dimanche 10 février 2013

Rousseau vu par Jules Lemaître (5)

Lors de cette conférence, Lemaître évoque l'épisode célèbre de l'illumination de Vincennes, ce jour de 1749 où Jean-Jacques est devenu Rousseau. Lemaître propose trois versions différentes de cet événement. Quoi qu'il en dise, celles de Marmontel et de Diderot se recoupent, rejetant Rousseau au rang d'un simple sophiste. Quant au récit de Rousseau, il m'a toujours rappelé celui de Saul, racontant sa rencontre avec le Christ sur le chemin de Damas... En fait, comme j'ai déjà eu l'occasion de l'expliquer, toute notre lecture de l'oeuvre autobiographique de Rousseau dépend de cette journée. Et si Lemaître semble faire peu de cas de l'épisode, c'est qu'il n'en saisit visiblement pas toutes les implications...
la prison de Vincennes

 
Et maintenant, écoutons Rousseau, puis Marmontel, puis Diderot. Et ne vous plaignez pas que je fasse trop de citations : car ce premier ouvrage de Rousseau : le Discours sur les sciences et les arts, celui qui a commencé sa gloire et déterminé l'esprit de ses autres ouvrages, il s'agit de savoir dans quelles conditions, comment et pourquoi il l'a écrit, et à combien peu il a tenu qu'il ne l'écrivît pas ou qu'il l'écrivît autrement : ...Tous les deux jours, malgré des occupations très exigeantes, j'allais, soit seul, soit avec sa femme, passer avec lui (Diderot), l'après-midi (à Vincennes). Cette année 1749 l'été fut d'une chaleur excessive... (La question du Mercure est d'octobre, et octobre n'est pas l'été; mais peu importe. Rousseau écrit cela vingt ans après les événements.) On compte deux lieues de Paris à Vincennes. Peu en état de paye des fiacres, à deux heures après-midi j'allais à pied quand j'étais seul, et j'allais vite pour arriver plus tôt. Les arbres de la route, toujours élagués à la mode du pays, ne donnaient presque aucune ombre ; et souvent, rendu de chaleur et de fatigue, je m'étendais par terre, n'en pouvant plus. Je m'avisai, pour modérer mon pas, de prendre quelque livre. Je pris un jour le Mercure de France, et tout en marchant et le parcourant, je tombai sur cette question proposée par l'Académie de Dijon pour le prix de l'année suivante : Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs [Le vrai texte porte : Si le rétablissement...]. A l'instant de cette lecture, je vis un autre univers, et je devins un autre homme... En arrivant à Vincennes, j'étais dans une agitation qui tenait du délire, Diderot l'aperçut, je lui en dis la cause, et je lui lus la prosopopée de Fabricius écrite au crayon sous un chêne. Il m'exhorta de donner l'essor à mes idées et de concourir au prix. Je le fis et dès cet instant je fus perdu
Il écrit cela en 1769. Il avait déjà raconté la chose en 1762, dans sa Deuxième Lettre à M. de Malesherbes, et avec plus d'échauffement encore : «... Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c'est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture...» Et il parle de palpitations, d'éblouissements, d'un étourdissement semblable à l'ivresse, et il dit qu'il se laisse tomber sous un des arbres de l'avenue et qu'il y passe une demi-heure dans une telle agitation, qu'en se relevant, il aperçoit tout le devant de sa veste mouillé de ses larmes sans avoir senti qu'il en répandait. Tout ça pour aboutir à la prosopopée de Fabricius ! Tel est le récit de Rousseau. Mais il y a celui de Marmontel dans ses Mémoires (livre VII).  
Marmontel
 Voici le fait dans sa simplicité tel que me l'avait raconté Diderot et tel que je le racontai à Voltaire. J'étais (c'est Diderot qui parle) prisonnier à Vincennes ; Rousseau venait m'y voir. Il avait fait de moi son Aristarque, comme il l'a dit lui-même. Un jour, nous promenant ensemble, il me dit que l'Académie de Dijon venait de proposer une question intéressante, et qu'il avait envie de la traiter. Cette question était : Le rétablissement des sciences et des arts a-t-il contribué à épurer les mœurs ? Quel parti prendrez-vous ? lui demandai-je. Il me répondit : Le parti de l'affirmative.—C'est le pont aux ânes, lui dis-je ; tous les talents médiocres prendront ce chemin-là, et vous n'y trouverez que des idées communes, au lieu que le parti contraire présente à la philosophie et à l'éloquence un champ nouveau, riche et fécond.—Vous avez raison, me dit-il après y avoir réfléchi un moment, et je suivrai votre conseil... Ainsi, dès ce moment, ajoute Marmontel, son rôle et son masque furent décidés
Et je sais bien qu'il faut prendre garde que Marmontel tient le fait d'un ennemi de Jean-Jacques et le rapporte à un autre ennemi de Jean-Jacques. Enfin, dans l'Essai sur les règnes de Claude et de Néron, chap. 67, au cours de la diatribe la plus violente contre Rousseau, Diderot dit simplement ceci : «Lorsque le programme de l'Académie de Dijon parut, il vint me consulter sur le parti qu'il prendrait. Le parti que vous prendrez, lui-dis-je, c'est celui que personne ne prendra.—Vous avez raison me répliqua-t-il.» 
Voilà les trois versions. Celle de Rousseau est d'un ton bien excessif, et sans doute l'incident s'est amplifié et embelli dans sa mémoire. Il a voulu que son premier livre notable ait été conçu tragiquement et avec fracas. Les deux autres versions sont, l'une d'un malveillant (et de seconde main), l'autre d'un ennemi, mais d'un ennemi qui, je crois, avait de la sincérité. Je ne me prononce point. Je remarque seulement que la version de Jean-Jacques ne diffère pas radicalement de celle de Diderot. Jean-Jacques dit lui-même : «Diderot m'exhorta de donner l'essor à mes idées et de concourir au prix.» Cela semble indiquer que Rousseau hésitait. Le parti auquel il s'arrêta, ce parti dont devait dépendre le reste de son œuvre et de sa vie, il serait vraiment curieux que Rousseau ne l'eût pris que par un hasard et sur le conseil d'un autre. S'il avait pris l'autre parti, s'il avait répondu que les sciences et les arts favorisent les mœurs, ou s'il avait adopté une thèse mitigée (et pourquoi non ? l'auteur de Narcisse et des Muses galantes ne pouvait être alors un bien farouche ennemi des arts), il aurait eu le prix tout de même à cause de son excellent style, mais sa vie eût été aiguillée dans une autre direction... Et s'il n'avait pas lu le numéro fatidique du Mercure de France ?... Je sais bien ce que ces déductions sur des hypothèses ont de futile. Mais ici il s'agit à la fois d'un homme de génie et dont l'influence a été prodigieuse, et d'un homme de peu de volonté, et d'un homme dont on peut dire que ses œuvres expriment sa vie individuelle et les incidents de cette vie et sont à peu près toutes des «œuvres de circonstances». Et la grandeur des conséquences fait qu'il devient émouvant de les voir sortir de si petites causes et si accidentelles,—et comme tout s'enchaîne, et comme tout est fatal ;—ou providentiel. En tout cas cet écrit de cinquante pages, dont la première conception a bouleversé l'auteur jusqu'à lui faire tremper de larmes le devant de son gilet, paraît aujourd'hui assez peu de chose : une déclamation d'école.

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