mercredi 3 septembre 2014

L'attentat de Damiens, vu par Barbier (1)


Avocat au Parlement de Paris, Edmond Jean-François Barbier nous offre avec sa Chronique de la Régence et du règne de Louis XV un témoignage extrêmement précieux et détaillé sur la période 1718-1762.
Dans le passage qui suit, il évoque l'attentat de Damiens sur la personne du roi Louis XV (janvier 1757).


Étant arrivé à Versailles le 6 au matin, je dis à M. d'Argenson que l'on débite que le criminel est d'Arras. Il me remercie de la remarque et me dit qu'il faut que j'aille droit et promptement dans cette ville pour y couler à fond toute cette affaire. II m'envoya à M. de Sourches (ndlr : grand prévôt de l'hôtel), qui me mena à la geôle où ses officiers puisaient les informations. II me fait voir le criminel, assez bel homme, les yeux enfoncés, le nez grand, et le teint animé par la fièvre, à cause de sa brûlure. II était enchaîné dans un lit, souffrant, et se plaignant de M. de Machault, qui l'avait inutilement fait brûler, puisqu'il devait tant souffrir. Je lui demandai s'il était d'Artois, il me dit : Oui, pour la vie et pour la mort. Les Artésiens sont francs, ils n'ont pas peur, et le Roi n'a pas de meilleurs sujets. Quant aux autres demandes de cette espèce, il me renvoya à M. de Sourches. Il parlait d'un ton doux au point que j'en fus d'abord la dupe, et le crus quelque chose. Mais cela ne dura pas longtemps. En nous voyant sortir il nous remercia, disant qu'il n'avait plus besoin que de Dieu et d'un bon confesseur. Je démêlai bien, que ce n'était qu'un fanatique et rien de plus.
Damiens

Je vis dans les gazettes d'Utrecht qu'il était parlé de mon travail et qu'il avait été lu le I9 février à la Grand'Chambre. Je reconnus avec plaisir que ce travail commençait à faire voir le vrai à tout le monde, et que cet homme n'avait point de complice. J'attendais que je fusse à Paris pour achever de désabuser et faire voir en effet que cet homme n'était qu'un fou, au lieu de ce qu'en disait le public, qui veut toujours donner des causes extraordinaires à tout. Cette erreur avait gagné jusque dans les meilleures maisons, et je fus souvent bien impatienté des propos détestables, et des contes apocryphes qu'on débitait à ce sujet. Mon travail, qui simplifiait et éclaircissait tout, faisait voir à n'en pouvoir douter que c'était une tête brûlée, à qui la vanité et la chaleur d'un sang enflammé, joint à des discours imprudents tenus devant lui par des parlementaires, avoient suggéré de prendre entre lui et lui-même ce détestable parti.

Arrivé à Paris je vais chez M. le premier président, où étaient M. Molé, les trois commissaires, les gens du Roi et messieurs de Fleury. On me place en cérémonie, et la conférence commence en règle. Je rabats vivement sur le caractère de Damiens que j'ai approfondi par la multiplicité des informations. Je dis que c'est un homme atrabilaire par les effets du sang et du physique; né mal, intérieurement méchant et dangereux dès son enfance, pétri d'orgueil, se croyant fait pour être réformateur et rétablir l'ordre, et donner la loi, sans principes quelconques, détestant les ecclésiastiques et se moquant de la religion, frondeur et mécontent, marchant toujours dans le noir, ne s'ouvrant jamais tout à fait à personne, parlant toujours seul et comme intérieurement, ayant un sang âcre et bouillant, qui, à chaque saignée, faisait des effets prodigieux, et l'obligeait à s'en faire tirer tous les quinze jours, et à prendre de l'opium pour le calmer quatre ou cinq jours; après quoi sa frénésie de tuer le Roi le reprenait et augmentait selon l'effervescence du sang.
( ndlr : rappelons que depuis l'exil du Parlement, en 1753, les relations des parlementaires avec le roi demeuraient extrêmement tendues )
On m'apprit à ce sujet-là qu'il avait envoyé chercher son hôtesse de Versailles et lui avait dit que c'était elle qui était la cause du malheur du Roi; ce qui pensa la faire mourir. Puis il s'expliqua, disant qu'il lui avait demandé en arrivant à se faire saigner; qu'elle avait prétendu qu'il faisait trop froid pour cela, et que s'il l'avait été il n'aurait pas commis cette action (ou du moins l'aurait commise plus tard) : cela cadrait bien avec ce que j'en disais.
 
l'attentat de Damiens
Je leur dis ensuite que je ne pouvais m'empêcher d'ajouter que cette mauvaise tête avait été extrêmement échauffée par les discours de ses différents maîtres, et surtout par plusieurs conseillers du Parlement qu'il avait servis de suite, lesquels avaient tenu des propos trop forts de mécontentement, sur les circonstances et contre les ecclésiastiques, et peut-être contre la Cour; que dans une aussi mauvaise tête cela avait fait beaucoup d'effet et le faisait entrer en fureur; qu'il paraissoit avoir projeté cet assassinat depuis trois ans, temps où l'un de ses maîtres avait été envoyé à Pierre-Encise, où il n'avait pas voulu le suivre, et s'était fort emporté alors contre M. l'archevêque, à qui, disait-on d'après lui, il voulait servir de bourreau.
 (ndlr : il est à noter qu'au cours de l'année 1754, le journal de Barbier fait à plusieurs reprises état du mécontentement du peuple parisien à l'égard du roi)
J'ajoutai d'un ton ferme et tranquille : "Voilà ce que c'est que de parler devant des domestiques, et de parler avec tant d'aigreur et de vivacité de toutes ces malheureuses affaires du temps : peut-être que sans cela la frénésie de ce malheureux se fût tournée d'un autre côté; " que peut-être on pouvait croire que le vice dominant de ce scélérat était l'orgueil qui lui faisait penser qu'il était réservé pour changer par le sacrifice de sa vie l'ordre et l'arrangement des choses, comptant que son entreprise ferait, disait-il, rentrer le Roi en lui-même; car il ne voulait pas le tuer. C'était pour cela qu'il ne s'était servi que de son canif. II aurait été fâché qu'il en fût mort, quoiqu'il sentait bien que cela pouvait arriver. Mais son but était, comme je viens de dire, de le faire rentrer en lui-même et de lui faire rendre au Parlement tout le pouvoir qu'il croyait qu'il dût avoir.

Sur ce que j'avais dit quant aux propos tenus devant les domestiques, M. le premier président et ces messieurs me dirent que j'avais raison d'avoir parlé ainsi, et que le criminel leur avait dit tout cela et bien plus fort encore. Ils ajoutèrent que ce qui leur plaisait dans mon rapport était la conformité qu'il y avait entre tout ce que je leur rapportais et tout ce que leur avait dit le coupable; que c'était le mot pour mot; que ce qu'ils avaient appris d'ailleurs n'était que des misères ridicules; qu'il n'y avait que mon travail qu'ils dussent suivre, et qu'ils m'en renouvelaient leurs remerciements.
 
portrait (à charge ) de Damiens
Je soupai chez madame de Pompadour. Après le grand couvert le Roi y descendit et y fit sa partie avec le prince de Soubise et Chalabre. Tout y était comme auparavant, ce qui devait paraître bien étonnant après la peur que lui avait faite sa blessure, après l'espèce d'amende honorable, les trois confesseurs coup sur coup, et le témoignage apparent de la plus grande piété. D'un autre côté, madame de Pompadour faisait le carême, jeûnait strictement, allait tous les jours à la messe. Elle était néanmoins auprès du Roi, et parée avec du rouge tout comme avant l'assassinat et la confession. Tout était remis à l'ordinaire, à l'exception des deux grands ministres renvoyés.

J'allai chez Madame la première, où était madame de Puisieux; toutes deux, imbues des propos de Paris sur l'affaire de Damiens, m'impatientèrent furieusement. Elles voulaient absolument que ce scélérat eût des complices; et cela allait de leur part jusqu'à croire qu'en assurant qu'il n'en avait pas, je ne disais que ce qui m'avait été soufflé par la Cour. Il y avait bien là de quoi forcer l'homme du plus grand sang-froid à s'emporter, surtout en se rendant comme moi témoignage qu'il ne parlait d'après personne, mais seulement d'après la vérité. Je sortis très en colère, non pour ce qui me regardait, mais à cause de l'extrême dépravation des esprits de presque tout Paris.

(à suivre)

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