samedi 23 novembre 2019

Les Mémoires secrets de Bachaumont (9e épisode-année 1770)


Animateur du salon de Madame Doublet, où l’on collectait les informations du jour, Louis de Bachaumont est l’auteur (présumé) des fameux Mémoires secrets, vaste chronique des événements survenus à Paris entre 1762 et 1787.
 En cette année 1770, on retiendra le retour sur le devant de la scène des deux frères ennemis, Voltaire et Rousseau.
Quant à la catastrophe survenue le 30 mai, elle préfigurait le funeste destin de la jeune reine qu'on célébrait ce soir-là.


Avril 1770.
II y a une grande fermentation parmi les gens de lettres à l'occasion du projet singulier de quelques enthousiastes de M. de Voltaire, qui ont proposé de faire ériger une statue à ce grand poète dans la salle nouvelle de comédie française, qu'il est question de construire, sans que l'emplacement en soit encore arrêté. Ils ont cru que le monument dont on a parlé, serait placé là mieux qu'ailleurs, puisque ce lieu est le principal théâtre de sa gloire. Ils ont toujours commandé à compte la statue au sieur Pigalle. Elle sera en marbre, et l'on prétend que le marché est conclu à dix mille francs. On veut que cela se fasse par une souscription, ouverte seulement aux gens de lettres. C'est M. d'Alembert qui est chargé de recueillir l'argent. On ne doute pas que la somme ne soit bientôt complète.
(…)   La clause de n'admettre à la souscription que des gens de lettres Français, est si expresse, que les particuliers même à la table desquels, dans la gaieté d'un champagne riant, ces messieurs ont proposé cette heureuse idée, ont l'humiliation de ne pouvoir en être, faute d'avoir quelque ouvrage, bon ou mauvais, à produire ; car on n'est pas difficile sur la qualité ni sur la quantité. Et il y a été arrêté que tous les membres de l'académie française seraient tenus pour bons, quoique plusieurs n'eussent fait que d'assez mauvais discours de réception. Pigalle, de son côté , s'anime et s'évertue pour produire un chef-d'œuvre digne du héros littérateur qu'il est chargé transmettre à la postérité, et dont il espère à son tour être célébré dans quelque épître. II assure que si l'exécution répond à ses désirs, il se regardera comme le plus heureux des artistes ; mais que si l'ouvrage ne répond pas au chef - d'œuvre qu'il imagine, il en mourra de douleur.
 
l'oeuvre de Pigalle fut quasiment rejetée de tous...
Mai 1770.
 Voici exactement le portrait de Mad. la Dauphine. Cette princesse est d'une taille proportionnée à son âge, maigre, sans être décharnée, et telle que l'est une jeune personne qui n'est pas encore formée. Elle est très bien faite, bien proportionnée dans tous ses membres. Ses cheveux sont d'un beau blond ; on juge qu'ils seront un jour d'un châtain cendré : ils sont bien plantés. Elle a le front beau, la forme du visage d'un ovale beau, mais un peu allongé : les sourcils aussi bien fournis qu'une blonde peut les avoir. Ses yeux sont bleus, sans être fades , et jouent avec une vivacité pleine d'esprit. Son nez est aquilin, un peu affilé par le bout : sa bouche est petite ; ses lèvres sont épaisses, sur-tout l’inférieure, qu'on sait être la lèvre autrichienne. La blancheur de son teint est éblouissante et elle a des couleurs naturelles qui peuvent la dispenser de mettre du rouge. Son port est celui d'une archiduchesse ; mais sa dignité est tempérée par sa douceur : il est difficile, en voyant cette princesse, de se refuser à un respect mêlé de tendresse.
 
la jeune Marie-Antoinette
Mai 1770.
 Les préparatifs du feu qui doit se tirer aujourd'hui, ont attiré quantité de curieux. Ils annoncent  quelque chose de plus marqué que celui de Versailles, et dans son plan, beaucoup moins étendu, on saisit un ensemble qui, dans l'autre, échappait aux spectateurs. La  principale décoration représente le Temple de l'Hymen,  précédé d'une magnifique colonnade, dont les gens qui veulent tout critiquer ont trouvé les proportions, manquées. Ce temple est adossé à la statue de Louis XV.  (…)

 Le feu d'artifice tiré hier à la place de Louis XV (Aujourd'hui place de la Concordea eu les suites les plus funestes. Outre la mauvaise exécution, un accident causé par une fusée qui est tombée  dans le corps de réserve d'artifice dont on a parlé, a fait partir le bouquet au milieu de la fête et a enflammé toute la décoration, ce qui a rendu ce spectacle fort médiocre. Le sieur Ruggieri n'a pas profité des fautes de son antagoniste Torré, et n'a pas les mêmes excuses. Outre que son plan était beaucoup moins combiné que celui de l'autre, et n'exigeait pas la même étendue de génie, c'est qu'il n'avait pas éprouvé les mêmes contrariétés de la part du temps, et le ciel l'avait favorisé entièrement. L'accident survenu au bastion a été fort long,  et comme on ne donnait aucun secours au feu, bien des  gens se sont imaginé que cet incendie était un nouveau  genre de spectacle, qui en effet présentait un très beau coup d'oeil, et éclairait magnifiquement la place, pendant  qu'on formait l'illumination. Mais pendant ce temps il  se passait une scène infiniment plus tragique. La place  n'ayant, à proprement parler, qu'un débouché dans cette  partie du côté de la ville, et la foule s'y portant, indépendamment des voitures qui venaient prendre ceux qui  avaient été invités aux loges du gouverneur et de la Ville, pratiquées dans les bâtiments neufs, un fossé, qu'on n'avait point comblé, et qui s'est trouvé au passage de quantité de gens poussés par derrière les a fait trébucher ; ce qui a occasionné des cris et un effroi général.  Trop peu de gardes ne pouvant suffire à contenir la  presse ont été obligés de succomber, ou de se retirer ;  des filous, sans doute, augmentant le tumulte pour mieux faire leurs coups ; des gens oppressés mettant  l’épée à la main pour se faire jour, ont occasionné une  boucherie effroyable, qui a duré jusqu'à ce qu'un renfort puissant du guet ait rétabli l’ordre. On a commencé  par emporter les blessés comme on a pu, et ce spectacle  était plutôt l'idée d'une ville assiégée que d'une fête de  mariage. Quant aux cadavres, on les a déposés dans le  cimetière de la Madeleine, et l'on y en compte aujourd'hui cent trente-trois (Dans son Tableau de Paris, Mercier fait état de 1200 morts). Pour les estropiés, on n'en sait pas la quantité. M. le comte d'Argental, envoyé de Parme, a eu l'épaule démise ; et M. l'abbé de Baze, aussi ministre  étranger, a été renversé et horriblement froissé et meurtri.


Juin 1770.
 Le fameux J.-J. Rousseau s'ennuie vraisemblablement  de son obscurité, et de ne plus entendre parler de lui.  Il a quitté le Dauphiné, et l'on prétend qu'il est aujourd'hui dans un petit village non loin d'ici, qu'on appelle La Frète, où l'on assure qu'il catéchise et se forme un petit auditoire. On prétend qu'il ne tardera pas à se  rendre à Paris, et qu'il pourrait bien avoir la folie de  vouloir faire juger son décret par le Parlement, tentative  dangereuse et dont ses amis espèrent le détourner.
 ( En fait, Rousseau était arrivé à Paris fin mai et logeait à ce moment-là rue Plâtrière, à l'Hôtel du Saint-Esprit)

Juillet 1770.
J.-J. Rousseau, las de son obscurité et de ne plus  occuper le public, s'est rendu dans cette capitale, et s'est présenté, il y a quelques jours, au café de la Régence, où il s'est bientôt attroupé un monde considérable. Notre philosophe cynique a soutenu ce petit  triomphe avec une grande modestie. Il n'a pas paru effarouché de la multitude de spectateurs, et a mis beaucoup d'aménité dans sa conversation, contre sa coutume.  Il n'est plus habillé en Arménien ; il est vêtu comme tout le monde, proprement, mais simplement. On assure  qu'il travaille à nous donner un Dictionnaire de Botanique. La publicité que s'est donnée l'auteur d’Emile est d'autant plus extraordinaire, qu'il est toujours dans les  liens d'un décret de prise de corps à l'occasion de ce livre, et que, dans le cas même où il aurait parole de  M. le procureur général de n'être pas inquiété, comme  on l'assure, il ne faut qu'un membre de la compagnie de mauvaise humeur pour le dénoncer au Parlement, s'il  ne garde pas plus de réserve dans l’incognito qu'il doit toujours conserver ici. 

(à suivre)

samedi 16 novembre 2019