce métier comme un simple ouvrier et y trouver sa vie et son pain: car une de ses folies était de dire du mal du métier d’auteur, et de n’en pas faire d’autre. Je lui conseillai dans ce temps-là de se faire limonadier, et de tenir une boutique de café sur la place du Palais-Royal. Cette idée nous amusa pendant longtemps; elle n’était pas moins extravagante que les siennes, et elle avait l’avantage d’être d’une folie gaie et de lui promettre une fortune honnête. Tout Paris aurait voulu voir le café de J.-J. Rousseau, qui serait devenu le rendez-vous de tout ce qu’il y a d’illustre dans les lettres; mais cette folie, ayant un côté utile, fut trop sensée pour être adoptée par le citoyen de Genève. Il alla faire un tour dans sa patrie, d’où il revint assez mécontent au bout de six semaines. Il réabjura, pendant son séjour à Genève, la religion romaine, et se refit protestant. A son retour, il passa deux ou trois années dans la société de ses amis, aussi heureux qu’il pouvait l’être, faisant des livres et se croyant copiste de musique; mais lorsqu’il sentait son bien-être, il n’était plus en lui de s’y tenir. Mme d’Épinay ayant dans la forêt de Montmorency une petite maison dépendante de sa terre, il la persécuta longtemps pour se la faire prêter, disant qu’il ne lui était plus possible de vivre dans cet horrible Paris, et qu’il ne pouvait désormais avoir d’autre asile contre les hommes que les bois et la solitude. 
(Rousseau donne une tout autre version dans les Confessions : "Mme d'Epinay... devint si pressante, employa tant de moyens, tant de gens pour me circonvenir... qu'enfin elle triompha de mes résolutions."
l'ermitage de Rousseau

Elle ne convenait à personne moins qu’à une tête aussi chaude et à un tempérament aussi mélancolique et aussi impérieux que le sien. Il y devint absolument sauvage; la solitude échauffa sa tête davantage et raidit son caractère contre lui-même et contre ses amis. Il sortit de sa forêt au bout de dix-huit mois, brouillé avec tout le genre humain. C’est alors qu’il s’établit à Montmorency, où il a vécu jusqu’à présent avec une réputation digne de ses talents et de sa singularité. Voilà les principales époques de la vie de cet écrivain célèbre. Sa vie privée et domestique ne serait pas moins curieuse; mais elle est écrite dans la mémoire de deux ou trois de ses anciens amis, lesquels se sont respectés en ne l’écrivant nulle part.
( Quel ami fait Grimm ! Voltaire ne s'en privera pas, lui, et il répandra les pires infamies sur Rousseau)
On prétend qu’il a passé les derniers jours dans des convulsions de désespoir et de douleur des suites de son ouvrage. Il se croyait à l’abri de toute persécution, étant lié avec des personnes de la première distinction. Il n’avait pas prévu que le Parlement pût lui faire une affaire sérieuse. Je le connais assez pour savoir qu’il sera toute sa vie inconsolable de n’être plus dans un pays dont il se plaisait à exagérer les maux et les abus. On dit qu’il a pris la route de la Suisse. Il n’ira point à Genève : car une de ses inconséquences était d’élever sa patrie aux nues, en la détestant secrètement, et d’aimer passionnément Paris, en l’accablant d’imprécations et d’injures.
Il est étonnant qu’aucun de ses nouveaux amis n’ait prévu l’effet que ferait la Profession de foi du vicaire savoyard dans un moment où tant d’oisifs et de sots n’ont d’existence et d’occupation que celles que leur donne l’esprit de parti. On a tourmenté M. Helvétius pour quelques lignes éparses dans un gros volume. Un mot équivoque causerait aujourd’hui une tracasserie à un philosophe, et M. Rousseau a cru pouvoir impunément imprimer une bien autre profession de foi.
(Citoyen de Genève, protégé par le maréchal de Luxembourg, Rousseau se croyait effectivement à l'abri du Parlement)
Si vous comparez le réquisitoire de maître Omer Joly de Fleury à la Profession de foi du vicaire savoyard, vous trouverez que ces deux personnages se sont trompés de rôle. Le prêtre est rempli de sens et de force qui siéraient si bien à un avocat général, et le magistrat est rempli d’un esprit de capucin qu’on passerait volontiers à un vicaire de Savoie. On a remarqué cependant que ce réquisitoire était fait sans animosité, au lieu que celui que le même avocat général fit, il y a trois ans contre le livre de l’Esprit, voulant envelopper tous les philosophes sous la même condamnation, devait faire trembler, par son fanatisme, pour les progrès de la raison en France et pour la sûreté de ceux qui osaient la professer.
Joly de Fleury, avocat au Parlement de Paris
 
Le réquisitoire contre M. Rousseau n’est qu’une simple et plate capucinade. On lui reproche de ne pas croire à l’existence de la religion chrétienne! On lui prouve qu’elle existe... Tout le monde, excepté moi, a été révolté de cette belle exclamation: « Que seraient des sujets élevés dans de pareilles maximes, sinon des hommes préoccupés du scepticisme et de la tolérance? » Un magistrat proscrire la tolérance! Autant vaudrait garder des moines soi-disant jésuites, dont c’est l’esprit et la vocation. Quant à moi, je dis, à l’exemple de Jésus-Christ Seigneur, pardonne à Omer Joly de Fleury, car il ne sait ce qu’il dit. En effet, si on lui expliquait quelle abominable doctrine il a avancée dans ce passage, je ne doute pas qu’il ne rougit de surprise et de honte; et cela prouve que nos magistrats feraient mieux, pour leur gloire, de se faire faire leurs réquisitoires par quelque philosophe que d’aller répéter en plein Parlement les leçons sifflées par quelque moine cagot ou par quelque janséniste atrabilaire .
dans le livre IV de l'Emile
Les vingt pages qui précèdent la Profession de foi du Vicaire dans le livre de M. Rousseau sont écrites avec un art infini; l’auteur y a déployé tout son talent. La première partie de la Profession de foi est sèche et aride; ce sont exactement des cahiers de philosophie tels qu’on nous les a dictés à l’école, mais à croire que M. Rousseau n’avait que les transcrire, c’est une plate et pauvre philosophie. Il devient intéressant lorsqu’il en vient au christianisme et à la révélation; seulement le naturel et la vérité ne se font jamais sentir dans les ouvrages du citoyen de Genève. Quelle vraisemblance, par exemple, qu’un homme de sens comme le vicaire de Savoie fasse cette longue profession de foi à un petit écolier libertin qui ne saurait avoir assez de curiosité et de patience pour l’écouter, et qui n’est certainement pas en état de le comprendre! Les anciens ne tombent jamais dans ces incongruités, et voilà en grande partie la cause de ce charme qui vous, attache secrètement à la lecture de leurs livres les plus profonds: votre imagination est toujours intéressée.
Il y a encore dans ce troisième volume un beau discours du gouverneur à l’élève au moment de la puberté. Les écarts qui sont tout autour de ce morceau sont aussi fort beaux; mais il faudra vous parler plus au long de ce singulier livre de l’Éducation, et c’est ce que je me propose de faire dans les feuilles suivantes.

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