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jeudi 28 mars 2019

Révolution et redistribution des richesses dans les campagnes : mythe ou réalité ? (2)


Directeur d'études de l'EHESS, spécialiste de l'histoire économique et sociale des campagnes, Gérard Béaur a publié dans la revue Annales historiques de la Révolution française un très intéressant article consacré à la redistribution des richesses au cours de la période révolutionnaire. En voici quelques extraits.
 (lire l'article qui précède ici)
 



Les droits collectifs : un coup d’épée dans l’eau ?

Mais ce n’était pas tout. Les petits paysans avaient encore la faculté de l’emporter lors de la session de rattrapage que constituaient les redistributions de communaux. Ils pouvaient enfin essayer de conquérir des parcelles à la faveur des décisions prises par la Révolution.
En effet, tout au long du XVIIIe siècle, les réformateurs s’en étaient pris avec violence aux biens et aux pratiques collectifs. Agronomes, économistes et hommes politiques ne cessaient de militer pour la suppression de ce qui apparaissait comme une monstruosité, comme un frein à l’agriculture. Tandis que les droits d’usages empêchaient la clôture des terres et les innovations agronomiques, les biens communaux représentaient un scandaleux gaspillage et il convenait d’y mettre fin. En les partageant, on obtiendrait leur mise en culture et donc on accroîtrait l’espace cultivé, on permettrait un essor de la production agricole et on résoudrait les tensions rémanentes qui empoisonnaient l’approvisionnement en céréales (les passages sont soulignés par moi). De leur côté, les seigneurs exploitant le sentiment ambiant, s’employaient à en accaparer une partie quitte à en attribuer le solde à la communauté rurale, par les triages et cantonnements qui suscitaient des conflits inexpiables avec les paysans. Procès, sabotages en tout genre rythmaient un processus difficile, tissé de combats judiciaires, avec des avancées et des reculs de part et d’autre.    
Pourtant le gouvernement monarchique temporisait. Ne risquait-on pas d’acculer les pauvres à la misère en les privant de ces ressources modestes mais décisives et de les pousser à déserter les campagnes pour la ville ? N’allait-on pas accentuer la question sociale et occasionner des troubles extrêmement périlleux ? Une vague d’édits de partages promulgués par la couronne à partir de la fin des années 1760 entendit mettre un terme à l’indécision et prétendit faire disparaître les terres collectives. Il s’agissait d’attribuer un tiers des biens au seigneur et d’allouer le solde aux exploitants sous forme de lots inaliénables, viagers, mais la procédure restait facultative et elle était soumise à l’accord de la communauté. Des partages se produisirent effectivement en Flandre aux dépens des lambeaux de communaux qui n’avaient pas encore été appropriés, et tout aussi bien en Artois et en Lorraine, ponctuellement dans la région parisienne (Soissonnais, Picardie, Île-de-France) et en Alsace. Mais partout ailleurs les oppositions l’emportèrent. Opposition de la communauté hostile à l’idée de perdre un tiers des biens en jouissance commune, opposition de la part des laboureurs et des seigneurs qui entendaient bien conserver leurs droits d’accès sur ces pacages. Indécision des pauvres eux-mêmes, pris dans une terrible contradiction : dans l’ensemble avides d’arrondir leurs lopins, mais soucieux de ne pas perdre les droits d’usages lorsqu’ils en bénéficiaient sur les terres vaines et vagues. Le cas de l’Alsace est exemplaire à cet égard.

Dès le début de la Révolution, une forte pression s’exerça sur la Constituante pour qu’elle revienne sur les expropriations subies et engage une politique de partage. Si le triage (càd le 1/3 des communaux accordés en pleine propriété au seugneur) fut rapidement proscrit, il fallut attendre mars 1790 pour que l’Assemblée décide que les communautés pouvaient se pourvoir devant les tribunaux pendant 5 ans pour récupérer les biens arrachés par cette voie pendant les 30 années précédentes ; en août 1792, la loi attribua par principe les terres vaines et vagues aux communautés et leur conféra le droit de réclamer tous les biens extorqués « par l’effet de la puissance féodale », et enfin la loi de juin 1793 mit un terme aux atermoiements du gouvernement. Des sentences arbitrales rendues par des experts permettent aux communautés de récupérer les biens qui leur ont été confisqués. C’était souvent entériner les récupérations sauvages qui avaient succédé aux procédures judiciaires jusque-là souvent infructueuses et qui eurent dorénavant de larges chances d’aboutir. C’est par centaines que les communes entreprennent de reprendre les communaux perdus et ce sont des milliers et des milliers d’ha qui sont ainsi rétrocédés aux communautés. La portée de cette restitution fut cependant réduite par les dispositions prises après Thermidor et surtout pendant le Directoire. Elles autorisèrent, en effet, l’appel contre les décisions qui avaient renvoyé les communautés en possession de leurs biens et qui provoquèrent un nombre important d’annulations de sentences arbitrales.


Dans le même temps, la Convention montagnarde donna enfin satisfaction aux paysans en accordant le partage des communaux. Il s’agissait d’un partage en pleine propriété, par tête, avec interdiction de revente pendant 10 ans, et soumis à l’accord d’un tiers des membres de la communauté. Là encore, il convient de s’interroger sur la portée de l’opération. Pour certains historiens, elle fut considérable, pour d’autres, elle eut peu d’effets. Le bilan est d’autant plus délicat que cette loi ne fut qu’une courte parenthèse et que rapidement les gouvernements revinrent en arrière. Dès prairial an IV, la loi est suspendue. Elle l’est définitivement et les partages sont dorénavant interdits, avant que la loi de ventôse an XII ne confie aux conseils de préfecture le soin d’arbitrer les contestations qui peuvent s’exprimer. C’est dans la plus grande confusion que certains partages sont maintenus et d’autres annulés, en fonction des vices de procédure, ou de l’absence d’application ou encore de l’humeur du préfet.

Encore une fois, les inégalités géographiques sont considérables. Ici, il y avait peu de communaux, là ils étaient très étendus. Ici, la volonté de partage était vive, là elle était inexistante. Pour simplifier, les partages furent peu nombreux dans les montagnes et dans l’Ouest, soit parce que les communaux étaient indispensables à l’économie rurale, soit parce qu’ils étaient rares, soit encore parce que le droit de propriété était mal assuré (en Bretagne). En revanche, ils furent nombreux au nord de Paris, et dans le Nord-Est, là où la tension était déjà vive sur cette question sous l’Ancien Régime, soit parce que la pression des pauvres était forte, soit parce que les laboureurs estimaient en avoir moins besoin. Localement, la redistribution fut donc tantôt assez large, tantôt inexistante. En règle générale, sauf exceptions notables, elle ne fut intense que dans les zones où il ne subsistait déjà que des lambeaux de communaux. Les rétrocessions furent nombreuses dans les zones où les tensions étaient demeurées vives à l’intérieur même de la communauté rurale, dans le Nord-Est notamment, elles furent faibles là où les communautés restèrent coites.

Ainsi, la redistribution fut-elle beaucoup plus limitée qu’elle aurait pu l’être. Pour plusieurs raisons. La principale fut que les communautés eurent peu de temps pour se décider et que de nombreuses annulations furent prononcées. La seconde était que les communautés demeuraient extrêmement divisées et que leurs membres eux-mêmes étaient sans doute indécis. Pourtant, il est certain que certains micro-propriétaires purent profiter de l’aubaine et qu’ils furent parfois nombreux à s’emparer de biens mis gratuitement à leur disposition.

lundi 18 mars 2019

Révolution et redistribution des richesses dans les campagnes : mythe ou réalité ? (1)

Directeur d'études de l'EHESS, spécialiste de l'histoire économique et sociale des campagnes, Gérard Béaur a publié dans la revue Annales historiques de la Révolution française un très intéressant article consacré à la redistribution des richesses au cours de la période révolutionnaire. En voici quelques extraits.


LA TERRE


On sait quelle débauche d’énergie a été dépensée par les historiens autour de ce que l’on a fini par considérer comme « l’événement le plus important de la Révolution ». La mise à l’encan des biens du clergé, puis des émigrés, suspects, condamnés… a déclenché un transfert de propriété qui a paru inouï aux contemporains comme aux historiens. Elle a provoqué (…) une avalanche d’études minutieuses qui avaient pour objet les ventes passées en un village, en un canton, en un arrondissement, un département et dont il était très difficile de sortir une synthèse, tant les résultats paraissaient disparates. Quelle avait été l’ampleur de cette expropriation ? Pendant très longtemps, on a hésité. Aujourd’hui on sait.

Dès les années 1930, Lecarpentier avançait une première fourchette oscillant entre 6 et 10 % pour les biens du clergé qui fut reprise par Georges Lefebvre dans un article longtemps décisif et qui garde encore toute sa pertinence. À ce compte, les biens de seconde origine représentant peut-être les 2/3 des biens de première origine, auraient compté pour 4 à 7 %. Donc au total 10 à 17 % des terres auraient changé de mains à la suite des mesures révolutionnaires. Le remarquable travail de synthèse conduit par Bernard Bodinier et Éric Teyssier permet d’affirmer de manière certaine qu’on doit se situer dans le bas de la fourchette, soit un peu moins de 6 % pour les biens ecclésiastiques, un peu moins de 10 % au total.


C’est à la fois beaucoup et peu. Que quelque 5 millions d’ha passent ainsi brutalement de main en main ce n’est certes pas une petite affaire. Mais que moins de 10 % des terres soient concernées, ce n’est pas si exceptionnel qu’on pourrait le penser de prime abord.  (…). En forçant le trait, on pourrait prétendre, comme je l’ai déjà fait ailleurs, que nulle part l’affaire des biens nationaux n’avait eu aussi peu d’importance et que nulle part on n’en avait autant parlé. Oui, mais voilà, la Révolution française inaugura un mouvement radical et l’exporta avec les armées révolutionnaires aussi bien qu’avec la diffusion des nouvelles idées. Elle posa ainsi avec acuité la question de la légitimité des possessions ecclésiastiques et en même temps celle de l’inviolabilité des biens des « ennemis de la Patrie ». Enfin, elle mit brutalement à la disposition des acquéreurs potentiels, jusque-là réfrénés dans leur appétit foncier, des biens-fonds particulièrement convoités.

Reste à se demander qui profita de l’aubaine et s’empara des biens ainsi aliénés. Les historiens ont multiplié les tentatives pour essayer de savoir qui avait bien pu se porter acquéreur. Il semblerait que la paysannerie n’ait recueilli que des miettes (NDLR : les passages sont soulignés par moi) avec les biens de première origine, notamment en 1791 lorsque les biens furent mis en adjudication en bloc. Certes, il ne manque pas d’exemples où les paysans se coalisèrent, bloquèrent les enchères, découragèrent les concurrents de la ville, mais ils ne purent s’adjuger que quelque 20 à 30 % des biens. À partir de l’an II, la vente par lots changea la donne avant les désastreuses mises en vente du Directoire et les paysans purent sauter sur l’occasion. Au total, ils s’adjugèrent peut-être un tiers des propriétés mises en vente, soit peut-être 1,5 million d’ha, ce qui est considérable et leur procura un gain de l’ordre de 3 % du sol. Si l’on admet qu’ils détenaient de 40 à 45 % du sol à la veille de la Révolution, ils auraient vu leur part passer à 43 ou 48 %. C’est appréciable, ce n’est pas un raz-de-marée. Ils auraient accru leur part foncière de l’ordre de 10 %, tandis que les propriétaires profitaient au maximum de la dépossession du clergé. Ce n’était pas une révolution foncière mais un véritable chambardement.

Encore ignorons-nous, cependant, comment cette redistribution foncière agit sur le corps social. Qui étaient ces acheteurs ? Des sans-terre qui devenaient tout à coup micro-propriétaires ? Des micro-propriétaires qui obtinrent une croissance plus ou moins forte de la taille de leur patrimoine ? Ou de gros propriétaires qui soit acquirent des biens supplémentaires à la marge, soit amplifièrent considérablement une assise foncière déjà solide ?


En fait, derrière les moyennes, les inégalités furent flagrantes. Les villages dans lesquels le clergé possédait peu de choses furent de bien faibles vainqueurs et il en fut de même lorsque les seigneurs s’abstinrent d’émigrer. Mais quelles perspectives alléchantes ouvraient l’antique domination foncière d’un couvent ou d’un chapitre, l’émigration d’un ou plusieurs nobles gros propriétaires ! Dans tel village, ce fut la ruée, dans tel autre, on se contenta de grappiller le peu qui était offert. Tout le monde ne pouvait pas habiter dans le district de Cambrai avec un évêque qui d’un seul coup offrait à toutes les convoitises environ 40 % du sol, tout le monde ne pouvait pas se précipiter sur les 8500 ha du chapitre cathédral de Chartres. Il fallait bien plus souvent se contenter de la mise en vente de 1 % du sol, parfois 2 ou 3 au maximum. La mise en vente des biens nationaux introduisit ainsi une profonde césure entre les ruraux dont l’origine était purement aléatoire. Ce n’était pas la seule. Là où une couche de paysans riches pouvaient se porter adjudicataires, les gains furent importants, là où la société rurale était composée de pauvres hères, ils furent bien maigres. Là, où une petite ville proche abritait des bourgeois aux féroces appétits, la concurrence fut trop forte, là où nul bourgeois ne se trouvait à pied d’œuvre, les perspectives étaient beaucoup plus encourageantes.

À ce jeu, il est probable que la région parisienne fut le lieu des meilleures affaires, car le clergé y possédait de vastes fermes et la noblesse détenait de larges parties du sol : il suffisait qu’elle veuille bien émigrer, ce qu’elle fit fréquemment. Les gros fermiers tirèrent le meilleur parti d’une conjoncture aussi avantageuse malgré la pression de la bourgeoisie (et de la noblesse) parisienne. Ils furent nombreux à se porter acquéreurs des terres ainsi mises à leur disposition, à commencer par la ferme qu’ils mettaient jusque-là en valeur contre un fermage. Rétrospectivement, tout paraît d’une simplicité biblique et on sait qu’ils firent une excellente affaire puisque avec la dépréciation de l’assignat, cette terre leur coûta fort peu. En réalité, ils durent certainement longtemps hésiter. Car, contrairement à ce que rapporte une légende tenace, les biens nationaux ne furent nullement bradés au cours des premières années. L’empressement fut grand et il fallut payer le prix. Quand Antoine-François Chartier, le fermier du Plessis-Gassot, se résolut à acheter la ferme qu’il exploitait jusque-là à bail, il dut certainement passer quelques nuits difficiles. Il s’endettait en effet pour de nombreuses années et immobilisait ainsi durablement de l’argent dont il avait sans doute besoin ailleurs. Mais pouvait-il laisser passer cette occasion unique d’être maître chez lui et de s’emparer d’une terre qu’il considérait comme sienne puisque sa famille la cultivait depuis si longtemps et qui représentait le fondement de son statut social ? Pouvait-il prendre le risque de se retrouver fermier d’un autre laboureur, voire d’être mis à la porte par un confrère soucieux de mettre lui-même en valeur la terre ainsi durement acquise ? Pour difficile qu’elle fût, la décision s’imposait d’elle-même. Nul ne pouvait prévoir la formidable dégringolade de l’assignat qui allait lui permettre comme à tant d’autres de se dégager en payant en « monnaie de singe ». (à suivre ici)
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lundi 29 octobre 2018

La Révolution et le 4è ordre (2)

Ingénieur en chef de la ville de Paris en 1789, Dufourny de Villiers conçoit le projet d'un journal destiné à faire reconnaître par les députés aux Etats-Généraux les droits du quatrième ordre, c'est-à-dire « des infortunés, des infirmes, des indigents »,  
« des journaliers », « des salariés abandonnés de la société », « contraints par la misère à donner tout leur temps, toutes leurs forces, leur santé même pour un salaire qui représente à peine le pain nécessaire pour leur nourriture ». Cette publication généreuse intitulée Cahiers du quatrième ordre paraît le 25 avril 1789. Elle n'aura qu'un seul numéro.
En voici la 2nde partie.





En vain me dira-t-on que les Députés du Tiers, que la loyauté de tous les Ordres prendront sa défense, que le cœur de Sa Majesté est l'asile de l'infortuné : personne n'est plus enclin par respect et par estime pour tous les Ordres, et pour chacun de leurs Représentants, à se laisser persuader de l'existence de ce sentiment unanime d'équité et de protection : personne n'a une plus haute idée de la sensibilité du Roi ; mais je demande à l'Ordre du Tiers si, lorsqu'il n'était pas suffisamment représenté dans les Etats (soi-disant) Généraux, la protection et les vertus des deux autres Ordres, le défendaient, le préservaient de l'introduction des impôts, des abus et des vexations, contre lesquels il ne réclame efficacement aujourd'hui, que parce qu'il est enfin parvenu à une représentation proportionnelle ? Je demande à tous les Ordres, et particulièrement à celui du Tiers, s'ils ne sont pas éminemment privilégiés en comparaison du Quatrième Ordre ? Et forcés d'en convenir, comment pourraient-ils se soustraire à l'application du grand principe, que les Privilégiés ne peuvent représenter les non Privilégiés ? Je demanderai enfin aux députés des Villes commerçantes, si les Fabriquants, forcés de prendre leur bénéfice  entre le prix de la matière première et le taux de la vente aux Consommateurs, ne sont pas continuellement occupés à restreindre le salaire de l'ouvrier, à calculer sa force, sa sueur, ses jouissances, sa misère et sa vie, et si l'intérêt qu'ils ont à conserver cet état de chose, n'est pas directement opposé aux réclamations du Quatrième Ordre, dont leur générosité les porterait d'ailleurs à se charger. (….)

Les Cahiers du Tiers ou leurs projets, dont j'ai eu connaissance, indiquent avec sagesse, noblesse, franchise et respect, les points principaux sur lesquels doivent statuer des Lois constitutives, d'où l'on attend la restauration et la stabilité de la félicité publique ; mais aucun ne m'a présenté le mandat, distinctement énoncé, de donner pour base inamovible du bonheur général, des Lois conformes au but de la Société, la protection, la conservation des faibles de la dernière Classe. Je ne doute pas cependant que, l'évidence et l'humanité étouffant tout intérêt personnel, ces principes et ces désirs ne se développent dans le cœur de ses députés ; ainsi lorsque des Mémoires instructifs et des réclamations formelles auront été publiés, il n'y aura plus d'obstacles au soulagement du Quatrième Ordre ; chaque Député du Tiers sera son Représentant, chaque Français formera des vœux pressants pour la destruction de toutes les causes de la misère, pour la défense des infortunés. Cette portion du Clergé si importante par ses fonctions consolatrices, par les soulagements qu'elle répand sur les infortunés, les Curés scrutateurs des causes de la misère, seront certainement des défenseurs aussi persuasifs qu'instructifs et zélés ; mais il faut dans tous les cas, pour que le zèle, la vertu, le courage des Députés quelconques s'expriment avec cette énergie respectueuse et persuasive, qui seule opère le bien, qu'elle soit encore appuyée de l'opinion publique ; c'est en effet l'opinion publique qui alors régira seule les Etats Généraux : ou plutôt, les Etats Généraux ne feront que rédiger les délibérations publiques. Il ne suffit donc pas, pour opérer le bien, d'envoyer des Mémoires particuliers aux Députés ; mais il faut publier ces Mémoires, il faut ainsi faire vertir au soulagement du quatrième Ordre cet amour du bien général, qui va diriger la Nation et ses Députés.



PROSPECTUS



Le quatrième ordre ne sera point convoqué en 1789 ; s’il l’était, il choisirait sans doute un autre représentant que moi ; mais en m’efforçant de suppléer à l’exercice du droit naturel dont il est privé, j’espère obtenir son aveu, sa confiance, sa correspondance, et surtout ses bénédictions. Une si  belle cause trouvera dans la sensibilité de mon cœur, des ressources que des talents ne pourraient remplacer, et dans la fermeté de mon caractère, le courage nécessaire, soit pour écarter les mépris de l’orgueil, soit pour combattre sans relâche l’opposition de l’intérêt personnel. Identifié depuis longtemps avec les Infortunés, ce n’est pas seulement pour avoir éprouvé des revers que je suis attaché à leur sort, ce n’est point par l’odieux motif de l’égoïsme (…) c’est pour avoir été le témoin de leurs grandes vertus (…) Entre toutes les grandes causes de calamité qui feront l’objet de ces Mémoires, les vicissitudes et l’excès du prix du pain et des premières denrées tiendront sans doute le premier rang. J’ai sur cet objet des propositions importantes à faire (…) Il est encore un objet bien important pour la félicité générale et pour celle du Peuple en particulier : c’est l'éducation populaire. Non seulement cette éducation chrétienne aussi imparfaite qu’importante, aussi incomplète que mal administrée ; mais cette éducation nationale, qui, d’un homme rendu Chrétien par la plus pure morale, fait un Citoyen, un Patriote ; c’est cette application des principes de la morale chrétienne aux devoirs de la Société, qui seule peut faire des lois justes, et qui seule peut les faire respecter
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lundi 22 octobre 2018

La Révolution et le 4è ordre (1)

Ingénieur en chef de la ville de Paris en 1789, Dufourny de Villiers conçoit le projet d'un journal destiné à faire reconnaître par les députés aux Etats-Généraux les droits du quatrième ordre, c'est-à-dire « des infortunés, des infirmes, des indigents »,  
« des journaliers », « des salariés abandonnés de la société », « contraints par la misère à donner tout leur temps, toutes leurs forces, leur santé même pour un salaire qui représente à peine le pain nécessaire pour leur nourriture ». Cette publication généreuse intitulée Cahiers du quatrième ordre paraît le 25 avril 1789. Elle n'aura qu'un seul numéro.
En voici quelques extraits. 

 ***

La force des anciens usages n’a pas permis de faire pour cette convocation tout ce qu’on fera peut-être pour l’une des suivantes. Il a paru nécessaire de distinguer encore les Membres de la Nation par Ordres ; et le nombre de ces Ordres a été, selon l’usage, limité à trois.
Mais est-il nécessaire de distribuer la Nation par Ordres ?
Et ces trois Ordres renferment-ils exactement toute la Nation ?
Peut-être cette distribution sera-t-elle abolie ; il faut l’espérer ; et si elle ne l’est pas, il faut faire un quatrième Ordre. Il faut, enfin, que, dans l’un et l’autre cas, la portion de la Nation qui est appelée par son droit naturel, et qui cependant n’est pas convoquée, soit représentée.
La Nation s’assemble pour discuter et fonder des droits généraux qui seront érigés en Lois constitutionnelles, et des droits particuliers ou privilégiés qui seront attaqués et défendus. Elle s’assemble pour régler les impôts et leur répartition. Les puissants et les riches paraissent seuls intéressés à ces discussions, qui cependant décident inévitablement du sort des faibles et des pauvres. (...)

Il est évident que cette distribution quelque conforme qu'elle soit à l'équité, au meilleur ordre moral, est tellement opposée à l'état actuel de la Société, qu'elle est impraticable ; mais il est évident aussi que toute résolution fur la répartition de l'impôt sera d'autant plus juste, d'autant plus salutaire, qu'elle tendra au même résultat,

1-Décharger les Pauvres. 
2-Imposer les Riches proportionnellement à leurs facultés. 
Cette première condition soulager et décharger les pauvres, doit être inévitablement remplie dans tous les cas, quelle que soit la convocation, quelle que soit la formation des Etats-Généraux, quelle que soit la distribution des Ordres et même quelles que soient leurs délibérations car lorsque la raison et l'équité ne suffisent pas, il est une force morale irrésistible qui opère les révolutions, celle de la nécessité.(...)
où se trouvent les "bourgeois" ?
S'il est démontré, s'il est évident d'ailleurs que le puissant et le riche ont moins besoin de la Société que le pauvre, que c'est pour le faible, le pauvre et l'infirme, que la Société s'est formée et que c'est enfin une des causes fondamentales du pacte de Société que de préserver tous ses individus de la faim de la misère et de la mort qui les suit ; je ne demanderai pas feulement pourquoi il y a tant de malheureux mais pourquoi ils ne font pas considérés chez nous comme des hommes, comme des frères, comme des Français. Pourquoi cette classe immense de journaliers, de salariés, de gens non gagés, sur lesquels portent toutes les révolutions physiques, toutes les révolutions politiques, cette classe qui a tant de représentations à faire, les seuls qu'on pût peut-être appeler du nom trop véritable, mais avilissant et proscrit, de doléances, est-elle rejetée du sein de la nation ?  Pourquoi elle n'a pas de Représentants propres ? Pourquoi cet Ordre qui, aux yeux de la grandeur et de l'opulence, n'est que le dernier, le quatrième des Ordres, mais qui, aux yeux de l'humanité, aux yeux de la vertu comme aux yeux de la Religion, est le premier des Ordres, l'Ordre sacré des Infortunés ; pourquoi, dis-je, cet ordre, qui n'ayant rien paye plus, proportionnellement, que tous les autres, est le seul qui, conformément aux anciens usages tyranniques des siècles ignorants et barbares, ne soit pas appelé à l'Assemblée Nationale, et envers lequel le mépris est, j'ose le dire, égal à l'injustice ?
(à suivre ici)

vendredi 13 février 2015

La Révolution et les pauvres (3)


Je lisais dernièrement sur un site prétendument dissident une intervention fort intéressante d'un pseudo royaliste : dans un bel élan antirépublicain, le jeune homme s'en prenait pêle-mêle à toutes les opérations caritatives du moment (notamment aux Restos du Coeur) et reprochait aux pouvoirs publics de ne pas assumer une tâche aussi essentielle. En somme, il n'avait pas saisi que la situation actuelle ressemble à s'y méprendre à celle d'avant 1789, puisqu'elle joue sur le même ressort (culpabiliser le public) et qu'elle aussi fait appel à l'action privée (le chanteur ayant remplacé le curé...) pour stimuler les pratiques charitables...
Après 1789, on l'a vu, l'autorité politique révolutionnaire va retirer cette prérogative au clergé, considérant qu'il est de son devoir à elle de "détruire la mendicité". Habité par ce noble idéal, le Comité de Mendicité va multiplier les rapports et les actions, d'où la création quasi immédiate d'hôpitaux, de travaux publics et d'ateliers de travail pour les chômeurs. "Ce n'est pas le défaut de biens qui constitue la pauvreté. C'est le défaut de travail", lit-on dans un mémoire sur la mendicité écrit à la même époque. 


Quinze millions de livres sont aussitôt affectés à la création d'ateliers de charité. Les départements soumettent alors leurs demandes : à Paris, la maison des Récollets et celle des Dominicains sont converties en ateliers (11 au total) de filature (ils emploieront jusqu'à 4800 femmes et enfants en 1791); 

à Saint-Etienne, une église est transformée en dépôt d'armes, une autre en magasin des fers ; à Aix-en-Provence, l'atelier de Saint-Michel emploie les ouvrières à filer le coton. Ailleurs, en Vendée, dans le Cher, on privilégie les travaux publics : construction ou réfection de routes, programmes de drainage et de terrassement...

Même si les salaires demeurent inférieurs à ceux du secteur privé, la demande explose, les ateliers attirant des chômeurs de tous les coins du royaume. Incapable de faire face,  les autorités tentent souvent de limiter certains abus : ainsi, pour postuler, le pauvre devra présenter un certificat de résidence et d'indigence, établi par les sections locales. 
 
loi du 19 décembre 1790

Pourtant, les premières difficultés apparaissent bientôt : dès 1791, certains députés se demandent si cette activité parallèle ne porte pas préjudice aux manufactures privées (celle-ci perdant une partie de leur main d'oeuvre) ; d'autres reprochent à ces programmes d'être trop coûteux et de grever les dépenses publiques ; les derniers accusent les ateliers de favoriser la paresse et la débauche.
Comme on le constate, malgré les 220 ans qui nous séparent de cette période, les propos n'ont guère changé...
Confrontés aux impératifs financiers, même les plus idéalistes des révolutionnaires finissent par reconnaître leur échec.
Deux ans après leur création, les ateliers de charité seront définitivement abandonnés... (à suivre)

lundi 9 février 2015

La Révolution et les pauvres (2)


Se conformant aux imprécations de Voltaire et à celles d'autres intellectuels des Lumières (notamment les physiocrates), les Assemblées constituante et législative vont accuser l'Eglise et les pratiques de charité d'échouer dans leur mission et de favoriser le parasitisme.

Le Comité de Mendicité, né en 1790 et réunissant des membres des trois ordres, aura donc pour ambition de "trouver les moyens de détruire la mendicité"(cf rapport du comité de mendicité et de la constituante). Rien moins que cela ! Autrefois dévolue au clergé, cette tâche, conçue comme un devoir sacré, incombe désormais à l'Etat puisque comme le soulignait déjà Necker :"c'est au gouvernement, interprète et dépositaire de l'harmonie sociale, c'est à lui de faire, pour cette classe nombreuse et déshéritée, tout ce que l'ordre et la justice lui permettent..."
En premier lieu, le Comité va donc collationner des statistiques dans 51 départements du royaume, avant de parvenir à ce constat ahurissant : sur une population de 16 millions d'habitants, le nombre de mendiants serait environ de 2 millions. Soit un sur huit !
Les membres du Comité, et en son sein Liancourt, se mettent aussitôt au travail, prenant pour credo que "chaque homme ayant droit à sa subsistance, la société doit pourvoir à la subsistance de tous ceux de ses membres qui pourront en manquer, et cette secourable assistance ne doit pas être regardée comme un bienfait... elle est, pour la société, une dette inviolable et sacrée.
le duc de Liancourt
Dans leur 5è rapport de septembre 1790, on constate toutefois   que le nombre de pauvres a été réévalué à... 1/20 de la population. Ils décrètent que tous ceux dont les impôts sont inférieurs au salaire d'une journée de travail auront droit à une assistance immédiate ; que ceux qui ne paient pas plus de deux ou trois journées de salaire pourront demander des secours en cas de maladie grave ou d'accident ; que les pauvres valides ne seront assistés que par des offres d'emploi. Au demeurant, la distribution d'argent ou de vivres aux individus en état de travailler est aussitôt abolie. On financera désormais des hôpitaux sur les fonds gouvernementaux, on organisera des travaux publics pour les chômeurs, on repensera le systèmes de pensions d'état, on créera des ateliers de travail (voir ci-dessous)...

 L'assemblée Nationale, considérant combien il importe que les ateliers publics ne soient qu'un secours accordé à ceux qui manquent véritablement de travail, que les fonds qu'on y destine soient répartis sur le plus grand nombre possible d'indigens, qu'ils ne soient préjudiciables ni à l'agriculture ni aux manufactures et ne deviennent une
sorte d'encouragement il l'imprévoyance et à la paresse, A DÉCRÉTÉ ce qui suit :
Art. 1." Les ateliers de secours actuellement existant dans la ville de Paris seront supprimés ; il en sera sur-le-champ formé de nouveaux , soit dans la ville de Paris et sa banlieue, soit dans les différents départements où des travaux auront été jugés nécessaires par les directoires.
2. Ces ateliers seront de deux espèces :
Dans la première, les administrateurs n'admettront que des ouvriers qui travailleront à la tâche;
Dans la seconde, ils occuperont les hommes faibles ou moins accoutumés aux travaux de terrasse, qui seront payés à la journée.
3. La fixation du prix des travaux à la tâche ou à la journée sera toujours inférieure au prix courant du pays pour les travaux du même genre, et sera déterminée par les corps administratifs des lieux où les ateliers seront ouverts. Les règlements pour la police desdits ateliers seront également faits par ces mêmes corps administratifs. ,
4. Ceux des ouvriers qui contreviendront aux règlements qui seront faits, soit pour la police des ateliers, soit pour la fixation du prix des ouvrages, seront jugés comme pour faits de police, par les officiers municipaux des lieux, et punis ainsi qu'il appartiendra ; et en cas d'attroupements séditieux, d'insubordination ou autres faits graves, ils seront arrêtés, poursuivis dans les tribunaux ordinaires comme perturbateurs du repos public, et punis comme tels, suivant l'exigence des cas.
5. A compter du jour de la publication du présent décret, toute personne non actuellement domiciliée à Paris , ou qui n'y serait pas née, et qui se présenterait pour avoir de l'ouvrage, ne sera pas admise aux ateliers de secours qui seront ouverts conformément à l'article 1.; et pour le surplus, l'Assemblée nationale renvoie aux dispositions du décret du 30 mai dernier, concernant la mendicité de Paris.
Porté par un élan empreint de générosité, le Comité ne va pas tarder à se heurter aux premières difficultés. (à suivre ici)

vendredi 6 février 2015

La Révolution et les pauvres (1)

Quel était le nombre de pauvres, de mendiants et d'indigents sous l'Ancien Régime ? Si certains historiens avancent des chiffres, l'absence de recensement et de statistiques sérieuses les rend trop souvent douteux. Même si la frontière est étroite, on se gardera également de confondre ces malheureux, souvent incapables de subvenir à leurs besoins, avec des vagabonds (colporteurs, bateleurs et autres itinérants) déjà perçus comme un fléau social.
Quoi qu'il en soit, et contrairement à certaines opinions répandues, l'administration royale a tout au long du XVIIIè siècle lutté contre le fléau de la pauvreté qui menaçait aussi bien les citadins que les campagnards. Chômeurs saisonniers, vieillards malades, hommes de peine confrontés au risque d'une mauvaise récolte, servantes engrossées, les petites gens n'étaient jamais à l'abri de perdre le minimum vital, à savoir se nourrir et se loger.

L'assistance aux pauvres est alors quasi exclusivement organisée, gérée et distribuée par l'Eglise. La plupart des hôpitaux, on le sait, sont des fondations cléricales, et toutes les institutions charitables relèvent elles aussi du clergé. C'est lui qui fait appel aux dons privés, insistant constamment sur l'obligation morale du riche de faire l'aumône aux nécessiteux. La charité est alors conçue et présentée comme un acte chrétien qui profite non seulement au bénéficiaire, mais également au donateur. Ainsi, dans ses mémoires, Louise d'Epinay s'émerveille de voir sa fille Angélique mettre de côté quelques sous pour les distribuer à ses pauvres à l'issue de la messe... Pour sa part, le curé joue évidemment un rôle central : il connaît ses paroissiens, il se prononce sur leurs demandes de secours, il est lié par ses fonctions à l'hospice local ou même aux greniers à grains ; en somme, personne n'est mieux placé que lui pour répartir les aumônes et les secours.
 
lutte contre la mendicité
Au demeurant, l'Eglise accepte l'existence de ces "enfants souffrants du Christ" comme une évidence, elle ne cherche en aucun à éradiquer l'indigence, s'en servant au contraire comme un moyen d'édifier les fidèles et de leur promettre le salut.
Au cours de la 2nde moitié du XVIIIè siècle, la déchristianisation lente mais progressive du royaume va avoir une première conséquence, particulièrement sensible dans les grandes villes (les plus éclairées, dirons-nous...) : celle de réduire considérablement l'aide matérielle et financière recueillie puis donnée aux indigents. Face au déclin de cette pratique ancestrale, certains philosophes des Lumières auront beau jeu d'ironiser et d'accuser les hauts dignitaires de l'Eglise, voire certains moines et curés, d'être des parasites improductifs, inutiles à la société, et incapables d'assumer leur tâche. Dans l'article "abbé" de son Dictionnaire Philosophique, Voltaire écrit : "L’abbé spirituel était un pauvre à la tête de plusieurs autres pauvres : mais les pauvres pères spirituels ont eu depuis deux cent, quatre cent mille livres de rente ; et il y a aujourd’hui des pauvres pères spirituels en Allemagne qui ont un régiment des gardes.
  Un pauvre qui a fait serment d’être pauvre, et qui, en conséquence, est souverain ! on l’a déjà dit, il faut le redire mille fois, cela est intolérable. Les lois réclament contre cet abus, la religion s’en indigne, et les véritables pauvres sans vêtement et sans nourriture poussent des cris au ciel à la porte de monsieur l’abbé.
  Mais j’entends messieurs les abbés d’Italie, d’Allemagne, de Flandre, de Bourgogne, qui disent : Pourquoi n’accumulerions-nous pas des biens et des honneurs ? pourquoi ne serions-nous pas princes ? les évêques le sont bien. Ils étaient originairement pauvres comme nous ; ils se sont enrichis, ils se sont élevés ; l’un d’eux est devenu supérieur aux rois ; laissez-nous les imiter autant que nous pourrons.
  Vous avez raison, messieurs, envahissez la terre ; elle appartient au fort ou à l’habile qui s’en empare ; vous avez profité des temps d’ignorance, de superstition, de démence, pour nous dépouiller de nos héritages et pour nous fouler à vos pieds, pour vous engraisser de la substance des malheureux : tremblez que le jour de la raison n’arrive."
La charge est sévère, et sans doute injuste, mais comme toujours avec Voltaire, elle s'avère efficace. (à suivre ici)