lundi 18 mars 2019

Révolution et redistribution des richesses dans les campagnes : mythe ou réalité ? (1)

Directeur d'études de l'EHESS, spécialiste de l'histoire économique et sociale des campagnes, Gérard Béaur a publié dans la revue Annales historiques de la Révolution française un très intéressant article consacré à la redistribution des richesses au cours de la période révolutionnaire. En voici quelques extraits.


LA TERRE


On sait quelle débauche d’énergie a été dépensée par les historiens autour de ce que l’on a fini par considérer comme « l’événement le plus important de la Révolution ». La mise à l’encan des biens du clergé, puis des émigrés, suspects, condamnés… a déclenché un transfert de propriété qui a paru inouï aux contemporains comme aux historiens. Elle a provoqué (…) une avalanche d’études minutieuses qui avaient pour objet les ventes passées en un village, en un canton, en un arrondissement, un département et dont il était très difficile de sortir une synthèse, tant les résultats paraissaient disparates. Quelle avait été l’ampleur de cette expropriation ? Pendant très longtemps, on a hésité. Aujourd’hui on sait.

Dès les années 1930, Lecarpentier avançait une première fourchette oscillant entre 6 et 10 % pour les biens du clergé qui fut reprise par Georges Lefebvre dans un article longtemps décisif et qui garde encore toute sa pertinence. À ce compte, les biens de seconde origine représentant peut-être les 2/3 des biens de première origine, auraient compté pour 4 à 7 %. Donc au total 10 à 17 % des terres auraient changé de mains à la suite des mesures révolutionnaires. Le remarquable travail de synthèse conduit par Bernard Bodinier et Éric Teyssier permet d’affirmer de manière certaine qu’on doit se situer dans le bas de la fourchette, soit un peu moins de 6 % pour les biens ecclésiastiques, un peu moins de 10 % au total.


C’est à la fois beaucoup et peu. Que quelque 5 millions d’ha passent ainsi brutalement de main en main ce n’est certes pas une petite affaire. Mais que moins de 10 % des terres soient concernées, ce n’est pas si exceptionnel qu’on pourrait le penser de prime abord.  (…). En forçant le trait, on pourrait prétendre, comme je l’ai déjà fait ailleurs, que nulle part l’affaire des biens nationaux n’avait eu aussi peu d’importance et que nulle part on n’en avait autant parlé. Oui, mais voilà, la Révolution française inaugura un mouvement radical et l’exporta avec les armées révolutionnaires aussi bien qu’avec la diffusion des nouvelles idées. Elle posa ainsi avec acuité la question de la légitimité des possessions ecclésiastiques et en même temps celle de l’inviolabilité des biens des « ennemis de la Patrie ». Enfin, elle mit brutalement à la disposition des acquéreurs potentiels, jusque-là réfrénés dans leur appétit foncier, des biens-fonds particulièrement convoités.

Reste à se demander qui profita de l’aubaine et s’empara des biens ainsi aliénés. Les historiens ont multiplié les tentatives pour essayer de savoir qui avait bien pu se porter acquéreur. Il semblerait que la paysannerie n’ait recueilli que des miettes (NDLR : les passages sont soulignés par moi) avec les biens de première origine, notamment en 1791 lorsque les biens furent mis en adjudication en bloc. Certes, il ne manque pas d’exemples où les paysans se coalisèrent, bloquèrent les enchères, découragèrent les concurrents de la ville, mais ils ne purent s’adjuger que quelque 20 à 30 % des biens. À partir de l’an II, la vente par lots changea la donne avant les désastreuses mises en vente du Directoire et les paysans purent sauter sur l’occasion. Au total, ils s’adjugèrent peut-être un tiers des propriétés mises en vente, soit peut-être 1,5 million d’ha, ce qui est considérable et leur procura un gain de l’ordre de 3 % du sol. Si l’on admet qu’ils détenaient de 40 à 45 % du sol à la veille de la Révolution, ils auraient vu leur part passer à 43 ou 48 %. C’est appréciable, ce n’est pas un raz-de-marée. Ils auraient accru leur part foncière de l’ordre de 10 %, tandis que les propriétaires profitaient au maximum de la dépossession du clergé. Ce n’était pas une révolution foncière mais un véritable chambardement.

Encore ignorons-nous, cependant, comment cette redistribution foncière agit sur le corps social. Qui étaient ces acheteurs ? Des sans-terre qui devenaient tout à coup micro-propriétaires ? Des micro-propriétaires qui obtinrent une croissance plus ou moins forte de la taille de leur patrimoine ? Ou de gros propriétaires qui soit acquirent des biens supplémentaires à la marge, soit amplifièrent considérablement une assise foncière déjà solide ?


En fait, derrière les moyennes, les inégalités furent flagrantes. Les villages dans lesquels le clergé possédait peu de choses furent de bien faibles vainqueurs et il en fut de même lorsque les seigneurs s’abstinrent d’émigrer. Mais quelles perspectives alléchantes ouvraient l’antique domination foncière d’un couvent ou d’un chapitre, l’émigration d’un ou plusieurs nobles gros propriétaires ! Dans tel village, ce fut la ruée, dans tel autre, on se contenta de grappiller le peu qui était offert. Tout le monde ne pouvait pas habiter dans le district de Cambrai avec un évêque qui d’un seul coup offrait à toutes les convoitises environ 40 % du sol, tout le monde ne pouvait pas se précipiter sur les 8500 ha du chapitre cathédral de Chartres. Il fallait bien plus souvent se contenter de la mise en vente de 1 % du sol, parfois 2 ou 3 au maximum. La mise en vente des biens nationaux introduisit ainsi une profonde césure entre les ruraux dont l’origine était purement aléatoire. Ce n’était pas la seule. Là où une couche de paysans riches pouvaient se porter adjudicataires, les gains furent importants, là où la société rurale était composée de pauvres hères, ils furent bien maigres. Là, où une petite ville proche abritait des bourgeois aux féroces appétits, la concurrence fut trop forte, là où nul bourgeois ne se trouvait à pied d’œuvre, les perspectives étaient beaucoup plus encourageantes.

À ce jeu, il est probable que la région parisienne fut le lieu des meilleures affaires, car le clergé y possédait de vastes fermes et la noblesse détenait de larges parties du sol : il suffisait qu’elle veuille bien émigrer, ce qu’elle fit fréquemment. Les gros fermiers tirèrent le meilleur parti d’une conjoncture aussi avantageuse malgré la pression de la bourgeoisie (et de la noblesse) parisienne. Ils furent nombreux à se porter acquéreurs des terres ainsi mises à leur disposition, à commencer par la ferme qu’ils mettaient jusque-là en valeur contre un fermage. Rétrospectivement, tout paraît d’une simplicité biblique et on sait qu’ils firent une excellente affaire puisque avec la dépréciation de l’assignat, cette terre leur coûta fort peu. En réalité, ils durent certainement longtemps hésiter. Car, contrairement à ce que rapporte une légende tenace, les biens nationaux ne furent nullement bradés au cours des premières années. L’empressement fut grand et il fallut payer le prix. Quand Antoine-François Chartier, le fermier du Plessis-Gassot, se résolut à acheter la ferme qu’il exploitait jusque-là à bail, il dut certainement passer quelques nuits difficiles. Il s’endettait en effet pour de nombreuses années et immobilisait ainsi durablement de l’argent dont il avait sans doute besoin ailleurs. Mais pouvait-il laisser passer cette occasion unique d’être maître chez lui et de s’emparer d’une terre qu’il considérait comme sienne puisque sa famille la cultivait depuis si longtemps et qui représentait le fondement de son statut social ? Pouvait-il prendre le risque de se retrouver fermier d’un autre laboureur, voire d’être mis à la porte par un confrère soucieux de mettre lui-même en valeur la terre ainsi durement acquise ? Pour difficile qu’elle fût, la décision s’imposait d’elle-même. Nul ne pouvait prévoir la formidable dégringolade de l’assignat qui allait lui permettre comme à tant d’autres de se dégager en payant en « monnaie de singe ». (à suivre ici)
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