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mercredi 23 août 2023

Entretien avec Jean-Christian Petitfils

Un entretien passionnant accordé par l'historien Jean-Christian Petitfils au Monde (août 2023)

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L’historien Jean-Christian Petitfils : « Tous les monarques français d’avant la Révolution ont été à proprement parler des rois absolus »

 


 


A la faveur de la publication de la collection du Monde « La Grande Histoire des rois de France », à partir du mercredi 23 août, l’historien et politologue Jean-Christian Petitfils, spécialiste des Bourbons et auteur, en 2021, d’une biographie d’Henri IV, explore les héritages de l’Ancien Régime et les rouages d’un pouvoir inscrit dans une continuité historique, toujours lisible de nos jours.

 

Comment expliquez-vous l’intérêt, voire la fascination, que portent les Français aux rois de France, malgré l’épisode sanglant et régicide de la Révolution ?

 

Si l’histoire contemporaine attire leur attention, avec bien entendu un tropisme particulier pour les deux guerres mondiales, ils se passionnent également pour l’histoire des rois, moins par nostalgie de l’ancienne royauté que par attrait pour son héritage historique et pour la « longue durée » chère à l’historien Fernand Braudel. Leur ressenti d’un déclin du pays nourrit sans doute aussi leur nostalgie de ses grandeurs passées (on connaît la fameuse phrase de Talleyrand : « Qui n’a pas vécu dans les années voisines de 1780 n’a pas connu le plaisir de vivre »).

 

Ils savent que la France ne commence pas à la révolution de 1789 et à la Déclaration des droits de l’homme. Soucieux de retrouver leurs racines et leur fierté nationale, ou, s’ils sont devenus français plus récemment, de s’enraciner dans l’histoire de leur pays, ils ont besoin d’en comprendre sa lente formation pour mieux percevoir les données du monde actuel. L’histoire, en effet, ne se répète jamais à l’identique. Toutefois, comment nier que l’expérience historique fournit la plupart des clés de compréhension du présent ?

 

De Clovis à Charlemagne, de Saint Louis à François Ier ou d’Henri IV à Louis XVI, quels sont les rois qui, selon vous, ont le plus durablement marqué le destin de la France et de l’Etat ?

 

Pour moi, il est clair que les Mérovingiens et les premiers Carolingiens n’appartiennent pas à la lignée des rois de France, même si Clovis et Charlemagne ont joué un rôle capital dans la construction de l’imaginaire monarchique (le premier par son baptême chrétien, le second par son couronnement). La Francia occidentalis, d’où est sortie la France actuelle, naît en 843 au traité de Verdun, sur les ruines de l’empire carolingien, pas avant.

 

Si l’on veut dresser la liste des grands rois qui ont marqué le destin de la France, il faut d’abord écarter tout jugement moral sur leur personne. Certains sont des saints, d’autres des cyniques ou même de fichus coquins. Mais tous ont plus ou moins œuvré, en bons Capétiens, pour accroître le territoire national, juguler la féodalité ou ses résurgences, renforcer l’autorité monarchique, affirmer l’indépendance de leur royaume par rapport à l’autorité temporelle du pape ou aux prétentions dominatrices de l’empereur romain germanique. Je citerai Louis VI le Gros, Philippe Auguste, Louis IX (Saint Louis), Philippe le Bel, Louis XI, Henri IV, Louis XIII, Louis XIV… Je mets de côté François Ier, grand bâtisseur et mécène remarquable, souvent porté aux nues, mais piètre politique.

 

Si la dynastie capétienne des Bourbons incarne à la fois l’apogée et la fin de la monarchie d’Ancien Régime, quels en sont les achèvements, les prouesses ou les faiblesses ?

 

Tous les monarques français d’avant la Révolution ont été à proprement parler des rois « absolus ». « Le roi est empereur en son royaume », affirmait un adage du XIIIe siècle. Il reçoit de Dieu seul sa pleine souveraineté législative. Il ne tient, dira Louis XIV, « son épée que de Dieu ».

 

A partir du règne d’Henri IV, plus exactement à partir de l’édit de Nantes (1598), on assiste à l’éclosion d’un autre phénomène, celui de « l’absolutisme » proprement dit, qui s’édifie sur les dernières ruines de la féodalité. Ce concept, toutefois, est d’une simplicité trompeuse, qui a conduit la plupart du temps à de graves contresens historiques : on en a fait un synonyme de despotisme, de dictature, voire de tyrannie ou de totalitarisme. En réalité, il correspond à l’effort du pouvoir central, à partir du XVIIe siècle, non plus simplement de coiffer la société plurielle, foisonnante et anarchique issue du Moyen Age, mais de la transformer, de l’unifier, de construire un appareil d’Etat, dans le cadre de la souveraineté moderne.

 

Pour éviter toute ambiguïté, certains historiens ont eu raison de lui préférer le terme de « monarchie administrative ». Dans ce travail titanesque, le pouvoir royal s’est heurté à la résistance des corps sociaux, Eglise, noblesses d’épée ou de robe, institutions locales, parlements régionaux, assemblées d’états, corporations. Ce système absolutiste n’était pas spécifique à la France (on le retrouve dans l’Angleterre des Stuarts ou dans l’Espagne des Bourbons au XVIIIe siècle). Sa grande faiblesse a été, en tout cas en France, l’absence de toute représentation des peuples. Les états généraux, organe créé au XIVe siècle, mais largement obsolète du fait de l’évolution sociologique de la société, ne furent pas réunis de 1614 à 1789.

 

Pourquoi avoir consacré aux rois Bourbons de l’Ancien Régime l’essentiel de votre œuvre ? Qu’avez-vous découvert par votre étude et votre recherche approfondie ?

 

En raison de ma formation d’historien et de politiste, j’ai voulu faire ce qu’Emmanuel Le Roy Ladurie appelle « la science politique de l’Ancien Régime ». Il s’agissait de comprendre comment ont fonctionné les rapports sociaux et leurs turbulences dans ces sociétés institutionnellement inégalitaires. On découvre, par exemple, que, sous l’Ancien Régime, au cœur de la structure sociopolitique du royaume, les mécanismes de fidélités, de clientèles, les liens d’homme à homme, dérivés de l’ordre féodal, occupent une place prépondérante, en l’absence d’une bureaucratie moderne s’étendant sur l’ensemble du territoire.

 

J’ai montré dans ma biographie de Louis XIV comment le roi, qui ne disposait pour ainsi dire d’aucun relais dans la société, mais qui refusait de dépendre d’un premier ministre omnipotent, s’est d’abord appuyé sur deux clans, les Colbert d’un côté, les Le Tellier-Louvois de l’autre, disposant eux-mêmes de vastes et tentaculaires réseaux de créatures. Elargissant ainsi son espace politique, il gouverna par arbitrage jusqu’à la mort du dernier grand vizir, Louvois, en 1691, date à laquelle, ayant ramené à lui toutes les clientèles et les fidélités, et attiré la haute noblesse à Versailles, il devint enfin son propre premier ministre.

 

Comme tout bon Capétien, il a joué sur des registres contradictoires, rassemblant en père de famille affectionné les groupes sociaux, tout en veillant à maintenir un minimum de tensions et à couper les ailes des puissants. Diviser pour régner était la condition de sa survie. Le désordre pouvait lui nuire, mais l’entente trop parfaite de ses sujets risquait de lui faire perdre la maîtrise de la situation, particulièrement au sein de la noblesse. Il lui revenait donc de maintenir, voire d’entretenir, la rivalité des coteries, de jouer des susceptibilités de rang et de prestige. A lui de régler, par la distribution des « grâces », les anoblissements ou les créations d’offices, l’émulation des familles et des individus.

 

Parallèlement, le pouvoir royal, poussé comme tout pouvoir par une tendance hégémonique, a cherché à rogner les môles de résistance, à écarter les rivaux potentiels, bref, à affaiblir les familles aristocratiques trop puissantes, à empêcher l’ascension de certains grands trop en vue. La monarchie absolue, a dit l’historien François Furet, n’a cessé « de tisser une dialectique de subversion à l’intérieur du corps social ».

 

Cependant, contrairement à Tocqueville, qui, à mon avis, a surestimé la centralisation « louisquatorzienne » et négligé la vigueur des forces centrifuges des dernières décennies de l’Ancien Régime, la monarchie n’a nullement réalisé l’Etat fort auquel elle aspirait.

 

En réalité, au XVIIIe siècle, le pouvoir royal meurt, non d’un excès de puissance, mais de faiblesse extrême, embarrassé par ses contradictions internes, étouffé par la gigantesque réaction aristocratique qui surgit dès la mort de Louis XIV et par la coalition égoïste des corps et des ordres sous le règne suivant, arc-boutés sur la défense de leurs privilèges fiscaux.

 

Que nous enseignent aujourd’hui les aspirations de Richelieu ou de Mazarin, les réformes de Colbert, Louvois ou encore les conseils de Talleyrand ?

 

Assurément, ces hommes n’ont pas été sans défauts. Les cardinaux-ministres ont accumulé des fortunes considérables (le tiers du budget annuel de l’Etat pour Mazarin !). Il est vrai qu’ils devaient se montrer plus riches et plus puissants que les princes et les grands pour mieux contrecarrer leurs actions.

 

On reproche beaucoup aujourd’hui à Colbert, et à bon droit, la rédaction du redoutable code noir (ordonnance sur la condition des esclaves aux Antilles, qui a de fait contribué au développement de la traite occidentale). On a rendu, non sans raison, Louvois, secrétaire d’Etat à la guerre de Louis XIV, responsable du sac du Palatinat, en 1688, durant la guerre contre le Saint Empire germanique, qui a entraîné la coalition des princes allemands contre la France.

 

Quant à Talleyrand, grand metteur en scène du silence en politique, on l’a accusé d’être, comme le dit Emmanuel de Waresquiel, « le traître de toutes les causes ». Mais tous ont été de talentueux et remarquables serviteurs de l’Etat, même le sinueux « diable boiteux », qui a toujours gardé une cohérence intellectuelle sans être véritablement homme à système, comme le pensait Metternich, chancelier de l’empire d’Autriche.

 

La place et le rôle des reines dans l’histoire de France sont-ils une exception française ?

 

Certainement. Cela tient à la fameuse loi salique, tirée du code juridique des Francs saliens, réutilisée de façon biaisée par certains légistes du XIVe siècle à dessein d’écarter les femmes de la succession au trône et de réserver celle-ci aux mâles par ordre de primogéniture. « Les lys ne tissent ni ne filent », disait-on en s’appuyant de façon outrageusement extensive sur une phrase du Christ dans l’Evangile de saint Matthieu. En d’autres termes, la monarchie des lys ne pouvait échoir à celles dont l’activité principale était de tisser et de filer !

 

Cela dit, lors des périodes de régence, correspondant à la minorité de leur fils aîné (jusqu’à l’âge de 13 ans), plusieurs reines ont joué un rôle politique non négligeable : l’énergique Blanche de Castille, mère de Louis IX (Saint Louis), qui exerça également la régence pendant la septième croisade, la très contestable Isabeau de Bavière pendant la folie de Charles VI, l’habile et autoritaire Catherine de Médicis, que les historiens récents ont largement débarrassée de sa sulfureuse réputation, Marie de Médicis, mère de Louis XIII, dont l’action reste frappée par nombre de maladresses, enfin la très remarquable Anne d’Autriche, tout espagnole au début de son mariage avec Louis XIII, qui surprit par ses capacités politiques et qui, au dire même de son fils Louis XIV, « méritait d’être mise au rang de nos plus grands rois ».

 

Quels parallèles peut-on tracer entre monarchie et république ?

 

La rupture introduite par la Révolution est immense. Dans l’histoire de France, il y eut sans aucun doute plusieurs crises de légitimité, mais une seule et unique crise affectant la souveraineté, celle de 1789. Les 17 et 20 juin de cette année-là, en effet, devant la carence du pouvoir royal à proposer un plan de redressement financier, les Etats généraux se proclamèrent Assemblée nationale et accaparèrent la plénitude de la souveraineté jusque-là exercée par le roi seul, y compris le pouvoir constituant. C’était un coup d’Etat au regard du droit et des institutions monarchiques.

 

A partir de cet événement fondateur, qui voit un immense déplacement de pouvoir, c’est l’Ancien Régime tout entier, non seulement la société d’ordres, mais aussi l’édifice séculaire du mystère capétien, auréolé du sacre de Reims, qui est mis à bas. On passe d’une représentation de la nation à l’ancienne à celle d’une nation moderne, fondée sur un corps politique unifié, englobant l’ensemble des citoyens. La rupture fut accentuée, naturellement, sous la « deuxième Révolution » – celle du 10 août 1792 –, par le procès et la décapitation de Louis XVI.

 

Et, pourtant, il y a bien une certaine continuité culturelle entre la France monarchique et la France républicaine. Une large partie de la symbolique monarchique a été préservée ou reconstituée autour de l’Etat républicain, particulièrement sous la Ve République. Quant à la continuité politique, elle est encore plus flagrante dans l’œuvre d’unification et de centralisation de la République au XIXe siècle, conduite avec plus d’énergie encore, et même de brutalité, du fait de la table rase réalisée par la Révolution, qui avait détruit tous les anciens corps intermédiaires hérités du Moyen Age. Charles Péguy avait raison de le dire : « La République une et indivisible, c’est notre royaume de France ! »

 

Aujourd’hui, les monarques qui subsistent en Europe ne gouvernent pas. Est-ce la condition sine qua non à leur survie et au maintien d’une cohésion, voire d’une continuité au sein de leur peuple que les gouvernements ne peuvent incarner ?

 

Vous avez raison, si l’on met à part l’Etat du Vatican, qui du point de vue constitutionnel est une monarchie absolue, élective et de droit divin, les monarchies européennes – Belgique, Danemark, Espagne, Norvège, Pays-Bas, Royaume-Uni, Suède… – sont des monarchies constitutionnelles et démocratiques dont les souverains exercent un pouvoir de représentation et un rôle politique strictement encadré. Leur roi ou leur reine incarne à la fois leur pays dans sa continuité historique et, en même temps, est issu de familles dépositaires des plus antiques traditions nationales. C’est un avantage certain par rapport à la république.

 

L’engouement extraordinaire des Français pour le récent couronnement de Charles III au Royaume-Uni, qui a mis en valeur la puissance de la symbolique royale, est là pour en témoigner. Ce n’est pas pour autant qu’ils seraient prêts à accepter l’instauration d’une monarchie constitutionnelle. Celle-ci, on le sait, a échoué de peu en octobre 1873, lorsque le comte de Chambord a refusé de reconnaître le drapeau tricolore, au nom de ses convictions contre-révolutionnaires. L’instauration de la Ve République, dotée d’un pouvoir exécutif fort, en a fermé la porte sans doute définitivement. Même s’ils sont aujourd’hui assez critiques à l’égard des actuelles institutions et de leurs dérives, les Français tiennent en grande majorité à cette « monarchie républicaine » voulue par le général de Gaulle, qui leur permet d’élire directement le président de la République.

Pour vous, qui avez publié les biographies des rois Bourbons de l’Ancien Régime, quel semble être le moyen, à l’instar de la collection « La Grande Histoire des rois de France » du « Monde », pour entrer dans l’histoire des rois, saisir les enjeux qui déterminent leur action et en questionner l’héritage ?

 

La France a une longue histoire, construite patiemment, mais pas toujours méthodiquement, par des générations d’hommes et de femmes, à la sueur de leur travail ou par leur sang versé. Elle est porteuse de traditions anciennes, spirituelles en particulier (« la fille aînée de l’Eglise »), qu’on ne saurait oublier, mais aussi d’un projet ouvert, généreux, universaliste, assimilateur. C’est l’aventure de cette lente construction de l’Etat, d’un Etat de justice au service du bien commun, au-dessus des ambitions individuelles, des factions et des féodalités de tous ordres, qu’il faut s’efforcer de lire à travers les biographies de nos rois, leurs réussites exceptionnelles mais également, il faut le reconnaître, leurs erreurs et leurs échecs tragiques. C’est cette continuité historique de la nation qui me paraît le plus remarquable. « Vieille France, écrivait Charles de Gaulle, meurtrie de guerres et de révolutions, allant et venant de la grandeur au déclin, mais redressée de siècle en siècle par le génie du renouveau. »

mardi 22 septembre 2020

Les Etats Généraux vus par Jean-Christian Petitfils (3)

 Les extraits qui suivent proviennent d'une contribution de l'écrivain Jean-Christian Petitfils au Livre Noir de la Révolution Française (2008). 

Il propose ici une relecture très personnelle de la convocation des Etats Généraux.

 

(pour lire ce qui précède)

L'élément déclenchant fut, comme l'a montré l'historien Timothy Tackett, le refus des députés de la noblesse de vérifier leurs pouvoirs en présence de ceux du tiers. En réaction, ceux-ci se constituèrent en assemblée autonome le 12 juin. Il fallait « couper le câble», comme disait l'abbé Sieyès. Le 17, cette assemblée à laquelle s'étaient joints quelques membres du clergé, dont l'abbé Grégoire, se proclama «Assemblée nationale ». «Ce décret, dira avec pertinence Mme de Staël, était la Révolution même. » Le 19, les délégués du clergé décidèrent de rejoindre le tiers. Le 20, redoutant la dissolution des états généraux, les membres de la nouvelle assemblée prononcèrent le fameux serment du Jeu de Paume, jurant de ne pas se séparer tant qu'une constitution du royaume n'aurait pas été rédigée.

Au regard de l'ancien droit et des institutions monarchiques, c'était un coup d'État sans précédent, un gigantesque déplacement de pouvoir mettant à bas tout l'édifice séculaire du mystère capétien, auréolé du sacre de Reims. L'assemblée s'était emparée du pouvoir constituant au nom de la souveraineté nationale, telle que l'avait définie Sieyès dans sa fameuse brochure, et elle entendait l'exercer en plénitude, dépouillant le roi de sa propre souveraineté.

Le moment était capital, décisif, même si les députés mirent un certain temps à en tirer toutes les conséquences. On passait d'une représentation de la nation à l'ancienne, assise sur la juxtaposition des intérêts sociaux, à celle d'une nation moderne, fondée sur un corps politique unifié, englobant l'ensemble des citoyens, dans laquelle en définitive le roi n'avait plus sa place, sinon comme un simple fonctionnaire. À l'absolutisme monarchique, qui dans la réalité n'était qu'une fiction, compte tenu de la multitude des corps intermédiaires de l'Ancien Régime, se substituait l'absolutisme populaire, pouvoir fort, redoutable, détenteur de toute autorité, exécutive, législative et judiciaire, enclin par son origine comme par sa nature à la toute-puissance. Le rejet du bicaméralisme en septembre ne fit qu'aggraver le mouvement. Ce concept d'une souveraineté unique, appartenant à la nation et s'incarnant dans une assemblée omnipotente, allait peser lourd sur la suite de la tragédie révolutionnaire. Bientôt, on verra l'assemblée réduire les pouvoirs du roi telle une peau de chagrin, voulant légiférer jusque dans le domaine religieux, au point de se prendre parfois pour un concile œcuménique! «Nous sommes une convention nationale, dira le député Camus le 3 mai 1790. Nous avons assurément le pouvoir de changer la religion, mais nous ne le ferons pas» ! Cette appropriation sans partage de la souveraineté par une assemblée élue rendait impraticable toute monarchie constitutionnelle, malgré la bonne volonté de Louis XVI, prêt pourtant, pour le bonheur de son peuple, à tenter l'expérience. Roi réformateur, ayant accepté la fin de la société d'ordres, les droits de l'homme et à peu près toutes les transformations de la société civile, il aurait pu être le meilleur roi possible pour la Révolution naissante, mais c'est elle finalement qui, par son intransigeance dogmatique, n'a pas voulu de lui.

Il est permis de penser que tous les maux ultérieurs de la Révolution, l'emballement des événements, les désordres, le déchirement des factions, le déchaînement des violences, la Terreur elle-même,trouvent leur origine dans cet acte fondateur. Une si brutale et si violente révolution juridique permet aussi de comprendre pourquoi la démocratie française sera fort différente des démocraties britannique ou américaine, sagement hérissées de contre-pouvoirs, respectueuses du droit des minorités et qui, elles, n'ont pas eu l'audace prométhéenne de placer au centre de leur réflexion politique la question quasi métaphysique de la souveraineté originelle.

La rupture radicale est souvent l'ennemie du bien commun

dimanche 16 août 2020

Les Etats Généraux vus par Jean-Christian Petitfils (2)

Les extraits qui suivent proviennent d'une contribution de l'écrivain Jean-Christian Petitfils au Livre Noir de la Révolution Française (2008). 
Il propose ici une relecture très personnelle de la convocation des Etats Généraux. 




À l'ouverture des états généraux, le 5 mai 1789, le monarque avait donc récupéré une large capacité de manœuvre. Sans doute la situation sociale était-elle devenue délicate au fil des mois. En avril, la troupe avait dû réprimer durement l'émeute Réveillon, qui avait fait tache d'huile aux faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marcel. On avait dénombré au moins 300 morts. On peut néanmoins penser qu'en dépit de ces troubles liés à des difficultés économiques que l'Ancien Régime connaissait régulièrement, la France, à ce moment-là, aurait pu évoluer en douceur vers un nouveau régime, conduisant à la disparition de la société d'ordres. Au vieil absolutisme monarchique se serait substituée une monarchie constitutionnelle dotée d'une représentation permanente des peuples. De là sans doute serait née progressivement une monarchie parlementaire, qui aurait maintenu dans son principe - et c'est ce qui était important pour la stabilité de l'ordre public - la souveraineté royale. C'est ce qui était advenu à l'Angleterre après sa Glorious Revolution de 1688. L'évolution vers la « modernité» s'était faite en douceur au cours du XVIIIe siècle. 
Aujourd'hui encore, en Grande-Bretagne, la reine est, en son Parlement, la « fontaine des pouvoirs ». Elle est pleinement souveraine, ce qui n'empêche pas la nation britannique d'être l'une des plus démocratiques du monde.

Pourquoi donc et comment cette marge de manœuvre dont Louis XVI disposait à l'ouverture des états généraux a-t-elle été gâchée?

Trois facteurs principaux au moins expliquent le déclenchement de la crise révolutionnaire de juin, «tragédie centrale du règne », comme l'a bien vu l'historien britannique John Hardman.

Le premier fut la singulière division du Conseil du roi et de la cour. Une large partie de l'entourage royal rejoignit le clan des partisans de l'absolutisme animé par le comte d'Artois: le groupe des Polignac, favorable au début à la modernisation de la monarchie administrative, et la reine elle-même, qui allait exercer sur son mari une influence néfaste. Tous estimaient qu'il fallait mettre un coup d'arrêt à la fermentation de l'opinion. Artois avait dit à son frère que «sa couronne était en danger, que Necker était un second Cromwell ».

Le second facteur fut le refus de Necker, à qui incombait la conduite des affaires intérieures, de proposer aux états généraux un programme détaillé de réformes. L'assemblée des députés, forte de 1 154 membres, réunie à l'hôtel des Menus-Plaisirs, se trouva ainsi livrée à elle-même, après une séance d'ouverture le 5 mai, magnifique quant au déploiement du faste monarchique, mais atone sur le plan politique et qui laissait sur leur faim les éléments les plus réformateurs. Le discours de Necker, en particulier, faisait étalage de chiffres, de technique financière, au milieu d'un flot de lieux communs, évoquait longuement la dette et le déficit, sans proposer le moindre remède. Personne ne comprit où il voulait en venir. Et ce fut tout. Des semaines furent perdues ensuite à vérifier les pouvoirs des élus, dans une vive atmosphère de tension entre les trois ordres. L'inaction engendra l'exaspération.

Le dernier facteur fut la maladie du petit dauphin, Louis Joseph Xavier, qui mourut de tuberculose à sept ans, le 4 juin. Louis et Marie-Antoinette furent accablés par ce décès, qui ne souleva pas la moindre émotion dans l'opinion. «À partir de ce jour-là, écrira la reine à son frère Léopold, le peuple est en délire et je ne cesse de dévorer mes larmes. » Les députés du tiers, qui avaient élu Bailly comme doyen - Bailly qui déclarait: «Vos fidèles communes (ainsi désignait-il, à l'image de l'Angleterre, l'assemblée particulière du tiers état) n'oublieront jamais cette alliance du trône et du peuple contre les aristocraties» -, insistèrent pour être reçus par le roi, comme l'avaient été les nobles. Sans succès. Louis, tout à sa douleur, refusa, en s'interrogeant: «N'y a-t-il pas un père parmi ces gens-là? » Les députés bretons du tiers, particulièrement hostiles à la noblesse, tous membres du club Breton, ancêtre du club des Jacobins, allèrent trouver l'ancien intendant de Bretagne, Bertrand de Molleville, et lui demandèrent eux aussi comment approcher le roi et le soutenir dans sa volonté de réformes. La délégation, une fois de plus, fut éconduite. Le garde des Sceaux Barentin, acquis à la faction du comte d'Artois, faisait barrage devant le roi, de plus en plus isolé et enfermé dans un impénétrable silence. L'autisme apathique du pouvoir, incapable de communiquer, l'irritante aboulie du roi, l'attentisme prudent de Necker créèrent un climat de malaise, d'incertitude et d'incompréhension qui allait vite dégénérer. L'image débonnaire et paternelle du monarque se brouilla sans doute dès ce moment-là. Ce fut en tout cas la vacuité du gouvernement royal qui déclencha le mouvement de 1789. Les députés des états généraux n'étaient pas à l'origine des révolutionnaires, ils allaient le devenir.

(à suivre ici)

mardi 7 juillet 2020

Les Etats Généraux vus par Jean-Christian Petitfils (1)


Les extraits qui suivent proviennent d'une contribution de l'écrivain Jean-Christian Petitfils au Livre Noir de la Révolution Françaisen (2008). 
Il propose ici une relecture très personnelle de la convocation des Etats Généraux.
 
JC Petitfils

Qu'allait faire Louis XVI? À un Conseil élargi, tenu le 27 décembre, les discussions furent particulièrement vives. Les avis divergeaient parmi les ministres et secrétaires d'État. En définitive, Louis se prononça en faveur de la double représentation du tiers. La reine, exceptionnellement conviée au Conseil, qui s'était exclamée au cours de la crise de mai: « Je suis la reine du tiers, moi! », approuva. Une question subsistait, celle du vote.
Devait-il se faire par tête ou par ordre? Il fut décidé que les ordres régleraient eux-mêmes la question. C'était déjà un progrès, même si les fondements de la société d'ordres n'étaient pas remis en cause, pas plus, bien entendu, que la souveraineté royale. Plus importante était l'acceptation par le monarque de la tenue d'états généraux périodiques, chargés de voter les nouveaux impôts notamment, première étape d'un système de monarchie constitutionnelle. Pour tenir compte de la volonté populaire, Louis XVI bousculait jusqu'à la sacro-sainte constitution coutumière de son royaume, défendue par ses prédécesseurs! Osera-t-on encore dire qu'il n'était pas un roi réformateur?
Cependant, la situation économique s'était aggravée. En raison d'un automne et d'un hiver très rigoureux (le gel avait partiellement paralysé l'économie du royaume), la misère avait gagné les campagnes, jetant sur les routes des milliers de désœuvrés et de chômeurs. La disette, voire dans certaines zones la famine, menaçait. La question du ravitaillement des villes devenait épineuse, malgré le retour au contrôle des approvisionnements (la « police des grains») dès septembre 1788 et les achats de farine à l'étranger. Le prix du pain atteindra le 14 juillet 1789 un record, jamais égalé depuis la mort de Louis XIV. Le climat social s'alourdissait. Un climat pré-insurrectionnel s'installait, encouragé par l'attente des états généraux. On ne comptait plus les pillages de boulangeries, de greniers à sel ou de granges dîmières. Des émeutes de la misère éclataient un peu partout en province, jusque dans les grandes villes.
La bataille électorale pour la désignation des députés aux états généraux se déroula cependant dans une totale liberté d'opinion. Journaux, pamphlets, libelles, brochures proliférèrent. Les autorités se montrèrent fort libérales, supprimant la censure et autorisant la réouverture des clubs. Les sociétés de pensée, les loges franc-maçonnes, les comités mesmériens, sans leur attribuer le rôle primordial que certains ont cru leur assigner, contribuèrent grandement à la mise en forme des cahiers de doléances et à la diffusion de modèles pré-rédigés. L'historien Augustin Cochin l'a fort bien montré. La plus importante des associations politiques était la « Société des Trente », fer de lance du parti national, qui comptait dans ses rangs les ducs de La Rochefoucauld, de Luynes, de Montmorency-Luxembourg, le marquis de La Fayette, Mgr de Talleyrand-Périgord, évêque d'Autun, le vicomte de Mirabeau, Condorcet, les frères Lameth, le président Le Peletier de Saint-Fargeau, l'avocat général Hérault de Séchelles, le conseiller Du Port ...
Dans la foisonnante littérature politique qui circulait à cette époque, deux ouvrages connurent un franc succès : les Mémoires sur les états généraux du comte d'Antraigues, rousseauiste et violemment anti-absolutiste, qui représentait le courant aristocratique et réactionnaire, nostalgique de la féodalité, et Qu'est-ce que le tiers état?, paru anonymement au début de 1789 et dont l'auteur était l'abbé Sieyès. Ce dernier brûlot occupe une place capitale dans l'histoire de la pensée politique en ce qu'il énonce avec une clarté inégalée le principe de la souveraineté nationale. On connaît la formule lapidaire par laquelle il commence:
 « Qu'est-ce que le tiers état? Tout.
Qu'a-t-il été jusqu'à présent dans l'ordre politique? Rien.
Que demande-t-il ? À y devenir quelque chose. »
Formule percutante, mais inexacte si l'on poursuit la lecture de l'opuscule: Sieyès, en réalité, déniait toute représentativité aux deux autres ordres constitutifs de la nation, le clergé et la noblesse.
« Le tiers est la nation tout entière », martelait-il. Ce sera donc à lui d'être le « tout ». « Le tiers seul, dira-t-on, ne peut pas former les états généraux. Eh bien, tant mieux ! Il composera une assemblée nationale. » L'abbé posait ainsi la question de la souveraineté nationale, détentrice non seulement du pouvoir législatif, mais aussi du pouvoir constituant, ce qui signifiait implicitement la subordination totale du monarque à la volonté politique exprimée par l'«assemblée nationale» à venir. Jusque-là, la souveraineté royale tirait sa puissance et sa justification - en dehors, bien sûr, de l'affirmation de son origine divine - du monopole du pouvoir politique qu'il assumait face à la diversité des corps et des ordres. La souveraineté nationale, exprimée par Sieyès, était exclusive de la souveraineté monarchique.
Louis XVI, évidemment, ne pouvait faire sienne cette théorie.
Il considérait que les états généraux représentaient la diversité des intérêts du pays et non les opinions ou les idées politiques. En aucune manière, même s'il acceptait désormais leur consultation périodique, il ne pouvait voir en eux autre chose qu'un organe consultatif destiné à éclairer ses décisions. Selon la bonne tradition monarchique, la plénitude des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire lui revenait. Lui seul faisait corps avec la nation.
Il escomptait donc que cette diversité des intérêts à représenter apparaîtrait au cours de la campagne électorale. C'est la raison pour laquelle, contrairement à Marie de Médicis au moment des états de 1614, il n'intervint pas dans la bataille des candidats ou l'élaboration d'un programme. Il ne s'était évidemment pas rendu compte qu'il avait perdu le monopole du politique et que la bataille avait changé de front. « Il ne s'agit plus que très secondairement du roi, du despotisme et de la Constitution ; c'est une guerre entre le tiers et les deux autres ordres », observait le journaliste Mallet du Pan en janvier 1789.
Pourtant, la situation ne paraissait nullement alarmante. La brochure de l'abbé Sieyès n'énonçait qu'un point de vue minoritaire et fort radical que les autres membres du parti national ne reprenaient pas encore à leur compte. Des quelque 60 000 cahiers de doléances ressortait une aspiration générale à la liberté et au respect de la propriété. Beaucoup souhaitaient la suppression des lettres de cachet, la réunion périodique des états généraux, le consentement de l'impôt et de l'emprunt par la représentation nationale ... Tout cela était d'ailleurs plus ou moins acquis, hormis peut-être la disparition pure et simple de la justice retenue du roi (les lettres de cachet), qui permettait de régler sans publicité ni retard des questions délicates, touchant parfois à l'honneur des familles. En revanche, personne ne remettait en cause le caractère monarchique du régime. Nombre de cahiers qualifiaient Louis XVI de « roi sauveur », « père du peuple, régénérateur de la France », «monarque libérateur », «meilleur des rois» vers qui convergeait un « transport d'amour et de reconnaissance». .. Globalement, le peuple souhaitait ardemment une alliance entre la Couronne et le tiers, contre les aristocraties.

(à suivre)