Animateur du salon de
Madame Doublet, où l’on collectait les informations du jour, Louis de
Bachaumont est l’auteur (présumé) des fameux Mémoires secrets, vaste chronique des événements survenus à Paris entre
1762 et 1787.
Ci-dessous
quelques nouvelles concernant l'année 1765. Il y est question des persécutions subies par Rousseau, mais également du triomphe du clan encyclopédique.
Janvier.
Nous venons de lire les lettres écrites de la Montagne
par J. J. Rousseau, avec cette devise: Vitam impendere vero. L'ouvrage
est divisé en neuf lettres ; les six premières roulent sur les procédures
faites contre son ouvrage : l'importance de l'auteur forme tout l'intérêt du
livre : la troisième lettre est plus curieuse que les autres , elle roule sur
les miracles ; et l'on voit dans une note singulière , que Rousseau se regarde
comme aussi sorcier que J. C. (…)
Janvier.
On a publié à Genève une Réponse aux Lettres
de la Montagne, sous le titre de Sentiments de Citoyens. Cet écrit
est un libelle infâme contre J. J. Rousseau , et si digne de mépris , que ce célèbre proscrit n'a pas
cru devoir mieux s'en venger qu'en invitant son libraire, par une lettre du 6 de ce mois, à le réimprimer
avec quelques notes qui en
démontrent l'atrocité et la calomnie. II pense que l'auteur de cette brochure
est M. Vernet, ministre du St. Evangile , et pasteur à Seligny. II reproche à
Rousseau les maladies les plus infâmes et les débauches les plus honteuses. A
la fin est un Postscriptum, où l'on annonce le désaveu des citoyens de Genève, et que
ce pamphlet a été jeté au feu comme un libelle.
(NDLR : En réalité, Voltaire était l'auteur de cet infâme libelle)
Mars.
II paraît une nouvelle lettre
de M. de Voltaire à M. Damilaville, où il rend compte, d'une façon très
intéressante, de la manière dont il a pris en main la défense des Calas, de
toutes les ressources dont il a eu besoin pour se garantir de toute surprise ,
et pour mettre en mouvement cette grande affaire ; il en annonce une nouvelle
du même génie, à l'égard des Sirven. On ne peut assez applaudir au style
touchant et plein d'humanité dont cette lettre est écrite , et que M. de
Voltaire sait si bien employer.
(NDLR : grâce à Voltaire, l'opinion parisienne avait depuis fort longtemps pris fait et cause pour les Calas)
Mars.
Le parlement avant-hier a enfin
accordé au Dictionnaire philosophique et aux Lettres de la montagne, les
honneurs de la brûlure (…)
Avril.
M. Diderot s’étant trouvé obligé
de vendre sa bibliothèque pour des dispositions de famille, cette nouvelle
s'est répandue chez les étrangers. On en a parlé à l'impératrice des Russies ;
et cette princesse vient de faire écrire une lettre très flatteuse à notre
philosophe ; elle lui marque qu'instruite des raisons qui le font défaire de
ses livres et du prix qu'ils valent, elle désire les acheter; qu'en conséquence
elle a donné ordre qu'on lui comptât une somme de 15000 livres, qu'on lui a
assuré valoir cette acquisition , et 1000 liv. en outre en forme de gratification,
dont elle prétend qu'il jouisse tous les ans : S. M. Imp. ajoute qu'elle ne veut
point le priver d'un dépôt aussi précieux et aussi utile, qu'elle le prie de
garder cette bibliothèque jusqu'à ce qu'elle la lui fasse demander.
(NDLR : Extraordinaire pied de nez de Catherine au roi de France...)
Août.
Souscription pour une estampe
tragique et morale. Elle roule sur la malheureuse affaire des Calas. M. de
Carmontel, lecteur de M. le duc de Chartres, connu par ses dessins pleins
d'esprit et de facilité, a composé un tableau que le sieur de la Fosse grave
actuellement. II représentera six portraits de la plus exacte ressemblance.
Celui de la veuve Calas, ceux de ses deux filles et de son fils , celui de M.
Lavaysse , celui de la courageuse servante qui a partagé toutes les disgrâces
de ses maîtres. Le fond du tableau est la prison même où s'est rendue la veuve
Calas pour attendre le jugement du 9 mars 1766. (…)
Septembre.
Actes de l'assemblée du clergé du... août 1766. Ils commencent par une
condamnation de quantité d'ouvrages, au nombre desquels est le Dictionnaire
Encyclopédique. On a trouvé cette censure d'autant plus extraordinaire, que
c'est proscrire en quelque sorte d'un coup de plume toute la France littéraire
et flétrir quantité d'hommes d'un mérite rare, de théologiens habiles, de savants très religieux, qui tous ont concouru à l'édification de ce grand
monument.
Ils procèdent ensuite à établir la distinction et l'indépendance
des deux puissances, l'incompétence des tribunaux en matière de sacrements, ainsi que pour la dissolution des vœux religieux.
Enfin , on remet en lumière cette bulle, l'objet de tant de
scandales et de sarcasmes, et on l'élève au rang des objets de notre croyance.
(NDLR : l'expulsion des Jésuites avait sonné le glas des prérogatives cléricales. On voit comment ces actes sont accueillis par Bachaumont et ses secrétaires)
Octobre.
Rousseau , retiré à Motiers-Travers près de Neuchâtel , pour
se soustraire aux décrets prononcés contre lui, tant en France qu'à Genève, ne
s'y est point encore trouvé a l'abri de ses ennemis ; on apprend que la
persécution suscitée contre lui par les ministres du St. Evangile, a poussé
quelques fanatiques à tenter de violer l'asile de sa
retraite : ils
sont venus pour l'accabler d'injures et de pierres; ils ont voulu enfoncer la
porte et massacrer M. Rousseau. Eveillé en sursaut, il a crié au secours ; le
châtelain , qui logeait à quelques pas de là, est accouru, accompagné de
beaucoup d'honnêtes gens. Les coquins avaient disparu. Ils ont cherché à
engager Rousseau à fuir. Ce philosophe a paru décidé à tout événement. Le
gouvernement de Neuchâtel a pris des précautions pour prévenir de nouvelles
insultes, et mettre ordre au zèle dangereux des enthousiastes.
Décembre.
On trouve dans le Journal Encyclopédique du
premier de ce mois, des anecdotes et lettres de M. J. J. Rousseau au sujet de
son émigration de la Suisse. On y retrace le détail de ses aventures à Motiers-Travers,
telles à peu près que nous les avons déjà racontées. Quant aux lettres, au
nombre de trois , elles sont datées de l'île St. Pierre, les 17, 20 et 22
octobre : elles paraissent adressées à une espèce de médiateur entre les excellences
du canton de Berne et le malheureux .
Décembre.
Le fameux J. J. Rousseau de Genève est à
Paris depuis quelque jours : il a d'abord logé dans la rue de Richelieu, et
s'est ensuite retiré au Temple a l'hôtel St. Simon, sous la protection du
prince de Conti. II est habillé en Arménien, et doit passer à Londres avec M.
Hume. II paraît que le parlement veut bien fermer les yeux sur son séjour ici.
(NDLR : en acceptant ce voyage vers Londres, Rousseau venait de tomber dans le piège de ses ennemis. Mais il n'en savait encore rien...)
(à suivre ici)
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