Directeur d'études de l'EHESS, spécialiste de l'histoire économique et sociale des campagnes, Gérard Béaur a publié dans la revue Annales historiques de la Révolution française un très intéressant article consacré à la redistribution des richesses au cours de la période révolutionnaire. En voici quelques extraits.
(lire l'article qui précède ici)
Les droits collectifs : un coup d’épée dans l’eau ?
Mais ce n’était pas tout. Les
petits paysans avaient encore la faculté de l’emporter lors de la session de
rattrapage que constituaient les redistributions de communaux. Ils pouvaient
enfin essayer de conquérir des parcelles à la faveur des décisions prises par
la Révolution.
En effet, tout au long du XVIIIe
siècle, les réformateurs s’en étaient pris avec violence aux biens et aux
pratiques collectifs. Agronomes, économistes et hommes politiques ne cessaient
de militer pour la suppression de ce qui apparaissait comme une monstruosité,
comme un frein à l’agriculture. Tandis que les droits d’usages empêchaient la
clôture des terres et les innovations agronomiques, les biens communaux
représentaient un scandaleux gaspillage et il convenait d’y mettre fin. En les partageant, on obtiendrait leur mise
en culture et donc on accroîtrait l’espace cultivé, on permettrait un essor de
la production agricole et on résoudrait les tensions rémanentes qui
empoisonnaient l’approvisionnement en céréales (les passages sont soulignés par moi). De leur côté, les seigneurs
exploitant le sentiment ambiant, s’employaient à en accaparer une partie quitte
à en attribuer le solde à la communauté rurale, par les triages et
cantonnements qui suscitaient des conflits inexpiables avec les paysans.
Procès, sabotages en tout genre rythmaient un processus difficile, tissé de
combats judiciaires, avec des avancées et des reculs de part et d’autre.
Pourtant le gouvernement
monarchique temporisait. Ne risquait-on
pas d’acculer les pauvres à la misère en les privant de ces ressources modestes
mais décisives et de les pousser à déserter les campagnes pour la ville ?
N’allait-on pas accentuer la question sociale et occasionner des troubles
extrêmement périlleux ? Une vague
d’édits de partages promulgués par la couronne à partir de la fin des années
1760 entendit mettre un terme à l’indécision et prétendit faire disparaître les
terres collectives. Il s’agissait d’attribuer un tiers des biens au
seigneur et d’allouer le solde aux exploitants sous forme de lots inaliénables,
viagers, mais la procédure restait facultative et elle était soumise à l’accord
de la communauté. Des partages se produisirent effectivement en Flandre aux
dépens des lambeaux de communaux qui n’avaient pas encore été appropriés, et
tout aussi bien en Artois et en Lorraine, ponctuellement dans la région
parisienne (Soissonnais, Picardie, Île-de-France) et en Alsace. Mais partout
ailleurs les oppositions l’emportèrent. Opposition de la communauté hostile à
l’idée de perdre un tiers des biens en jouissance commune, opposition de la
part des laboureurs et des seigneurs qui entendaient bien conserver leurs
droits d’accès sur ces pacages. Indécision des pauvres eux-mêmes, pris dans une
terrible contradiction : dans l’ensemble avides d’arrondir leurs lopins, mais
soucieux de ne pas perdre les droits d’usages lorsqu’ils en bénéficiaient sur
les terres vaines et vagues. Le cas de l’Alsace est exemplaire à cet égard.
Dès le début de la Révolution, une forte pression s’exerça sur la
Constituante pour qu’elle revienne sur les expropriations subies et engage une
politique de partage. Si le triage (càd le 1/3 des communaux accordés en pleine propriété au seugneur) fut rapidement proscrit, il fallut
attendre mars 1790 pour que l’Assemblée décide que les communautés pouvaient se
pourvoir devant les tribunaux pendant 5 ans pour récupérer les biens arrachés
par cette voie pendant les 30 années précédentes ; en août 1792, la loi
attribua par principe les terres vaines et vagues aux communautés et leur
conféra le droit de réclamer tous les biens extorqués « par l’effet de la puissance féodale », et enfin la loi de juin 1793
mit un terme aux atermoiements du gouvernement. Des sentences arbitrales rendues par des experts permettent aux
communautés de récupérer les biens qui leur ont été confisqués. C’était
souvent entériner les récupérations sauvages qui avaient succédé aux procédures
judiciaires jusque-là souvent infructueuses et qui eurent dorénavant de larges
chances d’aboutir. C’est par centaines
que les communes entreprennent de reprendre les communaux perdus et ce sont des
milliers et des milliers d’ha qui sont ainsi rétrocédés aux communautés. La
portée de cette restitution fut cependant réduite par les dispositions prises
après Thermidor et surtout pendant le Directoire. Elles autorisèrent, en effet,
l’appel contre les décisions qui avaient renvoyé les communautés en possession
de leurs biens et qui provoquèrent un nombre important d’annulations de
sentences arbitrales.
Dans le même temps, la Convention montagnarde donna enfin
satisfaction aux paysans en accordant le partage des communaux. Il
s’agissait d’un partage en pleine propriété, par tête, avec interdiction de
revente pendant 10 ans, et soumis à l’accord d’un tiers des membres de la
communauté. Là encore, il convient de s’interroger sur la portée de
l’opération. Pour certains historiens, elle fut considérable, pour d’autres,
elle eut peu d’effets. Le bilan est d’autant plus délicat que cette loi ne fut
qu’une courte parenthèse et que rapidement les gouvernements revinrent en
arrière. Dès prairial an IV, la loi est suspendue. Elle l’est définitivement et
les partages sont dorénavant interdits, avant que la loi de ventôse an XII ne
confie aux conseils de préfecture le soin d’arbitrer les contestations qui
peuvent s’exprimer. C’est dans la plus grande confusion que certains partages
sont maintenus et d’autres annulés, en fonction des vices de procédure, ou de
l’absence d’application ou encore de l’humeur du préfet.
Encore une fois, les inégalités
géographiques sont considérables. Ici, il y avait peu de communaux, là ils
étaient très étendus. Ici, la volonté de partage était vive, là elle était
inexistante. Pour simplifier, les partages furent peu nombreux dans les
montagnes et dans l’Ouest, soit parce que les communaux étaient indispensables
à l’économie rurale, soit parce qu’ils étaient rares, soit encore parce que le
droit de propriété était mal assuré (en Bretagne). En revanche, ils furent
nombreux au nord de Paris, et dans le Nord-Est, là où la tension était déjà
vive sur cette question sous l’Ancien Régime, soit parce que la pression des
pauvres était forte, soit parce que les laboureurs estimaient en avoir moins
besoin. Localement, la redistribution fut donc tantôt assez large, tantôt
inexistante. En règle générale, sauf exceptions notables, elle ne fut intense
que dans les zones où il ne subsistait déjà que des lambeaux de communaux. Les
rétrocessions furent nombreuses dans les zones où les tensions étaient
demeurées vives à l’intérieur même de la communauté rurale, dans le Nord-Est
notamment, elles furent faibles là où les communautés restèrent coites.
Ainsi, la redistribution fut-elle beaucoup plus limitée qu’elle aurait
pu l’être. Pour plusieurs raisons. La principale fut que les communautés eurent
peu de temps pour se décider et que de nombreuses annulations furent
prononcées. La seconde était que les communautés demeuraient extrêmement
divisées et que leurs membres eux-mêmes étaient sans doute indécis.
Pourtant, il est certain que certains micro-propriétaires purent profiter de
l’aubaine et qu’ils furent parfois nombreux à s’emparer de biens mis
gratuitement à leur disposition.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Pour commenter cet article...