mardi 22 septembre 2020

Les Etats Généraux vus par Jean-Christian Petitfils (3)

 Les extraits qui suivent proviennent d'une contribution de l'écrivain Jean-Christian Petitfils au Livre Noir de la Révolution Française (2008). 

Il propose ici une relecture très personnelle de la convocation des Etats Généraux.

 

(pour lire ce qui précède)

L'élément déclenchant fut, comme l'a montré l'historien Timothy Tackett, le refus des députés de la noblesse de vérifier leurs pouvoirs en présence de ceux du tiers. En réaction, ceux-ci se constituèrent en assemblée autonome le 12 juin. Il fallait « couper le câble», comme disait l'abbé Sieyès. Le 17, cette assemblée à laquelle s'étaient joints quelques membres du clergé, dont l'abbé Grégoire, se proclama «Assemblée nationale ». «Ce décret, dira avec pertinence Mme de Staël, était la Révolution même. » Le 19, les délégués du clergé décidèrent de rejoindre le tiers. Le 20, redoutant la dissolution des états généraux, les membres de la nouvelle assemblée prononcèrent le fameux serment du Jeu de Paume, jurant de ne pas se séparer tant qu'une constitution du royaume n'aurait pas été rédigée.

Au regard de l'ancien droit et des institutions monarchiques, c'était un coup d'État sans précédent, un gigantesque déplacement de pouvoir mettant à bas tout l'édifice séculaire du mystère capétien, auréolé du sacre de Reims. L'assemblée s'était emparée du pouvoir constituant au nom de la souveraineté nationale, telle que l'avait définie Sieyès dans sa fameuse brochure, et elle entendait l'exercer en plénitude, dépouillant le roi de sa propre souveraineté.

Le moment était capital, décisif, même si les députés mirent un certain temps à en tirer toutes les conséquences. On passait d'une représentation de la nation à l'ancienne, assise sur la juxtaposition des intérêts sociaux, à celle d'une nation moderne, fondée sur un corps politique unifié, englobant l'ensemble des citoyens, dans laquelle en définitive le roi n'avait plus sa place, sinon comme un simple fonctionnaire. À l'absolutisme monarchique, qui dans la réalité n'était qu'une fiction, compte tenu de la multitude des corps intermédiaires de l'Ancien Régime, se substituait l'absolutisme populaire, pouvoir fort, redoutable, détenteur de toute autorité, exécutive, législative et judiciaire, enclin par son origine comme par sa nature à la toute-puissance. Le rejet du bicaméralisme en septembre ne fit qu'aggraver le mouvement. Ce concept d'une souveraineté unique, appartenant à la nation et s'incarnant dans une assemblée omnipotente, allait peser lourd sur la suite de la tragédie révolutionnaire. Bientôt, on verra l'assemblée réduire les pouvoirs du roi telle une peau de chagrin, voulant légiférer jusque dans le domaine religieux, au point de se prendre parfois pour un concile œcuménique! «Nous sommes une convention nationale, dira le député Camus le 3 mai 1790. Nous avons assurément le pouvoir de changer la religion, mais nous ne le ferons pas» ! Cette appropriation sans partage de la souveraineté par une assemblée élue rendait impraticable toute monarchie constitutionnelle, malgré la bonne volonté de Louis XVI, prêt pourtant, pour le bonheur de son peuple, à tenter l'expérience. Roi réformateur, ayant accepté la fin de la société d'ordres, les droits de l'homme et à peu près toutes les transformations de la société civile, il aurait pu être le meilleur roi possible pour la Révolution naissante, mais c'est elle finalement qui, par son intransigeance dogmatique, n'a pas voulu de lui.

Il est permis de penser que tous les maux ultérieurs de la Révolution, l'emballement des événements, les désordres, le déchirement des factions, le déchaînement des violences, la Terreur elle-même,trouvent leur origine dans cet acte fondateur. Une si brutale et si violente révolution juridique permet aussi de comprendre pourquoi la démocratie française sera fort différente des démocraties britannique ou américaine, sagement hérissées de contre-pouvoirs, respectueuses du droit des minorités et qui, elles, n'ont pas eu l'audace prométhéenne de placer au centre de leur réflexion politique la question quasi métaphysique de la souveraineté originelle.

La rupture radicale est souvent l'ennemie du bien commun