mardi 20 août 2019

Les Mémoires secrets de Bachaumont (1er épisode-année 1762)


Animateur du salon de Madame Doublet, où l’on collectait les informations du jour, Louis de Bachaumont est l’auteur (présumé) des fameux Mémoires secrets, vaste chronique des événements survenus à Paris entre 1762 et 1787.
Ci-dessous quelques nouvelles concernant l'année 1762. Il y est question de Rousseau, de Calas, ainsi que de l'expulsion des Jésuites.





janvier 1762. Les muses et les arts pleurent la disgrâce de deux de leurs plus illustres protecteurs : Mrs. Le Riche de la Poupelinière et La Live d’Épinay viennent d’être rayés de la liste des Plutus de France. La gloire les dédommagera de cette disgrâce ; leurs noms, plus durables, seront à jamais écrits dans les fastes du Parnasse. Le premier, outre la munificence royale avec laquelle il encourageait les artistes et les gens de lettres, possédait lui-même des talents précieux ; il a fait un roman, des comédies. Ses bons mots qu’on pourrait recueillir, seraient seuls un titre au bel esprit. Le second tient sa maison ouverte à toute l’Encyclopédie ; c’est un lycée, un portique, une académie. Sa digne épouse a vu longtemps enchaîné à ses pieds le sauvage citoyen de Genève (ndlr : vous aurez reconnu Rousseau, que Louise d'Epinay a recueilli entre 1756 et 1757 dans l'ermitage du château de la Chevrette); et tandis que son mari verse ses richesses dans le sein du mérite indigent, elle l’anime de ses regards, elle enflamme le génie, et lui fait enfanter des chefs d’œuvre.



janvier 1762. On parle beaucoup de la reprise de l’Encyclopédie. (En 1759, un arrêt du conseil du roi  avait révoqué le privilège accordé en 1746) Les volumes de planches commencent à paraître ; ils réveillent la curiosité publique, et l’on se demande quand on verra finir cet ouvrage, dont la suspension fait gémir l’Europe ? Tout le manuscrit est fait ; on n’attend qu’un regard favorable du gouvernement pour en profiter, et se mettre du moins à l’abri des persécutions de l’ignorance et du fanatisme, en sorte que l’autorité ne pourra plus se prévaloir contre ce dépôt immortel de l’esprit humain.



février 1762. On parle beaucoup du réquisitoire de M. le procureur général [La Chalotais] du parlement de Bretagne, contre les jésuites. Nous n’en ferons mention qu’en ce qui concerne notre objet. Ce savant magistrat prétend que l’éducation donnée par les jésuites n’est point si précieuse. Il propose, en conséquence, de faire un nouveau plan d’études…

Il est certain que ce moment-ci est une crise heureuse dans les lettres, dont il faudrait profiter pour chasser enfin l’ignorance et la superstition de leurs derniers repaires, pour substituer l’esprit philosophique à l’esprit pédantesque qui règne encore dans les collèges, et pour apprendre à la jeunesse des choses qu’elle doive et qu’elle puisse retenir.

les Jésuites terrassés par l'hydre


avril 1762. Voilà une des plus fameuses époques de la république des lettres, les arrêts du parlement seront exécutés aujourd’hui, et les jésuites ferment leurs collèges dans le ressort. Les pensionnaires de Louis le Grand sont tous sortis, et ceux qui sont connus sous le nom d’Enfants de Langue, ou d’Arméniens pensionnés par le roi, ont été mis, jusqu’à nouvel ordre, dans des maisons voisines du collège.  (…)

avril 1762. L’université, suivant la réquisition du parlement, répand un mémoire, où elle démontre différentes choses par rapport à l’instruction de la jeunesse. Elle établit, 1° que l’éducation publique est infiniment préférable à la particulière ; 2° que les réguliers doivent être exclus de cette éducation, a laquelle doivent être préférablement attachés les grands corps, qui sont en quelque sorte membres de l’état : elle insinue ensuite que ceux qui se trouvent chargés de ces pénibles fonctions, devraient être récompensés d’une façon plus utile et plus honorifique.

 
Bachaumont

mai 1762. Émile, ou de l’Éducation, par Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève. Tel est le titre des 4 volumes in-8° qui paraissent depuis quelques jours. Cet ouvrage, annoncé et attendu, pique d’autant plus la curiosité du public, que l’auteur unit à beaucoup d’esprit le talent rare d’écrire avec autant de grâces que d’énergie. On lui reproche de soutenir des paradoxes ; c’est en partie à l’art séduisant qu’il y emploie, qu’il doit peut-être sa grande célébrité ; il ne s’est fait connaître avec distinction que depuis qu’il a pris cette voie. Le typographique de ces quatre volumes est exécuté avec beaucoup de soin, et ils sont décorés des plus jolies estampes.



juin 1762. L’Émile de Rousseau est arrêté par la police. Cette affaire n’en reste pas là.
(L'ouvrage fut dénoncé à la Sorbonne par Jean-Clément Gervaise, syndic de la faculté de théologie)



juin 1762. Rousseau a retiré 7,000 livres de son livre. C’est madame et M. le maréchal de Luxembourg qui se sont mis à la tête de la vente, et qui en procurent un très grand débit.
(Jean-Jacques vivait alors à Montmorency, sous la protection du Maréchal de Luxembourg)

juin 1762. Aujourd’hui (le 11 juin ; Rousseau avait quitté Montmorency 2 jours plus tôt)), suivant le réquisitoire de M. le procureur général, Émile, ou le Traité de l’Éducation, a été brûlé avec les cérémonies accoutumées. L’auteur est décrété de prise de corps. Heureusement qu’il est en fuite.

juin 1762. On ne cesse de parler de Rousseau, et de raconter les circonstances de son évasion. On prétend qu’il ne voulait point absolument partir, qu’il s’obstinait à comparoir ; que M. le prince de Conti lui ayant fait là-dessus les instances les plus pressantes et les plus tendres, cet auteur avait demandé à S. A. ce qu’il lui en pouvait arriver ? en ajoutant qu’il aimait autant vivre à la Bastille ou à Vincennes, que partout ailleurs ; qu’il voulait soutenir la vérité, etc. Que le prince lui ayant fait entendre qu’il y allait non seulement de la prison, mais encore du bûcher, la stoïcité de Rousseau s’était émue. Sur quoi le prince avait repris : « Vous n’êtes point encore assez philosophe, mon ami, pour soutenir une pareille épreuve ; » que là-dessus on l’avait emballé et fait partir.

juin 1762. On écrit de Genève du 12 de ce mois, que ce jour-là même le livre de Jean-Jacques Rousseau avait été arrêté et porté au tribunal de la république, pour y être statué ce qu’il appartiendrait.

On ne sait point au juste où est cet illustre fugitif. On le dit chez le prince de Conti, on le dit à Bouillon, on le dit en Hollande, on le dit en Angleterre.

juin 1762. On parle beaucoup du livre de Rousseau, qui doit servir de cinquième volume à son Traité de l’Éducation : c’est le Contrat Social. On prétend qu’il y en a des exemplaires dans Paris, mais en très petit nombre. On le dit extrêmement abstrait. (Les 2 ouvrages furent condamnés à Genève dès le 18 juin)

juin 1762. On sait à présent où est retiré Rousseau. Il est chez un de ses amis dans le pays de Vaud en Suisse, Canton de Berne, près Neuchâtel, à Yverdun.

Son Émile a été condamné à être brûlé par la main du bourreau à Genève, et sa personne décrétée de prise de corps.

juin 1762. Actuellement que le livre de Rousseau est fort répandu, puisque tout Paris l’a lu ; on peut former un résultat des jugements sur ce livre, qui ne sont point aussi divers qu’on pourrait le présumer à l’égard d’un ouvrage aussi singulier.

Tout le monde convient que ce traité d’éducation est d’une exécution impossible et l’auteur n’en disconvient pas lui-même. Pourquoi donc faire un livre, sous prétexte d’être utile, lorsqu’on sait qu’il ne servira de rien ? Ensuite, les seules choses judicieuses qui y soient, sont en grande partie des remarques faites généralement, tirées des différents livres écrits sur cette matière, et surtout de celui de Locke, que Rousseau affecte de mépriser. En troisième lieu, l’auteur ne fait dans tout son livre que détruire l’objet pour lequel il écrit. C’est un traité d’éducation, c’est-à-dire, des préceptes pour élever un enfant dans l’état social, lui apprendre ses devoirs vis à vis de Dieu, et de ses semblables ; et dans ce traité on anéantit toute religion, on détruit toute société. Cet élève, orné de toutes les vertus, enrichi de tous les talents, finit par être un misanthrope dégoûté de tous les états, qui n’en remplit aucun, et va planter des choux à la campagne et faire des enfants à sa femme.

Dans le premier volume l’auteur prend son élève ab ovo, Il veut qu’on ne l’emmaillote point, et qu’une mère nourrisse son enfant. Il déclame beaucoup contre la médecine, et fait le médecin à chaque instant ; il ne veut point se charger d’un élève qui serait délicat ; ainsi son traité est à l’usage des enfants bien faits et vigoureux. La plupart des préceptes qu’il débite, sont très bons, mais tirés de toutes les thèses soutenues dans la faculté depuis plusieurs années. Il ne veut pas que l’homme mange de viande, parce qu’il veut traduire un morceau très éloquent prétendu de Plutarque, où il peint la gent carnassière sous l’aspect le plus cruel. Il a oublié d’avoir démontré antérieurement dans son Discours de l’inégalité des conditions, que l’homme était un carnivore par sa construction physique. Enfin, il laisse son élève sans rien faire jusqu’à l’âge de puberté. Il veut qu’il joue, et fasse ses volontés, afin que s’il vient à mourir, il n’ait point à se plaindre de n’avoir vécu que dans les larmes. On sent que ce premier volume pourrait se réduire à peu de chose, si l’on s’en tenait aux simples maximes usuelles qu’il y débite. C’est donc par son talent rare qu’il a le secret d’enchaîner son lecteur, et de l’empêcher de voir le vide de ce livre. Son éloquence mâle, rapide et brûlante, porte de l’intérêt dans les plus grandes minuties. D’ailleurs, l’amertume sublime qui découle continuellement de sa plume, ne peut que lui concilier le plus grand nombre des lecteurs.

Le second volume prend l’élève dans l’état de puberté commencée. Alors Rousseau lui met entre les mains Robinson Crusoé. Il lui apprend un métier, et commence à faire germer chez lui toutes les sciences.

Dans le troisième, il lui permet de choisir une religion, s’il en trouve une qui lui convienne, sinon il n’en aura point. Il admet l’ignorance invincible de la divinité, et son élève peut être un athée, sans que cela le surprenne. Enfin les passions se développent, il le fait sortir de Paris, ville de boue et de fumée, et ils galopent par monts et par vaux pour chercher une compagne.

Le quatrième volume présente une Sophie, lui donne lieu à une dissertation sur la manière d’éduquer les filles. Il faut avouer que celle-ci est un chef d’œuvre, d’autant plus séduisant, qu’il ne paraît point hors de la nature. On est attendri jusqu’aux larmes, dans ce morceau de détails les plus intéressants. Aussi Émile en devient-il amoureux. L’impitoyable gouverneur ne le laisse point à sa passion : il l’arrache ; il veut qu’il cherche avant le domicile où il voudra s’établir. De là l’histoire du droit public, et des assertions très dangereuses contre les puissances. Cet élève, après avoir bien voyagé, bien couru, reconnaît qu’il n’y a point dans le monde un seul coin de la terre où il puisse dire qu’il y a quelque chose à lui : il vient à sa Sophie ; il l’épouse ; et le gouverneur les quitte, après leur avoir donné d’excellents préceptes pour rendre cette union durable.

Il suit, de cet exposé, que ce livre, plein de belles et sublimes spéculations, ne sera d’aucun usage dans la pratique. On le lit, et on le lira sans doute avec avidité, parce que l’homme aime mieux le singulier que l’utile. Il faut avouer aussi que l’auteur possède au suprême degré la partie du sentiment. Eh ! que ne pardonne-t-on pas à qui sait émouvoir ?

juillet 1762. On écrit de Neuchâtel que milord Maréchal, gouverneur de cette principauté, a reçu une lettre du roi de Prusse, qui lui marque d’avoir tous les égards possibles pour Rousseau, de l’assurer de sa protection, de lui offrir tous les secours dont il pourrait avait besoin.

Il y a à Genève une fermentation considérable, occasionnée par la condamnation du livre de Rousseau. Les ministres de l’église réformée prétendent que les séculiers ne l’ont condamné que par esprit de parti, à cause qu’il soutient dans le Contrat Social les vrais sentiments de la démocratie, opposés à ceux de l’Aristocratie, qu’on voudrait introduire. A l’égard de la doctrine théologique renfermée dans Émile, ils disent qu’on pourrait la soutenir en bien des points ; que d’ailleurs on ne lui a pas laissé le temps de l’avouer ou de la rétracter. Ils ajoutent que l’on souffre dans l’État un homme (M. de Voltaire) dont les écrits sont bien plus répréhensibles, et que les distinctions qu’on lui accorde sont une preuve de la dépravation des moeurs et des progrès de l’irréligion, qu’il a introduite dans la république depuis son séjour dans son territoire.

juillet 1762. Réfutation du nouvel ouvrage de Jean-Jacques Rousseau, intitulé Émile. C’est un in-octavo qui ne contient encore qu’une lettre, où l’on prétend répondre à l’article du troisième volume, dans lequel l’auteur attaque la révélation, et en général sape la religion par ses fondements. Pour sentir la platitude et l’ineptie du critique, il suffit de dire qu’il appuie ses arguments sur l’écriture sainte. On voit que c’est un ergoteur qui a voulu faire un livre. Louons son zèle, et souhaitons-lui du talent ! Il promet deux autres lettres, dont on le dispense, s’il n’a rien de mieux à dire. Recourons aux grands et solides ouvrages faits en faveur de la religion chrétienne ; c’est dans ce sublime arsenal qu’on trouve des armes toujours prêtes et toujours victorieuses.



août 1762. Il court dans le monde une lettre au sujet d’un nommé Calas, roué à Toulouse, pour avoir assassiné, dit-on, son fils par fanatisme de religion, etc. On prétend que ce père infortuné est innocent. Il est question de travailler à réhabiliter sa mémoire. On attribue à M. de Voltaire cette lettre, qui n’a pas la touche forte et pathétique dont ce sujet était susceptible en de pareilles mains.
(Calas avait été exécuté en mars, et Voltaire informé de son supplice quelques jours plus tard. Dès le mais d'avril, par le biais de Damilaville, il ameutait ses relations parisiennes)

août 1762. Enfin le dernier coup est porté aujourd’hui à la compagnie de Jésus. La société est dissoute : ses membres sont exclus pour jamais de l’éducation de la jeunesse, à moins qu’ils ne prêtent un serment dont on leur donnera le formulaire. Cette époque, on le répète, est d’une grande importance dans la littérature. 

ils seront également chassés d'Espagne

août 1762. M. de Voltaire, animé d’un esprit de charité des plus fervents, ne cesse d’écrire en faveur du roué de Toulouse. Il envoie des mémoires à toutes les personnes de considération, et ces nouvelles tentatives de sa part donnent lieu de croire que la première lettre est de lui. On ajoute qu’il offre d’aider de sa bourse la malheureuse famille de cet innocent.

août 1762. Il se publie dans les rues un long mandement de M. l’archevêque contre le livre de l’Éducation de Rousseau, fort bien fait. Les raisonnements ne sont pas d’une force péremptoire, et de ce côté-là le livre ne reste pas pulvérisé, mais on lance les foudres de l’Église sur quiconque oseroit lire un pareil ouvrage. Cette censure vient un peu tard, Émile étant entre les mains de tout le monde, et ayant produit tout le mal dont le lecteur est susceptible. Au reste, c’est une affaire de forme.



septembre 1762. — Le Contrat Social se répand insensiblement. Il est très important qu'un pareil ouvrage ne fermente pas dans les têtes faciles à s'exalter : il en résulterait de très grands désordres. Heureusement que l'auteur s'est enveloppé dans une obscurité scientifique, qui le rend impénétrable au commun des lecteurs. Au reste, il ne fait que développer des maximes que tout le monde a gravées dans son cœur; il dit des choses ordinaires d'une façon si abstraite, qu'on les croit merveilleuses. (…) Il résulte du Contrat Social que toute autorité quelconque n'est que la représentation collective de toutes les volontés particulières réunies en une seule. De là toute puissance s'écroule, dès que l'unanimité cesse, du moins relativement aux membres de la république qui réclament leur liberté : de là tout citoyen peut , quand il veut, quitter un État, emporter tous ses biens et passer dans un autre, à l'exception près du moment où l'on serait à la veille de combattre.



octobre 1762.—Les amateurs ont dans leurs porte-feuilles deux lettres de Rousseau : l'une adressée au bailli de Motiers Travers, petit endroit près de Neufchâtel où il réside, l'autre au pasteur dudit lieu. Dans la première, il remercie le premier des secours généreux qu'il lui a donnés; dans la seconde, il fait sa profession de foi, et demande à être admis à la cène comme bon protestant.

Ce grand philosophe s'occupe actuellement à faire des lacets. Il proteste qu'il renonce à écrire, puisqu'il ne peut pas prendre la plume sans alarmer toutes les puissances.

novembre 1762

La Faculté de Théologie de Paris vient de rendre publique sa Censure contre le livre d'ÉMILE, OU DE L'ÉDUCATION, par J.-J. Rousseau (en date du 14). Elle est en latin et en français, très détaillée, particulièrement sur le troisième volume. Elle trouve dix-neuf hérésies dans cet auteur. Quelques critiques prétendent que l'article le plus mal traité dans cet ouvrage scientifique est celui de la religion.

(à suivre ici)

 

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