mercredi 27 février 2013

Henri Guillemin, préface aux Rêveries (2)

Mais enfin, pourquoi ? Qu'est-ce qu'ils ont donc, les encyclopédistes, contre Rousseau ? Que leur a-t-il fait ? Cette grande haine a bien une cause. Cause, c'est le mot. La « secte » — l'expression est de Robespierre — a une cause, en effet; elle milite pour une cause. « Vous croyez vraiment, a demandé, en riant, à Voltaire le président Hénault, vous vous imaginez tout de bon que vous allez « détruire le christianisme » ? » Et Voltaire a répondu, d'un trait : « C'est ce que nous verrons » (20 juin 1760). Et il a ajouté, un mois plus tard (24 juillet 1760): « Serait-il possible que cinq ou six hommes de mérite, qui s'entendront, ne réussissent pas, après les expériences que nous avons eues de douze faquins [ce sont les apôtres] qui ont réussi ? »
Voltaire

L'Encyclopédie a une intention, qui est sa raison d'être. L'Encyclopédie est une machine de guerre. L'Encyclopédie a pour objet premier — inavouable, à sa date, mais essentiel, mais déterminant — l'extirpation du christianisme. Les philosophes considèrent la religion du « Pendu » (c'est Jésus-Christ, dans l'idiome de Voltaire) non pas seulement comme une sottise mais comme un malheur pour l'humanité. Le christianisme, c'est l'assombrissement de la vie. La vie est faite pour jouir, et le christianisme y gâche tout. D'où la ruée « philosophique ». «
Nous sommes à la veille d'une grande révolution de l'esprit humain, écrit à Diderot un Voltaire majestueux, et nous vous en aurons, Monsieur, la principale obligation. » Pas de méprise, attention! sur le vocabulaire de Voltaire. Pas de contresens. « Révolution », pour lui, est un terme qui n'a rien à voir avec ce que sera quatre-vingt-neuf et, encore moins, quatre-vingt-treize. Voltaire est du côté des nantis. Voltaire appartient (comme d'Holbach, comme Helvetius) à la classe entretenue, et qui entend bien rester telle. Que l'on ne touche pas, surtout, à l'ordre social ! Que la plèbe demeure à sa place, dans sa servitude nourrissante aux manieurs d'argent. Le peuple est fait pour travailler au profit des oisifs. Tout ce que Voltaire demande à la « populace », c'est le silence obéissant des esclaves. « Révolution », dans son dictionnaire, c'est affranchissement spirituel. Non des pauvres, cela va sans dire ; il est bon, au contraire, il est indispensable, même, que les prolétaires continuent d'absorber les bourdes cléricales sur le Paradis et l'Enfer. Sur l'Enfer particulièrement, dont la crainte, chez les démunis, est salubre au repos des riches. La « délivrance » qu'apporte au monde la Philosophie des Lumières concerne le « monde » seul, le monde des mondains.
L'entreprise prospérait. « Le monde se déniaise furieusement », observait le patriarche, allègre. Et de fait, dans les meilleures maisons de Paris, quand un prêtre, requis pour une extrême-onction obligatoire, demandait un crucifix, on ne parvenait à découvrir un de ces fétiches barbares qu'à l'étage des bonnes, sous les combles, ou chez un artisan du voisinage. Diderot, entre intimes, éclatait de joie : « Il pleut des bombes dans la maison du Seigneur. »
Et voilà qu'un goujat de Genève, ce Rousseau à qui les « frères» , gentiment, ont fait d'abord la courte échelle, l'associant à l'Encyclopédie dans la certitude qu'il était des leurs, tout à coup proférait des choses comme celles-ci : «
Il n'y a de livres nécessaires que ceux de la Religion. » Il nommait l'Évangile « le plus sublime de tous les livres » ; il déclarait, dans sa Profession de Foi du Vicaire savoyard: « Si la vie et la mort de Socrate furent d'un sage, la vie et la mort de Jésus sont d'un Dieu. » Il y a dans sa voix cette vibration qu'aucun art n'imite, cette chaleur non feinte qui communique la sensation, à travers la page froide elle-même, d'une main sur la nôtre, d'un regard qui nous atteint droit. Quelqu'un est là qui respire, qui parle parce qu'il ne peut pas ne pas parler, qui énonce des choses ardentes, et engageant tout. Autrement dit un individu en qui « la secte », sur-le-champ, discerne le plus redoutable des gens d'en face, parce qu'il y croit, à ce qu'il dit, substantiellement, viscéralement, et que, dès ses premiers mots, la foule s'est mise à l'écouter. Autrement dit, encore, l'homme à abattre. 
Et le personnage ne se contente pas de se tenir debout, faisant barrage de son corps devant cette croix que la petite bande veut renverser. Il ajoute à son témoignage des propos délétères et abominables sur l'argent, sur les opprimés, sur l'accaparement du bien commun. C'est aux « gens de la populace », dit Grimm (Correspondance littéraire, 15 avril 1759), que Rousseau emprunte ses sophismes. Son Discours sur l'Origine de l'Inégalité, Voltaire le résume en deux lignes : basse rhapsodie 
« d'un gueux qui voudrait que les riches fussent volés par les pauvres ». Si ce forcené se faisait suivre, « il remettrait toutes choses dans le chaos », gémit Mme du Deffand
Mme du Deffand
La rumeur a commencé très tôt. Elle a deux thèmes, interchangeables ; le thème du dément et celui du Tartuffe; avec cette adjonction de Diderot : un « ennemi du genre humain». Rousseau déteste ses semblables. La preuve ? Il a quitté Paris pour aller vivre à la campagne. « Il n'y a que le méchant qui soit seul. » Et Voltaire commente : « Il se terre au fond d'un bois, comme un 
blaireau. » Mme Geoffrin, bonne 
« philosophe », dès 1754 daube dans son salon sur la « fausseté» et la « coquinerie » du citoyen de Genève ; et Bordes, qui pense comme il faut, signale à l'attention du pouvoir, en 1761, ce dangereux métèque on ne sait pourquoi toléré en France.

Il n'y sera plus toléré longtemps. Débute, en 1762, la chasse à l'homme, avec le décret du 9 juin. Et ce sera, pour Jean-Jacques, sa propre ville — où règne Voltaire — qui le condamne ; l'expulsion d'Yverdon ; la lapidation de Motiers ; la récidive d'expulsion (il a cherché asile à l'île Saint-Pierre ? Dehors !) et le grand assaut de 1766, Hume aidant ; et les zigzags ensuite du fuyard, de Fleury-sous-Meudon à Trye-le-Château, de Trye à Lyon, de Lyon à Grenoble, à Bourgoin, à Monquin ; et quand Rousseau, rentré à Paris, tente de faire connaître, par quelques lectures, ses
Confessions, Diderot qui se précipite chez le lieutenant de police pour l'alerter, pour qu'on noue, au moins, un bâillon sur la bouche de l'indésirable. 
(ndlr : ici, Henri Guillemin fait erreur ; c'est Louise d'Epinay qui a fait interdire la lecture des Confessions en public)
« Depuis qu'il est établi que je suis fou, note Jean-Jacques (5 juillet 1767), il est tout simple que les malheurs qui m'arrivent ne soient plus que des visions. »

L'objectif avait été d'abord de lui retirer toute audience. Mais l'affaire a été conduite de si ferme manière que, faute de pouvoir obtenir qu'on le tue (Voltaire s'y est vainement employé), l'équipe est parvenue tout de même à un résultat qui passe ses premières espérances. On criait derrière lui Au fou ! pour que le public ne l'écoutât point. Tout semble indiquer qu'il devient fou réellement. Il chancelle, rue Plâtrière, ses bouts de papier à la main. Il va s'écrouler. Non, hélas ! Rousseau retrouve son équilibre, avouant lui-même qu'il verse dans un excès de méfiance, qu'il a tort d'interpréter à mal, aussitôt, la moindre approche à son égard ; «
ma tête troublée » ; « mon imagination » qui s'« effarouche »... Le rédacteur du Journal de Paris, dix ans après la mort de Jean-Jacques, ne parlait pas à la légère dans son article du 7 septembre 1788 ; il voyait juste. Si cet homme traqué, disait-il, a pu, sans doute, s'exagérer le nombre de ses ennemis, il ne se trompait point, en tout cas, sur « la violence de la haine qui les animait » (1).

  

(1) Au tome XXII des Annales J.-J. Rousseau voir, p. 191, le curieux texte révélé par Jean Fabre. Il est tiré des notes manuscrites d'Etienne Dumont, qui fut un des collaborateurs de Mirabeau. Dumont a eu sous les yeux un « prétendu récit », anonyme, de la vie de Rousseau, récit « fort circonstancié, dans lequel il n'y avait sorte de vice crapuleux, d'escroquerie, d'aventures honteuses qui ne lui fussent attribués, jusqu'à ce qu'on arrivât, par degrés, à l'empoisonnement de femmes séduites ». Jean-Jacques ne connut jamais qu'une faible partie de la formidable campagne menée, pendant plus de vingt ans, contre lui.
Voltaire n'a pas lu les Rêveries du Promeneur solitaire. Dommage. Le sort le privait ainsi d'une félicité de surcroît. Ces « ennemis » dont Rousseau — ce « chien » (Voltaire à Florian, 26 décembre 1766) — recevait « les coups », savez-vous l'identification qu'il leur attribuait ? Les « médecins », et les « oratoriens ». Bouffonnerie joviale. Il est vrai qu'il « brûle », par instants. Mais cette piste qu'il entrevoit, il s'en écarte tout de suite. Les « philosophes » ? Assurément, ces messieurs ne l'aiment pas. Mais leur imputer des noirceurs, Jean-Jacques s'y refuse, tant il les connaît mal. Il n'a nulle idée du goût qu'ont « les frères » pour la dénonciation. Il n'a pas vu la lettre de Diderot (13 août 1749) à Berryer, chef de la police, ni les billets de Voltaire au conseiller Tronchin. Il n'a pas compris que l'édition, lancée à son insu, de La Reine fantasque est une prévenance de la confrérie à l'adresse des autorités civiles pour leur désigner un mauvais esprit. Il frôle l'arcane, cependant, dans sa « Troisième Promenade », à propos de ces « ardents missionnaires d'athéisme », de ces libertins dont le scepticisme est, au vrai, un « dogmatisme » intransigeant, et que leurs appels à la liberté n'empêchent point de se faire, pour leur part, incroyablement « impérieux » 

mardi 26 février 2013

Henri Guillemin, préface aux Rêveries (1)

En 1952, Henri Guillemin donne une préface aux "Rêveries du promeneur solitaire".  En voici un premier extrait...

(...) Parmi ceux qui nous enseignent, en ce point, l'usage de la compassion délicate, celle qui préfère passer bien vite et parler d'autre chose, il en est, j'en suis persuadé, qui tiennent de bonne foi Jean-Jacques pour un malade mental. (Son infirmité physiologique, vous savez bien ? L'urée dans le sang. Les contrecoups, sur son psychisme, de ce déplorable état corporel.) D'autres, en revanche, sont mieux renseignés. Et s'ils insistent sur l'urgence de quitter ce triste sujet, c'est qu'il ne leur convient point, pour des raisons de parti, que l'affaire du 
« persécuté » Rousseau soit examinée de trop près, et que se trouvent mis au jour les agissements de certains, vénérés et intouchables.
Henri Guillemin
Il y a plus de vingt ans maintenant que je me répète, sur Jean-Jacques et les encyclopédistes, et j'ai pu mesurer la puissance de l'obstacle. L'irritation étant malséante, et, au surplus, révélatrice, c'est au sourire que l'on recourt, avec ce discret haussement d'épaules par lequel l'homme bien élevé répond aux obsessions de la manie. Car c'est manie, véritablement, que de mettre en cause, encore et toujours, à propos du « citoyen » dont le désordre cérébral crève les yeux, d'aussi grands hommes que Voltaire, d'Alembert et Diderot, occupés à d'autres besognes, et un peu plus sérieuses, on peut le croire, que celle d'importuner ce malheureux et de lui créer des ennuis. Je ne me lasserai pas.
 Certes, les légendes ont la vie dure, surtout les légendes protectrices, tout exprès construites pour dissimuler des vérités importunes. Elles n'en finissent pas moins par tomber quand on y met le soin nécessaire. Car les textes sont là, et les faits. Cette « fange » où Jean-Jacques prétend qu'on le traîne, mais nous y piétinons, mais elle clapote sous nos pieds, quand nous entrons dans la lecture du Sentiment des Citoyens (ndlr : il s'agit d'un pamphlet anonyme dans lequel Voltaire demande la tête de Rousseau aux autorités genevoises), de Voltaire, ou de la Correspondance littéraire, de Grimm, ou des Tablettes de Diderot. Nous y lisons, en toutes lettres, que Rousseau est le fils d'un assassin, qu'il a jeté ses enfants à la rue, qu'il a fait périr de douleur la mère de sa maîtresse, qu'il est pourri de vérole, et que l'on possède sur lui des détails qu'on rougirait de reproduire. « En vérité, cet homme est un monstre ! » s'écrie Denis Diderot, la main sur la conscience.
« Aveugle fureur » ? Jean-Jacques lui-même ne croit pas si bien dire. Il ignore tout du travail qu'a conduit Voltaire, à Genève, pour qu'on « punisse capitalement », en sa personne, un « vil séditieux » ; et il n'a pas lu la lettre du même Voltaire (13 avril 1763) évoquant, devant d'Argental, cet échafaud, en place de Grève, où l'auteur de La Pucelle verrait avec délectation monter celui de L'Émile. Des « traîtres l'enlacent en silence » ? Langage classique de l'aliéné. Mais qui se change en constat lorsque l'enquêteur dénude, sous leur camouflage, les comportements de Diderot dans les drames de l'Ermitage et ceux de d'Alembert dans l'affaire de l'Exposé succinct (ndlr : selon Guillemin, d'Alembert aurait participé avec Hume à l'élaboration de cet ouvrage destiné à accabler Rousseau)  . Et quand à ces « ténèbres » que « renforceraient » autour de lui des méchants sans visage (autrement dit, bien sûr, les fantômes de sa déraison), l'histoire enregistre aujourd'hui les précautions prises par « les frères », comme disait Arouet, pour que leurs opérations restassent protégées par des épaisseurs de nuit. Rousseau n'apprendra jamais que le Sentiment des Citoyens est l'œuvre de Voltaire ; il ne connaîtra jamais l'existence de la Correspondance littéraire ; Diderot proteste qu'il le chérit tandis qu'il s'acharne à le déshonorer et d'Alembert affecte à son égard la sympathie au moment où il creuse une sape sous ses pas. Voltaire, d'ailleurs, quand il parle à voix basse, est explicite à souhait sur sa propre méthode, et il apprend à d'Alembert la tactique (7 mai 1761) : « Frappez, et cachez votre main. » « Les philosophes, dit-il encore (14 août 1767), doivent être comme les petits enfants ; quand ceux-ci ont fait quelque malice, ce n'est jamais eux, c'est le chat. » Le « chat » s'appellera donc Vernes, pour le Sentiment des Citoyens, et Ximénès pour les Lettres sur la Nouvelle Héloïse. Écoutons bien la leçon du maître. C'est Voltaire, toujours, passant à d'Alembert les consignes : que l'ennemi « sente les coups sans savoir de quel côté ils viennent » (25 février 1758) ; que « cent mains invisibles » le lapident et le déchirent, mais veillons à ce qu'il ne puisse, « en expirant, nommer celui qui l'assomme » (26 décembre 1764).
Et maintenant Jean-Jacques, au Livre XII de ses Confessions : « Je sens les atteintes des coups /.../ mais je ne puis voir la main qui les dirige. »
Du travail bien mené, comme on voit.


vendredi 22 février 2013

Marion Sigaut : le Parlement de Paris au XVIIIè


Lors de cette conférence, Marion Sigaut évoque le conflit qui a opposé tout au long du 18è siècle le Parlement de Paris au pouvoir royal. Très manichéenne, l'historienne prend position contre les "méchants" parlementaires jansénistes et en faveur des "gentils" jésuites...

vendredi 15 février 2013

Marion Sigaut "Voltaire, le personnage et l'homme, qui trompe qui ?" 1/2



Autant j'avais été sévère avec l'historienne Marion Sigaut après son intervention sur les Lumières (voir ci-contre), autant j'adhère totalement à son propos sur Voltaire. Et encore... elle ne dit pas tout

dimanche 10 février 2013

Rousseau vu par Jules Lemaître (5)

Lors de cette conférence, Lemaître évoque l'épisode célèbre de l'illumination de Vincennes, ce jour de 1749 où Jean-Jacques est devenu Rousseau. Lemaître propose trois versions différentes de cet événement. Quoi qu'il en dise, celles de Marmontel et de Diderot se recoupent, rejetant Rousseau au rang d'un simple sophiste. Quant au récit de Rousseau, il m'a toujours rappelé celui de Saul, racontant sa rencontre avec le Christ sur le chemin de Damas... En fait, comme j'ai déjà eu l'occasion de l'expliquer, toute notre lecture de l'oeuvre autobiographique de Rousseau dépend de cette journée. Et si Lemaître semble faire peu de cas de l'épisode, c'est qu'il n'en saisit visiblement pas toutes les implications...
la prison de Vincennes

 
Et maintenant, écoutons Rousseau, puis Marmontel, puis Diderot. Et ne vous plaignez pas que je fasse trop de citations : car ce premier ouvrage de Rousseau : le Discours sur les sciences et les arts, celui qui a commencé sa gloire et déterminé l'esprit de ses autres ouvrages, il s'agit de savoir dans quelles conditions, comment et pourquoi il l'a écrit, et à combien peu il a tenu qu'il ne l'écrivît pas ou qu'il l'écrivît autrement : ...Tous les deux jours, malgré des occupations très exigeantes, j'allais, soit seul, soit avec sa femme, passer avec lui (Diderot), l'après-midi (à Vincennes). Cette année 1749 l'été fut d'une chaleur excessive... (La question du Mercure est d'octobre, et octobre n'est pas l'été; mais peu importe. Rousseau écrit cela vingt ans après les événements.) On compte deux lieues de Paris à Vincennes. Peu en état de paye des fiacres, à deux heures après-midi j'allais à pied quand j'étais seul, et j'allais vite pour arriver plus tôt. Les arbres de la route, toujours élagués à la mode du pays, ne donnaient presque aucune ombre ; et souvent, rendu de chaleur et de fatigue, je m'étendais par terre, n'en pouvant plus. Je m'avisai, pour modérer mon pas, de prendre quelque livre. Je pris un jour le Mercure de France, et tout en marchant et le parcourant, je tombai sur cette question proposée par l'Académie de Dijon pour le prix de l'année suivante : Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs [Le vrai texte porte : Si le rétablissement...]. A l'instant de cette lecture, je vis un autre univers, et je devins un autre homme... En arrivant à Vincennes, j'étais dans une agitation qui tenait du délire, Diderot l'aperçut, je lui en dis la cause, et je lui lus la prosopopée de Fabricius écrite au crayon sous un chêne. Il m'exhorta de donner l'essor à mes idées et de concourir au prix. Je le fis et dès cet instant je fus perdu
Il écrit cela en 1769. Il avait déjà raconté la chose en 1762, dans sa Deuxième Lettre à M. de Malesherbes, et avec plus d'échauffement encore : «... Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c'est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture...» Et il parle de palpitations, d'éblouissements, d'un étourdissement semblable à l'ivresse, et il dit qu'il se laisse tomber sous un des arbres de l'avenue et qu'il y passe une demi-heure dans une telle agitation, qu'en se relevant, il aperçoit tout le devant de sa veste mouillé de ses larmes sans avoir senti qu'il en répandait. Tout ça pour aboutir à la prosopopée de Fabricius ! Tel est le récit de Rousseau. Mais il y a celui de Marmontel dans ses Mémoires (livre VII).  
Marmontel
 Voici le fait dans sa simplicité tel que me l'avait raconté Diderot et tel que je le racontai à Voltaire. J'étais (c'est Diderot qui parle) prisonnier à Vincennes ; Rousseau venait m'y voir. Il avait fait de moi son Aristarque, comme il l'a dit lui-même. Un jour, nous promenant ensemble, il me dit que l'Académie de Dijon venait de proposer une question intéressante, et qu'il avait envie de la traiter. Cette question était : Le rétablissement des sciences et des arts a-t-il contribué à épurer les mœurs ? Quel parti prendrez-vous ? lui demandai-je. Il me répondit : Le parti de l'affirmative.—C'est le pont aux ânes, lui dis-je ; tous les talents médiocres prendront ce chemin-là, et vous n'y trouverez que des idées communes, au lieu que le parti contraire présente à la philosophie et à l'éloquence un champ nouveau, riche et fécond.—Vous avez raison, me dit-il après y avoir réfléchi un moment, et je suivrai votre conseil... Ainsi, dès ce moment, ajoute Marmontel, son rôle et son masque furent décidés
Et je sais bien qu'il faut prendre garde que Marmontel tient le fait d'un ennemi de Jean-Jacques et le rapporte à un autre ennemi de Jean-Jacques. Enfin, dans l'Essai sur les règnes de Claude et de Néron, chap. 67, au cours de la diatribe la plus violente contre Rousseau, Diderot dit simplement ceci : «Lorsque le programme de l'Académie de Dijon parut, il vint me consulter sur le parti qu'il prendrait. Le parti que vous prendrez, lui-dis-je, c'est celui que personne ne prendra.—Vous avez raison me répliqua-t-il.» 
Voilà les trois versions. Celle de Rousseau est d'un ton bien excessif, et sans doute l'incident s'est amplifié et embelli dans sa mémoire. Il a voulu que son premier livre notable ait été conçu tragiquement et avec fracas. Les deux autres versions sont, l'une d'un malveillant (et de seconde main), l'autre d'un ennemi, mais d'un ennemi qui, je crois, avait de la sincérité. Je ne me prononce point. Je remarque seulement que la version de Jean-Jacques ne diffère pas radicalement de celle de Diderot. Jean-Jacques dit lui-même : «Diderot m'exhorta de donner l'essor à mes idées et de concourir au prix.» Cela semble indiquer que Rousseau hésitait. Le parti auquel il s'arrêta, ce parti dont devait dépendre le reste de son œuvre et de sa vie, il serait vraiment curieux que Rousseau ne l'eût pris que par un hasard et sur le conseil d'un autre. S'il avait pris l'autre parti, s'il avait répondu que les sciences et les arts favorisent les mœurs, ou s'il avait adopté une thèse mitigée (et pourquoi non ? l'auteur de Narcisse et des Muses galantes ne pouvait être alors un bien farouche ennemi des arts), il aurait eu le prix tout de même à cause de son excellent style, mais sa vie eût été aiguillée dans une autre direction... Et s'il n'avait pas lu le numéro fatidique du Mercure de France ?... Je sais bien ce que ces déductions sur des hypothèses ont de futile. Mais ici il s'agit à la fois d'un homme de génie et dont l'influence a été prodigieuse, et d'un homme de peu de volonté, et d'un homme dont on peut dire que ses œuvres expriment sa vie individuelle et les incidents de cette vie et sont à peu près toutes des «œuvres de circonstances». Et la grandeur des conséquences fait qu'il devient émouvant de les voir sortir de si petites causes et si accidentelles,—et comme tout s'enchaîne, et comme tout est fatal ;—ou providentiel. En tout cas cet écrit de cinquante pages, dont la première conception a bouleversé l'auteur jusqu'à lui faire tremper de larmes le devant de son gilet, paraît aujourd'hui assez peu de chose : une déclamation d'école.

mercredi 6 février 2013

Caroline Fourest et "les faits"...

S'ils m'ont dissuadé de poursuivre le visionnage du reportage consacré aux "complotistes", ces quelques mots de Caroline Fourest m'inspirent le sujet de ce billet d'humeur.
"On peut douter de tout sauf des faits", tel est le propos liminaire de la journaliste, et Caroline Fourest de renchérir aussitôt : "Il faut respecter les faits". D'emblée, et de manière implicite, les deux journalistes présentent au public le visage rassurant du bien, de celui qui connait les faits, donc la vérité, et dont la fonction consiste à en informer le grand public.
En face d'elles, et la sémantique est en cela implacable, on découvre alors le camp du mal, accusé de "désinformer". Il s'agit de ceux qu'on nomme communément les "complotistes"(l'étiquette, peu ragoûtante, suffit de toute évidence à discréditer le produit...), réduits ici à adopter un "mode de pensée qui consiste à ne pas vouloir voir les faits."
Suivant en cela l'adage populaire, Caroline Fourest laisse entendre que les faits sont parlants, que voir l'événement suffit donc pour le comprendre. Et si par malheur, on n'y a pas assisté, le journaliste (ou l'historien) est là pour nous le rapporter, pour nous en informer, pour donner sens à ce que nous n'avons pas vu.

Si ce raisonnement m'ennuie, c'est que, pour ma part du moins, je n'ai jamais entendu les faits parler... Et que justement, il m'a toujours fallu attendre l'intervention de ces garants de la vérité que sont le journaliste, l'historien, ou encore l'enseignant pour les rendre parlants...

C'est ainsi qu'au cours de ma scolarité on m'a appris que la Révolution de 1789 avait été un vaste mouvement populaire contre un régime politique oppresseur et liberticide.
C'est ainsi que j'ai découvert que les Encyclopédistes avaient combattu pour le bien et contre le mal (pêle-mêle, et dans le désordre : contre l'esclavage, contre les inégalités, pour les libertés, et- pourquoi pas ?- pour la démocratie !)
C'est ainsi qu'on m'a rapporté un jour ce fameux mot de Voltaire :"je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu'à la mort pour que vous ayez le droit de le dire" 
C'est ainsi que, très récemment, évoquant sa probable panthéonisation en 2013, Jacques Attali m'a appris à propos de Diderot qu'il "refusait les compromis" et qu'il "défiait les grands de son temps". 
(voir à ce propos)  (voir enfin)
C'est ainsi également qu'on m'a raconté la campagne d'Egypte de Bonaparte, les succès qu'il y a connus, les vestiges (c'est bien là une preuve !!!) qu'il en a rapportés...
Arrêtons là cette fastidieuse énumération... Ne serait-ce que pour le XVIIIè siècle, il faudrait des pages et des pages pour faire l'inventaire de ces fausses vérités,  répétées et entretenues de génération en génération, alors même qu'elles semblent jaillir des faits...
En somme, les seules questions qui comptent restent les suivantes : qui est donc cette personne qui prétend faire parler les faits ? Puis-je vraiment lui faire confiance pour m'informer (donc pour former mon jugement) ? N'est-elle pas partie prenante dans ce qu'elle prétend rapporter ?
Un mot encore avant de m'éclipser : au XVIIIè siècle, Voltaire fut sans doute l'un des premiers à faire état de ce qu'on appellera plus tard "l'opinion publique". Le premier, il comprit l'intérêt de former cette opinion, donc d'avoir pour soi des organes de presse prêts à diffuser ses vérités.
Lui aussi, Madame Fourest, les présentait comme des faits...

vendredi 1 février 2013

Rousseau vu par Jules Lemaître (4)


Lors de cette conférence, Jules Lemaître aborde la question de la folie de Rousseau. Quelques renvois à des articles consacrés à Hume puis Diderot vous apporteront, je l'espère, un autre éclairage...


Dès l'Ermitage, il montrait des signes de cette maladie mentale. Mais elle le possède à présent, et presque sans relâche ; et les douze dernières années de sa vie ne sont plus que l'histoire d'un pauvre animal poursuivi et traqué par une meute qu'il porte dans son imagination, c'est-à-dire par lui-même.
Nous l'avons laissé à Strasbourg, cherchant encore où il s'établirait.
Il semble se décider pour Berlin. Puis, brusquement, pressé par la comtesse de Boufflers, il se rend à Paris avec un sauf-conduit. Il loge chez le prince de Conti, au Temple, qui est lieu d'asile, et où tout Paris vient le voir et le fatigue. Et, le 4 janvier 1766, il se laisse emmener en Angleterre par David Hume.
David Hume
Hume avait la réputation d'un fort honnête homme, et certainement il avait de la sympathie pour Rousseau et désirait lui rendre service. Dès leur arrivée à Londres, Hume écrivait à la comtesse de Boufflers :
Mon pupille est arrivé en bonne santé ; il est très aimable, toujours poli, souvent gai, ordinairement sociable.
Et à la marquise de Barbentane :
...Il est doux, modeste, aimant, désintéressé, doué d'une sensibilité exquise... Il a dans ses manières une simplicité remarquable, et c'est un véritable enfant dans le commerce ordinaire. Cette qualité, jointe à sa grande sensibilité, fait que ceux qui vivent avec lui peuvent le gouverner avec la plus grande facilité..
Assurément ces phrases sont d'un ami. Mais elles impliquent tout de même qu'aux yeux de Hume Rousseau est un être bizarre et faible. Elles le jugent avec bienveillance, mais avec un sourire. Hume était de la société de madame du Deffand et d'Horace Walpole, de d'Alembert et de madame Geoffrin. Il aimait bien Jean-Jacques, oui ; mais cela ne l'avait pas empêché, un jour, chez madame Geoffrin, de collaborer à une plaisanterie de Walpole sur Rousseau : une prétendue lettre du roi de Prusse, où Jean-Jacques était raillé sur sa manie soupçonneuse et son «besoin» de se croire persécuté. Comme, après tout, il l'avait été réellement, la plaisanterie devenait assez cruelle, et c'est à quoi David Hume n'avait pas pris garde.
—Bref il aimait Rousseau, oui ; mais avec un peu de compassion ou de protection dans son amitié, et parfois un peu d'ironie. Or, dès que Rousseau devinait ces sentiments-là chez un ami, cela le rendait fou, simplement.
Et c'est pourquoi, transporté par Hume à Londres, puis envoyé par lui dans une propriété de son ami Davenport (à Wootton, à 60 milles de Londres) où Rousseau ne payait qu'un loyer fort modique,—c'est pourquoi, dis-je, quelques mois plus tard, Rousseau rompt brusquement avec Hume, l'accuse d'avoir conspiré son déshonneur avec d'Alembert et le médecin Tronchin, et déclare Hume l'homme le plus fourbe et le plus méchant de l'univers.
le château de Wooton
 Ses griefs ? Ils nous éclairent tristement sur son cas. Rousseau les expose dans une longue lettre adressée à Hume lui-même, le 10 juillet 1766. Que lui reproche-t-il ? Voici :—Hume n'a pas admis Thérèse à sa table. A peine arrivé à Londres, les journaux, jusque-là bienveillants à Rousseau, lui sont devenus hostiles ; cela, évidemment, à l'instigation de Hume. Hume a affecté de ménager l'argent de Rousseau, de le traiter comme un pauvre. Hume, ayant commandé le portrait de Rousseau, lui a fait donner par le peintre une expression sombre et méchante. Un jour qu'ils étaient en tête à tête, Hume l'a fixé d'un regard sec et moqueur ; Rousseau est traversé par cette idée, que ce regard est celui d'un scélérat ; mais, pris soudain de remords, Rousseau se jette à son cou en s'écriant d'une voix entrecoupée : «Non, non, David Hume n'est pas un traître ; s'il n'était le meilleur des hommes, il faudrait qu'il en fût le plus noir.» Sur quoi Hume, interloqué, rend poliment ses embrassements à Rousseau et, tout en le frappant de petits coups sur le dos, lui répète plusieurs fois d'un ton tranquille (oh ! mon Dieu, comme nous aurions fait nous-mêmes à sa place) : «Quoi, mon cher monsieur ?... Eh ! mon cher monsieur... Quoi donc, mon cher monsieur ?...»—Et les autres griefs de Jean-Jacques sont à l'avenant. (sur l'affaire Hume, voir les articles ci-contre) 
Il reste, je crois, que Hume, à l'origine, a manqué un peu de délicatesse,—et qu'ensuite il a manqué d'indulgence. Mais il est vrai qu'il en fallait beaucoup avec un si étrange malade.
Rousseau quitte Wootton en mai 1767.  (…)
On a beaucoup accusé Rousseau d'avoir été ingrat. Ce n'est pas mon avis,—deux ou trois mauvais mouvements de sa jeunesse mis à part.—Seulement, il se défend mal contre les bienfaiteurs qui s'imposent à lui par vanité, et il paraît ingrat lorsqu'enfin, excédé, il se dérobe brusquement. Mais il n'a été ingrat ni pour madame de Warens, ni pour Thérèse, ni pour monsieur et madame de Luxembourg, ni pour Malesherbes, ni pour mylord Maréchal, ni pour les Roguin, le Dupeyrou, les Moultou, les Corancez, etc..
Durant ses dernières années, il apparaît dans tout son beau.
Rousseau, il faut le dire, est extrêmement désintéressé. Tout autre que lui aurait, avec ses livres (même à cette époque), fait une petite fortune. Nous le voyons, lui pauvre, renoncer tranquillement à une pension du roi d'Angleterre, parce qu'il l'avait eue par l'intermédiaire de Hume.—Il est très charitable, très bienfaisant, comme on disait alors. Il est sobre. Il est d'une charmante simplicité de mœurs. Il est doux, poli, aimable. Il est pieux. Il est indulgent. Il ne dit jamais de mal de personne,—(excepté, vers la fin, de ceux par qui il croit être persécuté, et seulement en tant qu'ils le persécutent ; et il est à remarquer que, dans ses Confessions, il n'est pas méchant, excepté pour Grimm et un peu pour madame d'Épinay). Il a quelquefois, il est vrai, des accès de méfiance, de susceptibilité ombrageuse : mais ses amis de la dernière heure le savent et le lui passent ; et toujours il leur revient. A l'ordinaire, c'est un homme simple, doux et résigné, un véritable sage, d'une sagesse passive, un peu à la manière d'un brahme. Thérèse, racontant sa mort, dira naïvement : 
« Si mon mari n'est pas un saint, qui est-ce qui le sera ? »
Et pourtant ce sage est un fou. Entre 1772 et 1776, ce sage emploie, de temps en temps, quelques heures à déposer dans des cahiers sa folie, ses visions de monomane qui se croit victime d'une conspiration universelle ; il écrit des Dialogues où un Français converse sur Jean-Jacques avec Rousseau qu'il ignore être Jean-Jacques ; et cela forme trois dialogues ; et cela s'étend sur cinq cent quarante pages, et c'est plein de redites et de rabâchages sinistres ; mais cela est souvent magnifique et tragique, et jamais Rousseau n'a été plus grand écrivain que dans certains passages de ces sombres divagations.
 (…)
Dans les Dialogues, c'est la folie définitive. J'aurais voulu rechercher pour vous, dans certains raisonnements de ce livre, les signes les plus remarquables de déraison. Mais je n'en ai plus le temps.  (…)
 Qui lui fait toutes ces misères ? «On». Qui, on ? Tout le monde, les grands, les auteurs, les médecins, les hommes en place, les femmes galantes,—l'Europe, l'univers entier,—et particulièrement Grimm, madame d'Épinay, Diderot, Hume, d'Alembert, et tous les philosophes,—Choiseul à leur tête.
(Dans la réalité, les philosophes avaient commencé par le traiter assez bien, et même avec ménagement comme un «original» et comme un malade ; puis avaient commencé à le trouver insupportable et, quand il s'était déclaré publiquement leur ennemi, avaient fini par le détester et par le regarder comme un fou malfaisant : voilà tout ; et il est vrai que c'était déjà quelque chose, mais rien d'imprévu, d'extraordinaire ni de mystérieux.(sur les rapports avec Diderot) , (sur Diderot toujours), (sur Diderot enfin)
Quant aux persécutions prétendues qu'il énumère en les dramatisant, vous remarquerez que presque toutes s'expliquent par la curiosité du public à son endroit et le soin que prenait la police de le protéger contre cette curiosité.—Les marchandises qu'on lui vend moins cher qu'aux autres, c'est un souvenir déformé d'une attention délicate de madame de Luxembourg qui, sachant Thérèse dépensière, avait recommandé à l'épicier de Montmorency de lui diminuer ses mémoires, se chargeant de la différence... Et ainsi, je crois, du reste.)
«On» conspire contre lui. Qui encore, «on» ? «Ces messieurs», c'est-à-dire les philosophes, la «secte philosophique».—«Ces messieurs» ! Jean-Jacques traite les philosophes exactement comme les «libéraux», plus tard, traiteront les jésuites. (…)
Ces jugements de Rousseau sur les Encyclopédistes ne sont peut-être pas d'un insensé. Où il délire, c'est sur le complot organisé et sur les persécutions spéciales dont il se croit victime. Oui, il est bien fou sur ce point.
Mais, au fait, n'a-t-il été fou que sur ce point-là ?