Directeur d'études de l'EHESS, spécialiste de l'histoire économique et sociale des campagnes, Gérard Béaur a publié dans la revue Annales historiques de la Révolution française un très intéressant article consacré à la redistribution des richesses au cours de la période révolutionnaire. En voici quelques extraits.
LA TERRE
On sait quelle débauche d’énergie
a été dépensée par les historiens autour de ce que l’on a fini par considérer
comme « l’événement le plus important de la Révolution ». La mise à
l’encan des biens du clergé, puis des émigrés, suspects, condamnés… a déclenché
un transfert de propriété qui a paru inouï aux contemporains comme aux
historiens. Elle a provoqué (…) une avalanche d’études minutieuses qui avaient
pour objet les ventes passées en un village, en un canton, en un
arrondissement, un département et dont il était très difficile de sortir une
synthèse, tant les résultats paraissaient disparates. Quelle avait été
l’ampleur de cette expropriation ? Pendant très longtemps, on a hésité.
Aujourd’hui on sait.
Dès les années 1930, Lecarpentier
avançait une première fourchette oscillant entre 6 et 10 % pour les biens
du clergé qui fut reprise par Georges Lefebvre dans un article longtemps
décisif et qui garde encore toute sa pertinence. À ce compte, les biens de
seconde origine représentant peut-être les 2/3 des biens de première origine,
auraient compté pour 4 à 7 %. Donc au total 10 à 17 % des terres
auraient changé de mains à la suite des mesures révolutionnaires. Le
remarquable travail de synthèse conduit par Bernard Bodinier et Éric Teyssier
permet d’affirmer de manière certaine qu’on doit se situer dans le bas de la
fourchette, soit un peu moins de 6 % pour les biens ecclésiastiques, un
peu moins de 10 % au total.
C’est à la fois beaucoup et peu.
Que quelque 5 millions d’ha passent ainsi brutalement de main en main ce n’est
certes pas une petite affaire. Mais que moins de 10 % des terres soient
concernées, ce n’est pas si exceptionnel qu’on pourrait le penser de prime
abord. (…). En forçant le trait,
on pourrait prétendre, comme je l’ai déjà fait ailleurs, que nulle part
l’affaire des biens nationaux n’avait eu aussi peu d’importance et que nulle
part on n’en avait autant parlé. Oui, mais voilà, la Révolution française
inaugura un mouvement radical et l’exporta avec les armées révolutionnaires
aussi bien qu’avec la diffusion des nouvelles idées. Elle posa ainsi avec
acuité la question de la légitimité des possessions ecclésiastiques et en même
temps celle de l’inviolabilité des biens des « ennemis de la
Patrie ». Enfin, elle mit brutalement à la disposition des acquéreurs
potentiels, jusque-là réfrénés dans leur appétit foncier, des biens-fonds
particulièrement convoités.
Reste à se demander qui profita
de l’aubaine et s’empara des biens ainsi aliénés. Les historiens ont multiplié
les tentatives pour essayer de savoir qui avait bien pu se porter acquéreur. Il
semblerait que la paysannerie n’ait recueilli que des miettes (NDLR : les passages sont soulignés par moi) avec les biens de
première origine, notamment en 1791 lorsque les biens furent mis en
adjudication en bloc. Certes, il ne manque pas d’exemples où les paysans se
coalisèrent, bloquèrent les enchères, découragèrent les concurrents de la
ville, mais ils ne purent s’adjuger que quelque 20 à 30 % des biens. À
partir de l’an II, la vente par lots changea la donne avant les désastreuses mises
en vente du Directoire et les paysans purent sauter sur l’occasion. Au total,
ils s’adjugèrent peut-être un tiers des propriétés mises en vente, soit
peut-être 1,5 million d’ha, ce qui est considérable et leur procura un gain de
l’ordre de 3 % du sol. Si l’on admet qu’ils détenaient de 40 à 45 %
du sol à la veille de la Révolution, ils auraient vu leur part passer à 43 ou
48 %. C’est appréciable, ce n’est pas un raz-de-marée. Ils auraient accru
leur part foncière de l’ordre de 10 %, tandis que les propriétaires
profitaient au maximum de la dépossession du clergé. Ce n’était pas une
révolution foncière mais un véritable chambardement.
Encore ignorons-nous, cependant,
comment cette redistribution foncière agit sur le corps social. Qui étaient ces
acheteurs ? Des sans-terre qui devenaient tout à coup
micro-propriétaires ? Des micro-propriétaires qui obtinrent une croissance
plus ou moins forte de la taille de leur patrimoine ? Ou de gros
propriétaires qui soit acquirent des biens supplémentaires à la marge, soit amplifièrent
considérablement une assise foncière déjà solide ?
En fait, derrière les moyennes,
les inégalités furent flagrantes. Les villages dans lesquels le clergé
possédait peu de choses furent de bien faibles vainqueurs et il en fut de même
lorsque les seigneurs s’abstinrent d’émigrer. Mais quelles perspectives
alléchantes ouvraient l’antique domination foncière d’un couvent ou d’un
chapitre, l’émigration d’un ou plusieurs nobles gros propriétaires ! Dans
tel village, ce fut la ruée, dans tel autre, on se contenta de grappiller le
peu qui était offert. Tout le monde ne pouvait pas habiter dans le district de
Cambrai avec un évêque qui d’un seul coup offrait à toutes les convoitises
environ 40 % du sol, tout le monde ne pouvait pas se précipiter sur les 8500
ha du chapitre cathédral de Chartres. Il fallait bien plus souvent se contenter
de la mise en vente de 1 % du sol, parfois 2 ou 3 au maximum. La mise en
vente des biens nationaux introduisit ainsi une profonde césure entre les
ruraux dont l’origine était purement aléatoire. Ce n’était pas la seule. Là où
une couche de paysans riches pouvaient se porter adjudicataires, les gains
furent importants, là où la société rurale était composée de pauvres hères, ils
furent bien maigres. Là, où une petite ville proche abritait des bourgeois aux
féroces appétits, la concurrence fut trop forte, là où nul bourgeois ne se
trouvait à pied d’œuvre, les perspectives étaient beaucoup plus encourageantes.
À ce jeu, il est probable que la
région parisienne fut le lieu des meilleures affaires, car le clergé y
possédait de vastes fermes et la noblesse détenait de larges parties du sol :
il suffisait qu’elle veuille bien émigrer, ce qu’elle fit fréquemment. Les gros
fermiers tirèrent le meilleur parti d’une conjoncture aussi avantageuse malgré
la pression de la bourgeoisie (et de la noblesse) parisienne. Ils furent
nombreux à se porter acquéreurs des terres ainsi mises à leur disposition, à
commencer par la ferme qu’ils mettaient jusque-là en valeur contre un fermage.
Rétrospectivement, tout paraît d’une simplicité biblique et on sait qu’ils
firent une excellente affaire puisque avec la dépréciation de l’assignat, cette
terre leur coûta fort peu. En réalité, ils durent certainement longtemps
hésiter. Car, contrairement à ce que rapporte une légende tenace, les biens
nationaux ne furent nullement bradés au cours des premières années. L’empressement
fut grand et il fallut payer le prix. Quand Antoine-François Chartier, le
fermier du Plessis-Gassot, se résolut à acheter la ferme qu’il exploitait
jusque-là à bail, il dut certainement passer quelques nuits difficiles. Il
s’endettait en effet pour de nombreuses années et immobilisait ainsi
durablement de l’argent dont il avait sans doute besoin ailleurs. Mais
pouvait-il laisser passer cette occasion unique d’être maître chez lui et de
s’emparer d’une terre qu’il considérait comme sienne puisque sa famille la
cultivait depuis si longtemps et qui représentait le fondement de son statut
social ? Pouvait-il prendre le risque de se retrouver fermier d’un autre
laboureur, voire d’être mis à la porte par un confrère soucieux de mettre
lui-même en valeur la terre ainsi durement acquise ? Pour difficile qu’elle
fût, la décision s’imposait d’elle-même. Nul ne pouvait prévoir la formidable
dégringolade de l’assignat qui allait lui permettre comme à tant d’autres de se
dégager en payant en « monnaie de singe ». (à suivre ici)
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