Avocat au Parlement de Paris, Edmond Jean-François Barbier nous offre avec sa Chronique de la Régence et du règne de Louis XV un témoignage extrêmement précieux et détaillé sur la période 1718-1762.
Dans le passage qui suit, il évoque l'attentat de Damiens sur la personne du roi Louis XV (janvier 1757).
Étant arrivé à Versailles le 6 au
matin, je dis à M. d'Argenson que l'on débite que le criminel est d'Arras. Il
me remercie de la remarque et me dit qu'il faut que j'aille droit et
promptement dans cette ville pour y couler à fond toute cette affaire. II
m'envoya à M. de Sourches (ndlr : grand prévôt de l'hôtel), qui me mena à la geôle où ses officiers puisaient
les informations. II me fait voir le criminel, assez bel homme, les yeux
enfoncés, le nez grand, et le teint animé par la fièvre, à cause de sa brûlure.
II était enchaîné dans un lit, souffrant, et se plaignant de M. de Machault,
qui l'avait inutilement fait brûler, puisqu'il devait tant souffrir. Je lui
demandai s'il était d'Artois, il me dit : Oui, pour la vie et pour la mort. Les
Artésiens sont francs, ils n'ont pas peur, et le Roi n'a pas de meilleurs
sujets. Quant aux autres demandes de cette espèce, il me renvoya à M. de
Sourches. Il parlait d'un ton doux au point que j'en fus d'abord la dupe, et le
crus quelque chose. Mais cela ne dura pas longtemps. En nous voyant sortir il
nous remercia, disant qu'il n'avait plus besoin que de Dieu et d'un bon
confesseur. Je démêlai bien, que ce n'était qu'un fanatique et rien de plus.
Damiens |
Je vis dans les gazettes
d'Utrecht qu'il était parlé de mon travail et qu'il avait été lu le I9 février
à la Grand'Chambre. Je reconnus avec plaisir que ce travail commençait à faire
voir le vrai à tout le monde, et que cet homme n'avait point de complice.
J'attendais que je fusse à Paris pour achever de désabuser et faire voir en
effet que cet homme n'était qu'un fou, au lieu de ce qu'en disait
le public, qui veut toujours donner des causes extraordinaires à tout. Cette
erreur avait gagné jusque dans les meilleures maisons, et je fus souvent bien
impatienté des propos détestables, et des contes apocryphes qu'on débitait à ce
sujet. Mon travail, qui simplifiait et éclaircissait tout, faisait voir à n'en
pouvoir douter que c'était une tête brûlée, à qui la vanité et la chaleur d'un
sang enflammé, joint à des discours imprudents tenus devant lui par des
parlementaires, avoient suggéré de prendre entre lui et lui-même ce détestable
parti.
Arrivé à Paris je vais chez M. le
premier président, où étaient M. Molé, les trois commissaires, les gens du Roi
et messieurs de Fleury. On me place en cérémonie, et la conférence commence en
règle. Je rabats vivement sur le caractère de Damiens que j'ai approfondi par
la multiplicité des informations. Je dis que c'est un homme atrabilaire par les
effets du sang et du physique; né mal, intérieurement méchant et dangereux dès
son enfance, pétri d'orgueil, se croyant fait pour être réformateur et rétablir
l'ordre, et donner la loi, sans principes quelconques, détestant les
ecclésiastiques et se moquant de la religion, frondeur et mécontent, marchant
toujours dans le noir, ne s'ouvrant jamais tout à fait à personne, parlant
toujours seul et comme intérieurement, ayant un sang âcre et bouillant, qui, à
chaque saignée, faisait des effets prodigieux, et l'obligeait à s'en faire
tirer tous les quinze jours, et à prendre de l'opium pour le calmer quatre ou
cinq jours; après quoi sa frénésie de tuer le Roi le reprenait et augmentait
selon l'effervescence du sang.
( ndlr : rappelons que depuis l'exil du Parlement, en 1753, les relations des parlementaires avec le roi demeuraient extrêmement tendues )
On m'apprit à ce sujet-là qu'il
avait envoyé chercher son hôtesse de Versailles et lui avait dit que c'était
elle qui était la cause du malheur du Roi; ce qui pensa la faire mourir. Puis
il s'expliqua, disant qu'il lui avait demandé en arrivant à se faire saigner;
qu'elle avait prétendu qu'il faisait trop froid pour cela, et que s'il l'avait
été il n'aurait pas commis cette action (ou du moins l'aurait commise plus
tard) : cela cadrait bien avec ce que j'en disais.
Je leur dis ensuite que je ne
pouvais m'empêcher d'ajouter que cette mauvaise tête avait été extrêmement
échauffée par les discours de ses différents maîtres, et surtout par plusieurs
conseillers du Parlement qu'il avait servis de suite, lesquels avaient tenu des
propos trop forts de mécontentement, sur les circonstances et contre les
ecclésiastiques, et peut-être contre la Cour; que dans une aussi mauvaise tête
cela avait fait beaucoup d'effet et le faisait entrer en fureur; qu'il
paraissoit avoir projeté cet assassinat depuis trois ans, temps où l'un de ses
maîtres avait été envoyé à Pierre-Encise, où il n'avait pas voulu le suivre, et
s'était fort emporté alors contre M. l'archevêque, à qui, disait-on d'après
lui, il voulait servir de bourreau.
(ndlr : il est à noter qu'au cours de l'année 1754, le journal de Barbier fait à plusieurs reprises état du mécontentement du peuple parisien à l'égard du roi)
J'ajoutai d'un ton ferme et
tranquille : "Voilà ce que c'est que de parler devant des domestiques, et de
parler avec tant d'aigreur et de vivacité de toutes ces malheureuses affaires
du temps : peut-être que sans cela la frénésie de ce malheureux se fût tournée
d'un autre côté; " que peut-être on pouvait croire que le vice dominant de ce
scélérat était l'orgueil qui lui faisait penser qu'il était réservé pour
changer par le sacrifice de sa vie l'ordre et l'arrangement des choses,
comptant que son entreprise ferait, disait-il, rentrer le Roi en lui-même; car
il ne voulait pas le tuer. C'était pour cela qu'il ne s'était servi que de son
canif. II aurait été fâché qu'il en fût mort, quoiqu'il sentait bien que cela
pouvait arriver. Mais son but était, comme je viens de dire, de le faire
rentrer en lui-même et de lui faire rendre au Parlement tout le pouvoir qu'il
croyait qu'il dût avoir.
Sur ce que j'avais dit quant aux
propos tenus devant les domestiques, M. le premier président et ces messieurs
me dirent que j'avais raison d'avoir parlé ainsi, et que le criminel leur avait
dit tout cela et bien plus fort encore. Ils ajoutèrent que ce qui leur plaisait
dans mon rapport était la conformité qu'il y avait entre tout ce que je leur
rapportais et tout ce que leur avait dit le coupable; que c'était le mot pour
mot; que ce qu'ils avaient appris d'ailleurs n'était que des misères ridicules;
qu'il n'y avait que mon travail qu'ils dussent suivre, et qu'ils m'en
renouvelaient leurs remerciements.
Je soupai chez madame de
Pompadour. Après le grand couvert le Roi y descendit et y fit sa partie avec le
prince de Soubise et Chalabre. Tout y était comme auparavant, ce qui devait
paraître bien étonnant après la peur que lui avait faite sa blessure, après
l'espèce d'amende honorable, les trois confesseurs coup sur coup, et le
témoignage apparent de la plus grande piété. D'un autre côté, madame de
Pompadour faisait le carême, jeûnait strictement, allait tous les jours à la
messe. Elle était néanmoins auprès du Roi, et parée avec du rouge tout comme
avant l'assassinat et la confession. Tout était remis à l'ordinaire, à
l'exception des deux grands ministres renvoyés.
J'allai chez Madame la première,
où était madame de Puisieux; toutes deux, imbues des propos de Paris sur
l'affaire de Damiens, m'impatientèrent furieusement. Elles voulaient absolument
que ce scélérat eût des complices; et cela allait de leur part jusqu'à croire
qu'en assurant qu'il n'en avait pas, je ne disais que ce qui m'avait été
soufflé par la Cour. Il y avait bien là de quoi forcer l'homme du plus grand
sang-froid à s'emporter, surtout en se rendant comme moi témoignage qu'il ne
parlait d'après personne, mais seulement d'après la vérité. Je sortis très en
colère, non pour ce qui me regardait, mais à cause de l'extrême dépravation des
esprits de presque tout Paris.
(à suivre)
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