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vendredi 3 novembre 2017

Le supplice de Damiens

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Pour remercier les fidèles, cet extrait de mon Louise d'Epinay, paru ce printemps aux éditions Sutton.
Un passage que j'ai pris beaucoup de plaisir à écrire !




Son rêve commençait par une clameur, d’abord lointaine, en provenance du quai Pelletier où les pataches et les bateaux-lavoirs s’étaient amassés dès l’aube dans l’attente du convoi. Sur la place de Grève, encore bruyante un instant plus tôt, tout le monde fit silence. Parmi le public massé autour des barrières, quelques hommes jouèrent des coudes pour gagner les premiers rangs et ne rien rater du spectacle. Au-dessus de leurs têtes, accoudés aux fenêtres de l’hôtel de ville, les échevins bénéficiaient d’un point de vue privilégié, tout comme les spectateurs assis aux balcons des maisons qui surplombaient la place. Ils furent les premiers à voir apparaître les soldats de la Garde française, peut-être une dizaine, qui entrèrent sur l’esplanade encouragés par les vociférations de la foule. Sur un ordre de leur supérieur, les hommes rompirent alors les rangs et vinrent se disposer tout le long de l’enceinte, les armes à la main. Lorsque le tombereau apparut à l’angle des bâtiments, encadré par une escouade de suisses, il fut accueilli par une nouvelle acclamation. Tiré par deux chevaux, le chariot pénétra lentement sur la place, et chacun put enfin découvrir les traits du futur supplicié. Vêtu d’une veste sombre, d’une chemise couleur de soufre et d’une culotte, Robert-François Damiens était agenouillé à l’arrière du tombereau, tête basse, une main posée sur un montant et dans l’autre une torche ardente qu’il tenait aussi droite que possible, malgré son état de faiblesse. Comme les cris et les invectives redoublaient, il releva les yeux et affronta le public du regard. L’homme avait le visage long, le teint basané, la barbe et le regard noirs. Plus tard, parmi ceux qui racontèrent son exécution, certains jurèrent qu’il avait souri, qu’il les avait toisés avec hauteur et d’un air provocant. De l’endroit où il se tenait, à l’extrémité sud de la place, l’abbé Martin ne voyait rien de tout cela. Il demeurait immobile, les bras croisés sur la poitrine, pendant que du bout des doigts il serrait nerveusement le crucifix glissé sous sa chape. Autour de lui, massés contre la rambarde, les spectateurs essayaient tant bien que mal de se dégager une vue sur l’échafaud, situé à une trentaine de pas de là. Deux soldats venaient d’extraire le condamné du tombereau. Comme ses jambes ne le portaient plus, il fut soulevé, enveloppé dans une couverture, jusqu’aux premières marches de l’hôtel de ville, avant d’être jeté à terre sans ménagement. Les portes s’ouvrirent, et lorsque l’archevêque apparut sur le seuil et qu’il se pencha sur le condamné afin de recueillir sa demande de réparation, tout le monde tendit l’oreille dans l’espoir d’entendre les derniers mots du régicide. Pendant les dix minutes que dura l’entrevue, même les vendeurs de boissons firent silence, jusqu’à ce que le prélat se relève enfin et fasse signe aux exécuteurs d’emmener leur prisonnier. Légèrement surélevé, l’échafaud mesurait environ huit pieds de long sur quatre de large. Pour l’occasion, le bourreau de Paris était secondé par une dizaine d’officiers venus des villes voisines, et par deux confesseurs, tout de noir vêtus, qui se pressèrent aussitôt autour du condamné pour l’enjoindre de baiser le crucifix. L’homme laissa tomber la tête vers l’avant et l’abbé Martin entendit à quelques pas de lui une voix féminine qui s’écriait :

« Le monstre ! Il a craché sur la croix ! »



Cela provoqua un mouvement de foule auquel les gardes répondirent en se resserrant, les armes levées, le long des solives qui barraient l’accès à la place. Dans le tumulte qui s’ensuivit, personne ne prêta attention à la lecture de l’arrêt de justice. On n’avait plus d’yeux que pour les bourreaux qui retiraient leurs fourneaux du foyer et les rapprochaient précautionneusement de l’échafaud, où Damiens venait d’être sanglé, couché sur la table de supplice, à l’aide de cercles de fer qui le maintenaient par les épaules et jusqu’à la ceinture. Quand il fut allongé, les deux confesseurs vinrent s’agenouiller à ses côtés, le crucifix brandi devant eux, pour l’exhorter dans ses derniers instants.

« Dieu tout-puissant, faites grâce à ce malheureux pour la rémission de ses péchés… »

Les quelques mots murmurés par l’abbé se perdirent dans le tumulte de cris et d’injures qui déferlait sur la place. Le clerc lança un regard désespéré vers le balcon central de l’hôtel de ville, où l’archevêque s’était avancé pour donner le signal aux bourreaux.

Déjà, l’un d’eux s’était détaché du groupe, tenant au-dessus de sa tête l’arme du crime, un petit canif dont Damiens s’était servi pour perpétrer son forfait. Il s’approcha lentement du prisonnier, se pencha sur son corps, et après avoir donné l’ordre de le maintenir, il poignarda d’un mouvement sec la main qui avait attenté à la vie du roi. La lame traversa les os et vint se ficher jusqu’à la garde dans le support en bois. L’un des exécuteurs lâcha alors le bras du condamné et versa sur le membre une solution soufrée à laquelle son acolyte mit aussitôt le feu à l’aide d’une torche. Sous l’effet de la brûlure, Damiens se cabra violemment, tirant en vain sur les ceintures métalliques qui l’entravaient. Une odeur de chair grillée envahit instantanément la place, soulevant le cœur de certains spectateurs pendant que d’autres rendaient leur dîner sous eux. Aux fenêtres et aux balcons des maisons, on vit quelques dames porter leur mouchoir devant leur nez, ce qui suscita l’hilarité générale.

« Les garces ont payé près de dix livres pour ne rien rater du spectacle, gueula quelqu’un, et voilà qu’elles se trouvent mal !

- Ne crains rien, beugla un autre, elles vont tout de même en mouiller leurs dessous ! »

Le bon mot provoqua de nouveaux rires, bientôt interrompus par la vue des bourreaux qui s’avançaient vers le supplicié en exhibant au-dessus de leur tête des tenailles dentelées et rougies au feu.

« Cette fois, il va brailler ! » se réjouit une jeune femme en battant des mains.

Un exécuteur avait empoigné Damiens pour lui déchirer sa chemise. Lorsque ses adjoints appliquèrent leurs pinces sur la chair de son ventre, l’homme se raidit et poussa un long cri de douleur. D’un mouvement tournant, les deux tortionnaires lui arrachèrent un large lambeau de peau, et à l’aide d’une louche, un troisième versa sur les blessures une coulée de plomb fondu, puis un filet d’huile bouillante. Le condamné se souleva à nouveau, sans un murmure cette fois, mais il se tourna vers ses confesseurs comme pour les implorer de mettre fin à ses tourments. Les deux hommes se courbèrent pour mieux l’entendre, et il se passa un long temps avant qu’ils se relèvent et ordonnent aux préposés de poursuivre leur œuvre.

« Mon Dieu, comment pouvez-vous tolérer une telle horreur ? » protesta l’abbé d’une voix faible, pendant qu’autour de lui les gueulements redoublaient.

Les officiers s’attaquèrent ensuite aux mamelons, qu’ils arrachèrent encore grésillants avant de les présenter triomphalement au public.

Damiens hurla quelques mots, rendus inintelligibles par l’hystérie qui avait gagné la foule. Certains braillaient à tue-tête, invectivant le malheureux, pendant que d’autres encourageaient les bourreaux à se montrer plus cruels encore. Tout près de lui, Martin vit même une jeune femme, une lavandière sans doute, se tourner vers son compagnon pour l’embrasser à pleine bouche. Le clerc sentait ses jambes se dérober sous lui. Incapable d’émettre la moindre plainte, il n’avait plus d’yeux que pour cet archevêque, son supérieur, qui demeurait impassible, une main posée sur la rampe du balcon, toujours attentif à l’horreur qui se déroulait sous son regard complice.

« Soyez maudit ! » fulmina l’abbé en serrant les poings.

Sa protestation fut interrompue par un énergumène qui le bouscula pour se frayer un passage jusqu’aux premiers rangs, où il héla un soldat de la garde.

« Laissez passer, dit ce dernier en ricanant, monsieur est un amateur ! »

Sa plaisanterie provoqua quelques moqueries, mais comme l’homme était en grande tenue et qu’il portait l’épée au côté, on le laissa s’avancer jusqu’à la barrière, au plus près de l’échafaud. Martin le vit sortir un cornet de sa veste et le porter à son oreille afin d’entendre plus distinctement les plaintes du supplicié.

Je connais cet homme, songea l’abbé qui le voyait de trois quarts, sans parvenir à se souvenir où il l’avait rencontré par le passé. Peut-être à Groslay dans sa paroisse ? Ou encore chez monsieur d’Épinay, à La Chevrette1 ?

Une nouvelle clameur ramena le clerc à lui-même. Les suisses venaient de faire entrer quatre chevaux sur la place, accueillis par les bourreaux qui tirèrent les animaux par le harnais et les alignèrent par paires à l’extrémité de l’échafaud, tournés en direction de la Seine. Damiens, qui ne comprenait pas ce qui se passait dans son dos, essaya tant bien que mal de se contorsionner pour tourner la tête. L’un des exécuteurs lui passa alors une grosse corde autour de chaque jambe, la serra dans un nœud coulant sur la hanche, puis l’appliqua le long des cuisses jusqu’aux pieds, pendant qu’un de ses adjoints enserrait soigneusement ses membres avec de fines cordelettes. Lorsque l’opération fut achevée, les deux hommes tirèrent les cordes vers l’arrière et vinrent les fixer, chacun de leur côté, au pommeau d’une selle. Le condamné se trouva bientôt jambes par-dessus tête, les pieds à l’oblique, et retenu à la taille par l’épais cercle de fer qui le maintenait plaqué contre l’échafaud. Les spectateurs retenaient leur souffle, frémissants d’impatience et impressionnés par le savoir-faire des tortionnaires. Ces derniers répétèrent la même manœuvre, très lentement, garrottant les deux bras de Damiens avant de tendre les liens jusqu’aux chevaux. Il y eut un long moment de flottement durant lequel les confesseurs adressèrent quelques admonestations au prisonnier, mais cette fois-ci, malgré ses souffrances, le pauvre diable refusa de leur répondre.

La première secousse lui arracha un nouveau hurlement.

Dans l’assistance, on eut l’impression que ses membres s’allongeaient vers l’arrière, qu’ils s’étiraient à n’en plus finir, jusqu’à ce que l’exécuteur relâche enfin la bride des chevaux et détende les cordes. En qualité de maître d’œuvre, le bourreau de Paris se tenait à côté de l’échafaud, une montre à la main. Il compta une trentaine de secondes et donna le signal de la deuxième secousse. Les premiers rangs du public jurèrent par la suite qu’ils avaient entendu un craquement, sans doute provoqué par le déboîtement des membres inférieurs. Lorsque la pression se relâcha, la vue des jambes reposant inertes et dans un angle improbable sur les planches de l’échafaud provoqua un murmure horrifié parmi les spectateurs les plus proches. À côté de lui, l’abbé vit la petite lavandière porter les mains devant ses yeux et se mordre les lèvres d’effroi. D’autres exultaient au contraire, d’autant que le supplicié demeurait conscient et que la douleur lui arrachait d’interminables râles entrecoupés de jurements.

Bien qu’on eût pris soin de dépaver l’enceinte, les fers des chevaux avaient glissé dans le sable, et malgré les efforts du bourreau, les secousses suivantes demeurèrent infructueuses. L’homme agonisait mais ses membres tenaient bon. On amena alors deux nouvelles bêtes, qu’on joignit aux autres, et pendant qu’on fixait de nouveaux liens, le maître d’œuvre s’approcha du condamné, et à l’aide d’un poignard tranchant, il coupa d’un mouvement preste les nerfs qui retenaient ses jambes et ses bras.

À l’absence de plainte, chacun devina que le martyre arrivait à son terme.

Cette fois, les six bêtes furent lancées au trot, arrachant sans même ralentir les deux bras et l’une des jambes. Damiens ouvrit une dernière fois la bouche, le buste tendu vers le ciel, puis il retomba sans vie contre la table, ce qui déchaîna un tonnerre d’applaudissements. Le bourreau détacha alors les trois membres avant de les jeter sur l’échafaud. Un autre défit le corps du défunt et dans un mouvement circulaire, il présenta son buste sanguinolent à la foule qui salua son geste avec frénésie. Ce qui restait du régicide fut jeté au feu. Sous l’effet du soufre mêlé à l’huile, la chair s’embrasa comme une torche, soulevant une fumée noire et malodorante qui fit reculer les exécuteurs.

Encadrée par les soldats du guet, la foule commençait déjà à se disperser. Dix-sept heures venaient de sonner à l’horloge du campanile. Pour les habitants des quartiers aisés, c’était l’heure de se rendre à l’Opéra ou dans leurs cercles, où ils devaient être attendus avec impatience. Les autres, ceux des faubourgs populaires, pourraient toujours descendre jusqu’aux cafés du Palais-Royal pour y boire quelques pintes de bière et échanger leurs impressions. Au passage, certains s’inclinèrent devant l’archevêque qui, appuyé au balcon, leur répondit d’un imperceptible mouvement de tête.

La communion dans l’horreur, songea tristement l’abbé Martin, à qui les larmes venaient aux yeux en voyant défiler ces hommes et ces femmes, tous repus de haine et de mort maintenant qu’on leur avait accordé leur pitance.

Lorsqu’il tourna à son tour le dos au bûcher, le jeune clerc sentit qu’un feu sans nom avait embrasé ses entrailles et qu’il ne tarderait pas à l’emporter corps et âme dans des abîmes de souffrance.






1 L’allusion au cornet nous incite à penser qu’il s’agit de monsieur de La Condamine (qui était malentendant), le seul parmi les intellectuels des Lumières à avoir assisté à l’exécution. Pourtant, à notre connaissance, l’homme n’a jamais fréquenté le cercle de la famille d’Épinay.


lundi 22 août 2016

Robert-François Damiens le régicide


le visage empreint de douceur ?

ou la bête brute ?


qualifié de "plus abominable des hommes sur terre"

ou de "monstre"




les quelques secondes qui suivent l'attentat

comparé à Ravaillac



place de Grêve

vendredi 6 mai 2016

Marion Sigaut - Le mystère de Damiens.

          

Dans cette nouvelle intervention consacrée à l'attentat de Damiens, Marion Sigaut fait amende honorable : en 2014, elle avait suivi une "fausse piste".

(voir ici ce qu'on en disait à l'époque)

Reste désormais à corriger le portrait du régicide, sur lequel tous les témoignages concordent, autant celui de ses proches que ceux de ses anciens maîtres : un garçon dépressif, agressif, aux tendances suicidaires...

samedi 11 juillet 2015

Grands criminels du XVIIIè siècle

Louis Mandrin (1725-1755), célèbre contrebandier qui nargua la Ferme générale pendant plus de deux ans avant d'être arrêté puis roué vif à Valence.



Louis Dominique Cartouche (1693-1721) : célèbre chef de bande qui sévit à Paris sous la Régence. Sous les traits de Jean-Paul Belmondo, le cinéma français l'a transformé en Robin des bois national.

Robert-François Damiens (1715-1757) : en janvier 1757, à Versailles, il porta un coup de canif sur la personne sacrée du roi. Nous en avons longuement parlé ici.


Antoine-François Desrues (1744-1777) : Fils d'un boutiquier et épicier lui-même, il décida d'empoisonner la famille de son créancier pour ne rien avoir à débourser. Roué en place de Grève en 1777.

dimanche 28 juin 2015

Conférence de Marion Sigaut "Du Kibboutz à Voltaire"

   

En cette période difficile et épuisante (les habitués comprendront), le propos de Marion Sigaut sur "le secret" (!!!) de Damiens et  celui de Calas (à partir de la 40è minute) aura eu le mérite de me détendre et de me faire rire. De l'hypothèse (au demeurant recevable) au fait, il n'y a qu'un pas que la brave dame franchit sans hésiter !
Moi qui me suis crevé les yeux sur les archives de l'époque, j'envie de telles certitudes...
Mais bon... sur l'approvisionnement en vierges de Louis XV, puis sur la personnalité de Damiens, je conseillerais à notre historienne de creuser le sujet... Et surtout de ne rien occulter.
Quant à l'éventuelle censure infligée par le  prétendu "système", il s'agit ni plus ni moins d'un argument de vente dont elle joue comme d'autres l'ont fait avant elle. Avis à ceux qui voudraient se frotter au monde de l'édition : tout (absolument tout) est question de réseaux (priorité parmi les priorités  !), de sérieux, de talent, et surtout de VENTES !!!

Sur l'affaire Calas (uniquement les faits !), voir ici 
Sur l'affaire Damiens (uniquement les faits !) voir ici 

vendredi 5 septembre 2014

L'attentat de Damiens, vu par Barbier (2)

Avocat au Parlement de Paris, Edmond Jean-François Barbier nous offre avec sa Chronique de la Régence et du règne de Louis XV un témoignage extrêmement précieux et détaillé sur la période 1718-1762.
Dans le passage qui suit, il évoque l'attentat de Damiens sur la personne du roi Louis XV (janvier 1757).
 
 

Le I2 mars, j'allai au palais pour la reconnaissance de la valise de Damiens. Étant entré, je vis d'un côté Damiens, et de l'autre, vis-à-vis de lui, le premier président, M. de Molé, les quatre conseillers commissaires, rangés autour d'une table au milieu de laquelle était le grenier. Ils me firent placer à côté d'eux, dans un fauteuil, près du feu et de Damiens que j'eus encore le temps de considérer à mon aise.

Il avait sa redingote grise, son grand chapeau uni acheté à Arras; il était assis sur un fauteuil, les pieds sur un tabouret, couverts d'une couverte. Je le reconnus aisément, l'ayant déjà vu à Versailles. Je le trouvai maigri, abattu, les yeux enfoncés (mais moins qu'il ne m'avait paru d'abord, à cause que ses joues étaient tombées), l'œil moins vif et le teint plus pâle, et ne marmotant plus des lèvres; tout cela parce que son sang, qui faisait ordinairement tant de ravage en lui, était alors apaisé par le régime et par la tranquillité forcée; cependant son mouvement convulsif avait passé aux doigts de, la main. Je trouvai qu'à la tristesse près, tristesse occasionnée sans douté par la gêne où il était, il avait une assez belle physionomie, et telle que je l'ai dépeinte dans mes informations.
 
Damiens soumis à la question
Il était attaché d'une manière simple et bonne : il n'avait aucune chaîne, mais de bonnes courroies de cuir, qui lui servaient de ceinture et le fixaient au fond de son fauteuil : d'autres, attachées à ses poignets, ne lui laissaient que quelque mouvement, mais non assez pour joindre ses mains, ni les porter à sa tête. Une autre courroie descendait et lui liait les cuisses. Il n'y avait rien autour de sa tête où il pût se frapper; de cette sorte, il ne pouvait se faire aucun mal, et il avait un grand tablier de cuir devant lui. Son attitude n'avait rien de fatigant, si ce n'était pas la chose la plus fatigante de rester toujours dans la même. C'était là avec la tristesse de sa fin prochaine, et les brûlures de ses jambes, ce qui le faisait dépérir et ce qui faisait craindre que la mort ne prévînt son supplice. Il y avait des menottes tout autour de son fauteuil avec lesquelles on le portait de la tour de Montgomery, où avait aussi été Ravaillac, dans la salle où nous étions, et où ce misérable a été confronté à tous les plus grands seigneurs qui entouraient le Roi, lors de son assassinat.

Ce fut pendant ces huit jours que l'affaire de Damiens finit. Le 26 mars, ce qui restait de la Grand'Chambre et les pairs assemblés, on le fit venir sur la sellette où on l'interrogea sur ce que voulut chaque membre de l'assemblée. Il ne s'étonna de rien ; reconnut le plus grand nombre, parla avec liberté, selon sa mauvaise tête et son projet, qu'il n'avait exécuté qu'après bien des réflexions ; il répéta tout ce qu'il avait dit auparavant et bien exactement, s'accordant parfaitement en tout à ce que j'avais mandé de lui dans mes lettres et dans mes informations (voyez-les imprimées au procès de Damiens). 

I1 répéta toujours qu'il n'avait pas de complice, et que, s'il eût cru que son chapeau sût son projet, il l'aurait brûlé. (ndlr : jansénistes et jésuites éprouvaient cette même crainte : que Damiens désigne des complices) Au reste, comme de longue main il s'était attendu à tout, et qu'il n'avait pris ce grain de folie que petit à petit, rien ne put l'étonner. Il éclaircit tout ce que l'on pouvait souhaiter, et à moins qu'on ne voulût follement bâtir dans la chimère, il ne pouvait plus rester aucun doute à son égard. Cette séance fut très longue à cause des formalités. On agita s'il subirait le même supplice que Ravaillac, la mort du Roi ne s'en étant pas suivie et l'on passa là-dessus, en décidant que oui. On décida à la Cour qu'il n'y aurait que les commissaires qui assisteraient à la question. Damiens fut jugé au même horrible supplice que Ravaillac.

mercredi 3 septembre 2014

L'attentat de Damiens, vu par Barbier (1)


Avocat au Parlement de Paris, Edmond Jean-François Barbier nous offre avec sa Chronique de la Régence et du règne de Louis XV un témoignage extrêmement précieux et détaillé sur la période 1718-1762.
Dans le passage qui suit, il évoque l'attentat de Damiens sur la personne du roi Louis XV (janvier 1757).


Étant arrivé à Versailles le 6 au matin, je dis à M. d'Argenson que l'on débite que le criminel est d'Arras. Il me remercie de la remarque et me dit qu'il faut que j'aille droit et promptement dans cette ville pour y couler à fond toute cette affaire. II m'envoya à M. de Sourches (ndlr : grand prévôt de l'hôtel), qui me mena à la geôle où ses officiers puisaient les informations. II me fait voir le criminel, assez bel homme, les yeux enfoncés, le nez grand, et le teint animé par la fièvre, à cause de sa brûlure. II était enchaîné dans un lit, souffrant, et se plaignant de M. de Machault, qui l'avait inutilement fait brûler, puisqu'il devait tant souffrir. Je lui demandai s'il était d'Artois, il me dit : Oui, pour la vie et pour la mort. Les Artésiens sont francs, ils n'ont pas peur, et le Roi n'a pas de meilleurs sujets. Quant aux autres demandes de cette espèce, il me renvoya à M. de Sourches. Il parlait d'un ton doux au point que j'en fus d'abord la dupe, et le crus quelque chose. Mais cela ne dura pas longtemps. En nous voyant sortir il nous remercia, disant qu'il n'avait plus besoin que de Dieu et d'un bon confesseur. Je démêlai bien, que ce n'était qu'un fanatique et rien de plus.
Damiens

Je vis dans les gazettes d'Utrecht qu'il était parlé de mon travail et qu'il avait été lu le I9 février à la Grand'Chambre. Je reconnus avec plaisir que ce travail commençait à faire voir le vrai à tout le monde, et que cet homme n'avait point de complice. J'attendais que je fusse à Paris pour achever de désabuser et faire voir en effet que cet homme n'était qu'un fou, au lieu de ce qu'en disait le public, qui veut toujours donner des causes extraordinaires à tout. Cette erreur avait gagné jusque dans les meilleures maisons, et je fus souvent bien impatienté des propos détestables, et des contes apocryphes qu'on débitait à ce sujet. Mon travail, qui simplifiait et éclaircissait tout, faisait voir à n'en pouvoir douter que c'était une tête brûlée, à qui la vanité et la chaleur d'un sang enflammé, joint à des discours imprudents tenus devant lui par des parlementaires, avoient suggéré de prendre entre lui et lui-même ce détestable parti.

Arrivé à Paris je vais chez M. le premier président, où étaient M. Molé, les trois commissaires, les gens du Roi et messieurs de Fleury. On me place en cérémonie, et la conférence commence en règle. Je rabats vivement sur le caractère de Damiens que j'ai approfondi par la multiplicité des informations. Je dis que c'est un homme atrabilaire par les effets du sang et du physique; né mal, intérieurement méchant et dangereux dès son enfance, pétri d'orgueil, se croyant fait pour être réformateur et rétablir l'ordre, et donner la loi, sans principes quelconques, détestant les ecclésiastiques et se moquant de la religion, frondeur et mécontent, marchant toujours dans le noir, ne s'ouvrant jamais tout à fait à personne, parlant toujours seul et comme intérieurement, ayant un sang âcre et bouillant, qui, à chaque saignée, faisait des effets prodigieux, et l'obligeait à s'en faire tirer tous les quinze jours, et à prendre de l'opium pour le calmer quatre ou cinq jours; après quoi sa frénésie de tuer le Roi le reprenait et augmentait selon l'effervescence du sang.
( ndlr : rappelons que depuis l'exil du Parlement, en 1753, les relations des parlementaires avec le roi demeuraient extrêmement tendues )
On m'apprit à ce sujet-là qu'il avait envoyé chercher son hôtesse de Versailles et lui avait dit que c'était elle qui était la cause du malheur du Roi; ce qui pensa la faire mourir. Puis il s'expliqua, disant qu'il lui avait demandé en arrivant à se faire saigner; qu'elle avait prétendu qu'il faisait trop froid pour cela, et que s'il l'avait été il n'aurait pas commis cette action (ou du moins l'aurait commise plus tard) : cela cadrait bien avec ce que j'en disais.
 
l'attentat de Damiens
Je leur dis ensuite que je ne pouvais m'empêcher d'ajouter que cette mauvaise tête avait été extrêmement échauffée par les discours de ses différents maîtres, et surtout par plusieurs conseillers du Parlement qu'il avait servis de suite, lesquels avaient tenu des propos trop forts de mécontentement, sur les circonstances et contre les ecclésiastiques, et peut-être contre la Cour; que dans une aussi mauvaise tête cela avait fait beaucoup d'effet et le faisait entrer en fureur; qu'il paraissoit avoir projeté cet assassinat depuis trois ans, temps où l'un de ses maîtres avait été envoyé à Pierre-Encise, où il n'avait pas voulu le suivre, et s'était fort emporté alors contre M. l'archevêque, à qui, disait-on d'après lui, il voulait servir de bourreau.
 (ndlr : il est à noter qu'au cours de l'année 1754, le journal de Barbier fait à plusieurs reprises état du mécontentement du peuple parisien à l'égard du roi)
J'ajoutai d'un ton ferme et tranquille : "Voilà ce que c'est que de parler devant des domestiques, et de parler avec tant d'aigreur et de vivacité de toutes ces malheureuses affaires du temps : peut-être que sans cela la frénésie de ce malheureux se fût tournée d'un autre côté; " que peut-être on pouvait croire que le vice dominant de ce scélérat était l'orgueil qui lui faisait penser qu'il était réservé pour changer par le sacrifice de sa vie l'ordre et l'arrangement des choses, comptant que son entreprise ferait, disait-il, rentrer le Roi en lui-même; car il ne voulait pas le tuer. C'était pour cela qu'il ne s'était servi que de son canif. II aurait été fâché qu'il en fût mort, quoiqu'il sentait bien que cela pouvait arriver. Mais son but était, comme je viens de dire, de le faire rentrer en lui-même et de lui faire rendre au Parlement tout le pouvoir qu'il croyait qu'il dût avoir.

Sur ce que j'avais dit quant aux propos tenus devant les domestiques, M. le premier président et ces messieurs me dirent que j'avais raison d'avoir parlé ainsi, et que le criminel leur avait dit tout cela et bien plus fort encore. Ils ajoutèrent que ce qui leur plaisait dans mon rapport était la conformité qu'il y avait entre tout ce que je leur rapportais et tout ce que leur avait dit le coupable; que c'était le mot pour mot; que ce qu'ils avaient appris d'ailleurs n'était que des misères ridicules; qu'il n'y avait que mon travail qu'ils dussent suivre, et qu'ils m'en renouvelaient leurs remerciements.
 
portrait (à charge ) de Damiens
Je soupai chez madame de Pompadour. Après le grand couvert le Roi y descendit et y fit sa partie avec le prince de Soubise et Chalabre. Tout y était comme auparavant, ce qui devait paraître bien étonnant après la peur que lui avait faite sa blessure, après l'espèce d'amende honorable, les trois confesseurs coup sur coup, et le témoignage apparent de la plus grande piété. D'un autre côté, madame de Pompadour faisait le carême, jeûnait strictement, allait tous les jours à la messe. Elle était néanmoins auprès du Roi, et parée avec du rouge tout comme avant l'assassinat et la confession. Tout était remis à l'ordinaire, à l'exception des deux grands ministres renvoyés.

J'allai chez Madame la première, où était madame de Puisieux; toutes deux, imbues des propos de Paris sur l'affaire de Damiens, m'impatientèrent furieusement. Elles voulaient absolument que ce scélérat eût des complices; et cela allait de leur part jusqu'à croire qu'en assurant qu'il n'en avait pas, je ne disais que ce qui m'avait été soufflé par la Cour. Il y avait bien là de quoi forcer l'homme du plus grand sang-froid à s'emporter, surtout en se rendant comme moi témoignage qu'il ne parlait d'après personne, mais seulement d'après la vérité. Je sortis très en colère, non pour ce qui me regardait, mais à cause de l'extrême dépravation des esprits de presque tout Paris.

(à suivre)

jeudi 21 août 2014

Le supplice de Damiens, vu par Marion Sigaut (2)

Un lecteur québecois m'a très récemment envoyé quelques textes de Marion Sigaut, m'encourageant à les commenter. L'un d'eux, consacré à l'attentat de Damiens sur la personne de Louis XV, a attiré mon attention.
N'en déplaise à ce monsieur, qui prête à madame Sigaut la volonté de rétablir la vérité historique, j'ai pour ma part relevé bon nombre d'inexactitudes et d'omissions (cf passages soulignés et commentaire en bas de page) dans ce récit.

Intéressons-nous cette fois à la seconde partie de l'article.

 
Marion Sigaut



(...) Puis on fit lancer, par l’inévitable Le Paige et quelques autres, une violente campagne diffamatoire contre les jésuites. Rien ne leur fut épargné : après l’imputation habituelle d’avoir prôné le régicide, le reproche des relations particulières qu’ils avaient eues avec Damiens (c’est chez eux que François débuta dans le métier, avant d’entrer dans le monde parlementaire), ils furent bientôt mis en cause par un raisonnement imparable : les jésuites étaient tellement vicieux, que moins on trouverait trace de leur implication dans l’attentat, plus ce serait la preuve de leur culpabilité. Qui, à part eux, était à ce point capable de brouiller les pistes ? Application nouvelle de la paranoïa des procès en sorcellerie, qui fut efficace : des parents affolés retirèrent leurs garçons du collège Louis-le-Grand. Fin de l’acte trois.
Les pires horreurs circulèrent sur Damiens. Pour commencer, tout le monde le dit fou, et Voltaire le premier. Du fond de son domaine de Ferney, le poète se répandit en calomnies contre le malheureux qui fut, bien évidemment, accusé de fanatisme religieux. Tout le monde s’y mit, et chacun y alla de son couplet pour trouver à l’attentat une motivation politico-religieuse et les marques d’un complot ourdi par le camp d’en face, molinistes contre jansénistes, partisans de l’archevêque contre défenseurs du Parlement.
Absolument personne n’accepta d’envisager l’hypothèse que Damiens, dont tous ceux qui l’approchèrent purent voir qu’il était sain d’esprit, ait pu agir pour des raisons personnelles.
Enfin, le samedi 26 mars, ce qui restait du Parlement, augmenté des princes et pairs, se réunit à la Grand’chambre pour le jugement : acte quatre.
Ce que ces barbares en toge décidèrent ce jour-là dépasse l’entendement. Après que Damiens, digne et encore beau malgré deux mois de geôle, leur faisant face et les reconnaissant, eut répondu sans se démonter au feu roulant des questions interronégatives qu’on lui assénait et lui interdisait la moindre spontanéité, Messieurs et la fine fleur de la noblesse et de la franc-maçonnerie à la mode votèrent les détails de son supplice. Pas une voix ne s’éleva pour protester, et c’est à l’unanimité qu’il fut décidé qu’un père de famille de quarante-deux ans, après avoir été soumis à une impitoyable torture destinée à lui faire avouer des complices qu’on savait ne pas exister, serait tenaillé, brûlé à petit feu, et démembré le plus lentement possible.
Le roi tenta vainement d’obtenir qu’on l’étranglât pour lui épargner un calvaire dont l’Histoire de France n’avait pas conservé le souvenir, puisqu’on crut devoir en rajouter sur ce qu’on fit subir à Ravaillac. Louis XV n’avait pas le pouvoir de lui épargner ça.
Au cours de la torture, qui lui fut appliquée le matin de son supplice, des précautions particulières furent prises pour éviter qu’un engourdissement ne vienne alléger une souffrance qu’on voulait à son comble. Puis il fut conduit en Grève.
La place était noire de monde, mais qu’on ne s’imagine pas que le peuple était là pour le plaisir : à part les amateurs qui avaient chèrement payé leur place aux fenêtres ou sur les toits, personne n’était censé rien y voir et la troupe tenait la foule à distance. Il fallut même l’intervention de la force publique pour que les commis du bourreau réussissent à se faire délivrer le souffre et le plomb dont ils avaient besoin pour procéder : soutenus par la foule, les épiciers du quartier refusaient de leur vendre la marchandise.
Incapable de procéder à une telle ignominie, le bourreau se fit porter pâle, et celui qu’il avait soudoyé pour le faire à sa place fut retrouvé ivre-mort sous l’échafaud.
On paya grassement quelques misérables qui acceptèrent, et Messieurs, assis au pied de l’hôtel de ville, soutinrent sans broncher le spectacle. Alors que les princes et pairs n’avaient pas eu le cœur de voir ce que leur lâcheté avait permis, les magistrats instructeurs n’en perdirent pas une miette, et refusèrent même, alors que François hurlait depuis plus de deux heures et que la foule grondait, qu’on en finisse et qu’on l’achève.
On connaît quelques-uns des sauvages qui trouvèrent à leur goût de suivre, comme au spectacle, le dépeçage vivant d’un bel homme nu. Il y eut Casanova, qui se vanta d’avoir profité de la presse pour sodomiser une dame, il y eut l’encyclopédiste La Condamine qui réussit à se frayer un chemin jusqu’au bas de l’échafaud, le poète Robbé de Beauveset qui paya pour être au premier rang…
Le supplice de Damiens, que les pervers amateurs d’atroce se passent et se repassent comme le sommet du genre, fut l’œuvre exclusive de Messieurs du Parlement. Quand on vint lui faire le compte-rendu de la journée, le roi se trouva mal, et éconduisit une garce venue en minaudant se vanter d’avoir tout vu jusqu’à la fin.
Le supplice de Damiens fut le triomphe des barbares. Ils réussirent non seulement à s’offrir un spectacle que le roi en personne ne put empêcher, mais obtinrent que, pour ses contemporains et la postérité, Damiens soit considéré comme fou et irresponsable, et son nom associé à  ce supplice.
Leur victoire fut surtout de réussir à cacher que le roi Louis XV était pédophile, et que le fils du peuple Damiens avait une fille.
Cinq années de recherches acharnées dans les archives m’ont permis de mettre à jour la personnalité et les motivations d’un homme de cœur et de courage qui donna, un soir d’hiver, une leçon d’honneur à un roi dépravé.
François Damiens ne fut pas le « misérable de la lie du peuple » que dénonça le fielleux Voltaire. Fils d’honnêtes paysans artésiens, François fut certainement un être angoissé, un peu menteur, un peu manipulateur. Mais il fut surtout l’époux amoureux d’une douce Elizabeth et le papa d’une jolie Marie dont il était fou. Bon camarade, généreux, irrésistible, il était le premier à rendre service, il respectait et aimait son vieux père, gâtait quand il le pouvait ses neveux et nièces. Ses maîtres, auxquels il voua jusqu’à la mort une loyauté sans faille, furent tous satisfaits de son service précis et sérieux. Personne n’a à rougir de porter ce nom.
Il fut certainement l’être le plus calomnié de son temps, et une chape de plomb générale s’abattit sur son histoire, afin de masquer les sombres manœuvres de magistrats sadiques tenant d’une main ferme un réservoir sans fond d’enfants perdus sans parents pour les défendre, et de l’autre un roi tenu à leur merci par un perpétuel chantage à la révélation de ses mœurs inavouables. 
 
le supplice de Damiens

On connaît l'hypothèse de Marion Sigaut concernant l'affaire : la fille de Damiens aurait fait l'objet d'un enlèvement, elle aurait ensuite échoué à l'Hôpital Général, elle aurait enfin été victime d'abus sexuels comme tant d'autres enfants de l'époque. Le roi aurait quant à lui été mêlé d'une manière ou d'une autre à ce trafic pédocriminel, ce qui expliquerait in fine l'attentat commis par Damiens... Ouf...
Pour appuyer cette thèse (vous aurez noté que le conditionnel est souvent de mise), Marion Sigaut avance deux arguments :
- Robert-François Damiens était un "homme de coeur et de courage", "époux amoureux d'une douce Elizabeth", "papa d'une jolie Marie dont il était fou", et "valet modèle". Avec un tel portrait, qui oserait encore croire que l'attentat ait été l'acte d'un déséquilibré ? Ou même celui d'un comploteur ? Non, ce brave homme a tout simplement voulu se venger, cela crève les yeux !
- De qui ? Mais d'un roi "pédophile" voyons ! De ce pédocriminel qu'était Louis XV ! De là à imaginer qu'il ait abusé de la petite Marie (avec la complicité des monstres jansénistes, évidemment), il n'y a qu'un pas à faire...
Et voilà ! La boucle est bouclée. Passez, muscade !

On passera assez rapidement sur cette accusation, totalement anachronique, qui présente le roi sous les traits d'un pervers attiré par les petites filles. Dans son ouvrage Louis XV intime, Comte Fleury dresse effectivement une liste assez stupéfiante des petites maîtresses du souverain en même temps qu'un portrait de Madame de Pompadour, la "surintendante des plaisirs du roi". Mais si la "putain" Marie-Louise Murphy (le mot est de d'Argenson) avait 15 ans lorsqu'elle entra dans son lit, d'autres comme la Pompadour ou la du Barry étaient âgées de plus de vingt ans lorsqu'elles devinrent ses maîtresses. 
Marie-Louise Murphy peinte par Boucher

Lieu sinistre, le quartier du Parc-aux-cerfs vit défiler un nombre incalculable de jeunes femmes et d'autres, plus âgées, destinées à satisfaire l'appétit sexuel démesuré d'un roi libertin et débauché. Qu'elles aient été vierges ou non, ces "amours de passage" (le mot est cette fois de Comte Fleury) se devaient surtout d'être saines afin de prévenir tout risque de maladie. C'était la condition sine qua non pour obtenir ce bien triste sésame...

On s'attardera davantage sur le très surprenant portrait de Damiens que nous propose ici Marion Sigaut. En effet, les documents du procès contredisent point par point toutes les affirmations de la polémiste (mais ils sont trafiqués ! nous dirait-elle...)
Ainsi, Damiens n'a rien de ce "valet modèle" décrit ci-dessus. C'est au contraire l'instabilité qui qualifie le mieux ses premières années de service : après un an et demi chez les Jésuites, il quitte leur maison parce qu'on a voulu le "mettre à l'eau" (questions 44-45) ; puis onze mois chez le sieur Colabeau, avant de revenir chez les Jésuites où il reprend le "même poste" (question 48) ; il demeure un temps chez le comte de Bouville, mais en est "renvoyé" (question 54) ; il quitte ensuite un conseiller du Parlement pour des "vivacités" (question 62), le comte de Maridor parce qu'il "s'ennuyait du pays du Maine"(question 64) , Madame de Verneuil parce qu'il est "renvoyé" (question 72). On s'épargnera l'ennuyeuse liste de ces états de service fort peu honorables pour nous tourner vers cette journée du 5 juillet 1756, où la vie de Damiens bascule définitivement, avec le vol de deux cent quarante louis d'or (seulement "cent trente", plaide Damiens) auprès du négociant Michel. De juillet 1756 à janvier 1757, l'existence de ce "valet modèle" se résumera à une fuite dans le nord de la France pour échapper aux autorités. On notera au passage que cet être parfaitement équilibré, qui n'avait rien d'un "fou" ni d'un "irresponsable" (dixit madame Sigaut) tenta lors de son périple de mettre fin à ses jours en ingérant de l'arsenic (6ème interrogatoire, question 171).
Damiens


Un mot enfin sur l'"époux amoureux" dont parle Marion Sigaut... On apprend au cours du 6è interrogatoire de Versailles qu'il a vécu "plusieurs années de libertinage" avec une femme de chambre prénommée Manon et qu'il a "souvent maltraité sa femme". Le témoignage de son épouse nous éclaire un peu plus encore sur la personnalité du prévenu : Il lui donnait "peu" d'argent et le lui "jetait souvent comme à un chien"(question 15), il "la maltraitait souvent" et était "brutal comme un cheval"(question 26). Voilà pour le mari modèle...

On finira sur une note plus légère en s'amusant du cri d'orfraie poussé par Marion Sigaut face au sodomite (!) Casanova. Eh bien, redécouvrons (et faisons-la découvrir à Madame Sigaut...) la page en question, extraite des mémoires du libertin :

"Au supplice de Damiens, j’ai dû détourner mes yeux quand je l’ai entendu hurler n’ayant plus que la moitié de son corps ; mais la Lambertini et Mme XXX ne les détournèrent pas ; et ce n’était pas un effet de la cruauté de leur cœur. Elles me dirent, et j’ai dû faire semblant de leur croire, qu’elles ne purent sentir la moindre pitié d’un pareil monstre, tant elles aimaient Louis XV. Il est cependant vrai que Tireta tint Mme XXX si singulièrement occupée pendant tout le temps de l’exécution qu’il se peut que ce ne soit qu’à cause de lui qu’elle n’a jamais osé ni bouger, ni tourner la tête.
Giacomo Casanova

Etant derrière elle, et fort près, il avait troussé sa robe pour ne pas y mettre les pieds dessus, et c’était fort bien. Mais après j’ai vu en lorgnant qu’il l’avait troussée un peu trop ; et pour lors déterminé à ne vouloir ni interrompre l’entreprise de mon ami, ni gêner Mme XXX, je me suis mis de façon derrière mon adorée que sa tante devait être sûre que ce que Tireta lui faisait ne pouvait être vu ni de moi ni de sa nièce. J’ai entendu des remuements de robe pendant deux heures entières, et trouvant la chose fort plaisante, je ne me suis jamais écarté de la loi que je m’étais faite. J’admirais en moi-même plus encore le bon appétit que la hardiesse de Tireta, car dans celle-ci j’avais été souvent aussi brave que lui.

Quand j’ai vu, à la fin de la fonction, Mme XXX se lever, je me suis tourné aussi. J’ai vu mon ami gai, frais et tranquille comme si de rien n’était ; mais la dame me parut pensive, et plus sérieuse que d’ordinaire. Elle s’était trouvée dans la fatale nécessité de devoir dissimuler et souffrir en patience tout ce que le brutal lui avait fait pour ne pas faire rire la Lambertini, et pour ne pas découvrir à sa nièce des mystères qu’elle devait encore ignorer."

O.M

mercredi 20 août 2014

Le supplice de Damiens, vu par Marion Sigaut (1)

Un lecteur québecois m'a très récemment envoyé quelques textes de Marion Sigaut, m'encourageant à les commenter. L'un d'eux, consacré à l'attentat de Damiens sur la personne de Louis XV, a attiré mon attention.
N'en déplaise à ce monsieur, qui prête à madame Sigaut la volonté de rétablir la vérité historique, j'ai pour ma part relevé bon nombre d'inexactitudes et d'omissions (cf passages soulignés et commentaire en bas de page) dans ce récit.
Intéressons-nous tout d'abord à la première partie de l'article.
 
Marion Sigaut
C’est le mercredi 5 janvier 1757 au soir, par un froid polaire, qu’un valet du nom de Robert-François Damiens entra dans l’Histoire en plantant dans le dos du roi Louis XV la petite lame d’un canif. La stupeur s’abattit sur le royaume. Partout où la nouvelle arriva, à la vitesse d’un cheval au galop, la population en larmes se rassembla dans les églises.
A Paris, alertés par leurs valets, Messieurs du Parlement, les démissionnaires comme les autres, se rassemblèrent au palais au milieu de la nuit, abasourdis. Alors qu’on savait que le roi n’avait rien, Messieurs furent pris de panique : ils connaissaient tous Damiens.
Tous l’avaient croisé au temps où ce valet modèle promenait entre la rue des Maçons et le palais de Justice sa belle taille et son insatiable curiosité des choses du temps. Après avoir servi plusieurs conseillers au Parlement de Paris, François Damiens avait été, pendant la guerre contre l’archevêque, le valet d’un chef de l’opposition janséniste dont il connaissait tous les partisans.
Messieurs se ressaisirent, et mirent au point une stratégie en plusieurs actes. Il était trois heures du matin quand fut enfin prête la missive qu’ils chargèrent le Premier président de porter au roi. Ils y suppliaient sa majesté de leur accorder de juger le coupable (l’attentat ayant eu lieu à Versailles, le jugement n’était pas de leur ressort) et de rendre leurs démissions. 
 Le roi se fit un peu prier, refusa de pardonner aux démissionnaires, mais finalement accepta que ceux qui ne l’étaient pas puissent juger Damiens. Fin du premier acte.
Ramené à Paris, le prisonnier fut mis au secret le plus total : même ses gardiens se virent interdire de quitter la tour Montgomery jusqu’à la fin du procès. Puis on fit arrêter et mettre au secret sa femme, sa fille, son père, ses frères et sœur, leurs conjoints et jusqu’à leurs enfants, ses amis enfin : tout le monde fut bouclé avec des précautions particulières pour que personne ne puisse les entendre. Fin du deuxième acte. 

A lire madame Sigaut, on pourrait croire que les premiers interrogatoires menés par la Grand'Chambre du Parlement se déroulent immédiatement après l'attentat du 5 janvier. La polémiste évoque le mouvement de "panique" qui s'empare des parlementaires (jansénistes), suivi d'une réunion "au milieu de la nuit", et conclu par une missive apportée au roi à "trois heures du matin". Cet empressement à s'emparer de l'affaire, forcément suspect aux yeux du lecteur, aurait empêché Damiens de révéler ses amitiés jansénistes et, pourquoi pas, l'implication de ces derniers dans l'attentat. En somme, Marion Sigaut insinue qu'on aurait cherché à le faire taire...
Pour que sa thèse devienne crédible, elle omet de préciser qu'avant d'être transféré à Paris, Damiens a subi six interrogatoires à Versailles, tous menés dans la chambre criminelle de l'Hôtel du roi, par le lieutenant de police Le Brillet et par plusieurs ministres. A moins de les soupçonner, eux aussi, de faire partie d'un présumé complot janséniste (Marion Sigaut emploie prudemment le mot "stratégie"...), on comprend mal pour quelle raison ils auraient dissimulé les révélations du régicide... Ces premiers interrogatoires méritent d'ailleurs d'être examinés plus attentivement. Damiens y affirme immédiatement avoir agi "à cause de la religion" (question 11), et sans aucun complice. Selon lui, "l'archevêque de Paris est la cause de tout le trouble par les sacrements qu'il a fait refuser". Il explique ensuite que "le peuple de Paris périt", que "malgré toutes les représentations que le Parlement fait, le roi n'a voulu en entendre à aucune." (question 12), que "les trois quarts du peuple périssent" (question 73). On apprend également qu'il a été "en pension au collège des Jésuites à Béthune" (question 48), qu'il est longuement resté domestique (pendant quatre ans ?) chez "les Jésuites de Paris" (question 64), qu'il a ensuite servi chez de nombreux "magistrats" (question 62),  qu'il connaît des conseillers du Parlement (question 57), notamment "Beze de Lys, La Guillaumie, Clément, Lambert et Boulainvilliers"....
Dans la guerre à mort que se livraient alors les deux camps (jansénistes et jésuites), les témoignages du régicide constituaient l'arme idéale pour abattre l'adversaire.  Mais il s'agissait de faire vite ! 
Soucieux d'apaiser ses relations avec le Parlement parisien, le roi accepta que les officiers de la prévôté soient dessaisis de l'affaire et que l'instruction soit déplacée à Paris. Dans la nuit du 17 au 18 janvier (soit douze jours après l'attentat !), Damiens fut transféré de Versailles à la Conciergerie. Les audiences reprirent le lendemain matin, sous l'égide cette fois du Président de Maupeou.

Cette période, pourtant essentielle, allant du 5 au 17 janvier n'est même pas mentionnée par Marion Sigaut. Pour quelle raison ? Sans doute parce qu'elle n'entre pas dans sa grille de lecture... C'est ce que nous verrons en nous penchant dans la seconde partie de l'article sur celui qu'elle qualifie de "valet modèle",  à savoir Robert-François Damiens.
(à suivre ici)