Etrangement
méconnue, l'oeuvre littéraire du Marquis d'Argenson (1694-1757) révèle un regard lucide sur la situation politique et économique du
Royaume de France.
L'extrait que je reproduis ci-dessous date de décembre 1750. 39 ans avant 1789, d'Argenson y prophétise la possible réunion des Etats Généraux.
Lucide quant aux causes de la catastrophe à venir (une dette astronomique, déjà... ), il se trompe pourtant sur l'identité des principaux acteurs...
20 décembre 1750.
— On dit sourdement dans Paris que le corps du clergé garde
contre l’autorité royale une dernière proposition qui sera
la plus forte que l’on ait avancée depuis longtemps. Quand il sera
poussé à bout par l’autorité et par les armes, quand
on aura refusé ses dernières remontrances, quand le ministère
de la finance (conduit par l’abbé de Broglie) aura
saisi le temporel des principales églises; quand les peuples, mécontents
de l’administration financière, seront prêts à se soulever,
comme on l’a vu cet été; quand leur mécontentement
sera encore accru par la continuation des impôts sous le faux prétexte
de payer les dettes, tandis que l’on emprunte pour les augmenter, par la
trop grande et trop injuste distribution des grâces, par les désordres
de la cour, par l’excès d’autorité d’une favorite de bas
lieu, par la dureté des recouvrements, par le dépérissement
du commerce, par le peu de considération de notre couronne au dehors,
ce qu’on lit de reste dans les gazettes étrangères, surtout
par les entreprises audacieuses des Anglais contre nos colonies... toutes
ces choses venues à leur point dans les opinions, qui régissent
le monde, alors le clergé s’ameutera tout à coup pour disputer
au roi l’autorité arbitraire de l’exaction des impôts, et
demandera l’assemblée des États Généraux
de la nation. Et pour lors nous autres particuliers n’aurons qu’à
nous taire en paroles, écrits, et même gestes, sur une telle
question, et laisser faire au clergé.
Le clergé dira donc: « Vous agitez la question
de droit rigoureux, si je suis tout à fait dépendant ou tout
à fait indépendant dans mes tributs. J’ai prouvé mon
indépendance par ma longue possession, par mes titres, par les titres
que vous m’avez donnés vous-mêmes. Mon grand argument jusqu’ici
a été que, mes biens étant sacrés, étant
donnés pour Dieu et pour son service, c’est pour ce motif
respectable que j’ai conservé le droit de m’assembler, et de ne
payer aucun impôt que sur la délibération, et l’autorité
de mes assemblées, et que j’ai conservé cette prérogative
tandis que les deux autres ordres de l’État l’ont perdue, noblesse
et tiers-état. Eh bien, moi clergé, je soutiens que vous
roi, vous n’avez pas le droit d’exiger arbitrairement les tributs, et d’en
disposer comme vous faites sans l’intervention de la nation. Ceci,
je le soutiens, et pour moi et pour les autres corps et ordres de la nation;
je démontre votre usurpation et je requiers l’assemblée des
États-Généraux. »
Certes, ce serait là une grande hardiesse, et le
ministère par son rejet y répondrait avec violence et sévérité.
On diviserait, on punirait les membres. Mais que l’on considère
cependant que ces coupables seraient les ministres du Seigneur, que les
sentiments et opinions populaires seraient pour eux, que ces coupables,
disant ceci devant la porte de leurs églises, seraient difficiles
à arracher de leur saint asile, que l’on n’enlève point ainsi
un pontife à son autel sans grande résistance du troupeau,
et que le cardinal de Retz regrette de n’avoir point couché
dans la sacristie de Notre-Dame, la nuit où l’on vint l’arrêter
prisonnier.
le cardinal de Retz, arrêté en 1652 |
Je me mets à la place des ministres, et je suppose
que je fusse averti de ce mouvement et de ce nouvel argument. Les menées
pour se concerter seraient découvertes. Peut-être certains
prélats retenus par eux-mêmes ou par leurs familles, hésitant
à cette démarche, découvriraient ce projet. Je crois
que ce qu’il y aurait de mieux à faire serait de convoquer au plus
vite une assemblée du clergé, pour lui donner seulement à
délibérer sur ses affaires particulières, sur le payement
de ses dettes et la réformation de ses départements, en connaissance
de cause de ses revenus, sans lui rien demander pour le roi ni pour le
trésor royal, parce que le roi a déjà pris en septembre
dernier ce qui lui revient pour les cinq années commencées
qui expireront en 1755. Dans cette nouvelle assemblée, il ne faudrait
plus reparler de la grande question agitée, de la pleine autorité
du trône sur les biens du clergé; seulement lui recommander
ses propres affaires. Mais, dira-t-on, ce serait chanter la palinodie!
Non, car ce qu’on omet de dire n’est point détruit par l’omission
et le silence. Il y aurait bien moyen de tourner ceci dans la harangue
des commissaires. Le roi ferait dire au clergé qu’il le croit plus
capable que personne d’arranger ses affaires, et le reste se conduirait
par négociations, afin de ne pas réveiller le chat qui dort.
Autrement je crains que ceci poussé à bout
ne produise grand scandale, qu’il ne s’élève des hommes qui
soutiennent la cause nationale sous couleur de la cléricale. Puis
ces hommes deviendront grands et chers aux peuples, sans grand mérite
ni génie à eux. Et qu’on ne dise point qu’il n’y a plus d’hommes.
La statue est dans le bloc de marbre. Les plus petits y deviendraient bons.
Voyez combien il y a aujourd’hui d’écrivains instruits et philosophes.
Le vent souffle d’Angleterre depuis quelques années sur ces matières-là.
Ce sont des matières combustibles. Voyez dans quel style sont écrites
les remontrances des parlements et des états sur le vingtième.
Ces procureurs généraux des parlements, ces syndics d’État,
tous ces gens-là deviendront au besoin de grands hommes. Toute la
nation prendrait feu; la noblesse se joindrait au clergé, puis le
tiers-état. Et s’il en résultait la nécessité
d’assembler les États-Généraux du royaume pour régler
les finances et les demandes d’argent pour la suite, ces États ne
s’assembleraient pas en vain. Qu’on y prenne garde, tout ceci est fort
sérieux.
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