vendredi 13 septembre 2019

Les Mémoires secrets de Bachaumont (5e épisode-année 1766)


Animateur du salon de Madame Doublet, où l’on collectait les informations du jour, Louis de Bachaumont est l’auteur (présumé) des fameux Mémoires secrets, vaste chronique des événements survenus à Paris entre 1762 et 1787.


Ci-dessous quelques nouvelles concernant l'année 1766. Il y est notamment question de la "mise à mort" de Rousseau dans l'opinion parisienne, mais également du voyage de Mme Geoffrin à Varsovie.


 
Bachaumont

 Mars.

Enfin l'Encyclopédie paraît tout entière ; il y a dix nouveaux volumes. Par un arrangement assez bizarre, le libraire les a fait venir de Hollande, aux environs de Paris, où ils sont imprimé ; et c'est aux souscripteurs à les faire entrer ici à leurs risques , périls et fortune. Il est à présumer cependant que le gouvernement, sans vouloir prêter son autorité à cette publicité, ferme les yeux là-dessus , et que le tout se fait avec son consentement tacite.



Mai.

Mad. Geoffrin est une femme riche de Paris, qui joint à son opulence un grand goût pour les arts. Sa maison est le rendez-vous des savants, des artistes et des hommes fameux dans tous les genres. Les étrangers surtout croiraient n'avoir rien vu en France s'ils ne s'étaient fait présenter chez cette virtuose célèbre. En un mot, c'est elle qu'a voulu autrefois ridiculiser le sieur Palissot dans sa comédie des Philosophes. Il est question aujourd'hui de son voyage en Pologne, et quoique âgée de près de soixante ans, madame Geoffrin est sur le point de se rendre aux sollicitations du monarque.   

(NDLR : avec ce voyage qu'elle avait sollicité auprès de son ami le roi Stanislas, Mme Geoffrin devenait la plus prestigieuse des salonnières parisiennes)

 Mai.

Mad. Geoffrin est partie aujourd'hui (NDLR : le 21 mai) pour Varsovie, au grand regret de ses amis, qui la voient avec peine entreprendre à cet âge un si long voyage. On assure que le Roi de Pologne lui a ménagé une galanterie bien digne d'un monarque délicat ; il lui a fait construire une maison exactement semblable à sa maison de Paris, distribuée et meublée de même : elle croira entrer dans la sienne. (NDLR : j'ignore l'origine de cette rumeur)

 
lecture chez Mme Geoffrin

 Juillet.

 On doit se rappeler que J- J. Rousseau est passé en Angleterre sous les auspices de M. Hume , auteur célèbre de la Grande-Bretagne , et qui y jouit de la réputation la plus flatteuse pour un homme de lettres. On avait imaginé d'abord que l'arrivée de I'ex citoyen de Genève à Londres y ferait sensation , et tout le monde a été trompé sur cette attente. Rousseau s’est retiré à la campagne, où il menait une vie fort ignorée : mais ce à quoi l'on ne s'attendait pas, c'est la lettre qui vient d'être écrite par M. Hume à un homme de ses amis à Paris ( M. le baron d'Holbach). Il n'entre dans aucun détail sur les motifs qui lui donnent lieu de se plaindre du prétendu philosophe Genevois ; mais il marque que c'est un serpent qu'il a porté dans son sein , et un monstre indigne de l'estime des honnêtes gens. On attend avec bien de l'impatience le détail de cette querelle.

 (NDLR : comme on l'a déjà  raconté, le piège venait de se refermer sur le philosophe genevois)



 Juillet.

Si l'on en croit les nouvelles de Londres sur la personne du célèbre Genevois, ses torts sont relatifs à la nature de son caractère , dont l'orgueil et l'amour-propre sont la base. M. Hume, qui l'a conduit en Angleterre, ayant cherché à lui être utile, avait obtenu une pension qui lui assurait un bien-être pour sa vie. M. Hume prétend n'avoir fait des démarches pour obtenir cette grâce, que de l'aveu de M. Rousseau , qui, loin d'en convenir, s'est répandu en invectives sur ce qu'on cherchait à le déshonorer, en lui prêtant une avidité qu'il n'avait pas ; qu'il n'avait besoin des bienfaits de personne ; qu'il n'avait jamais été à charge à qui que ce soit ; qu'il ne prétendait pas qu'on mendiât sous son nom des grâces qu'il dédaignait. M. Hume, justement piqué de ces reproches, a rendu publiques des lettres qui démontrent la fausseté de Rousseau ; ce cynique personnage lui témoignant la reconnaissance des soins qu'il voulait bien se donner pour lui ménager une pension du roi d'Angleterre. Voilà le fond assez bien éclairé de la querelle qui divise ces auteurs, d'après les lettres venues de la Grande-Bretagne.

 (NDLR : entretemps, Rousseau avait découvert que son hôte correspondait régulièrement avec ses anciens amis parisiens)


Août.

Il court trois lettres manuscrites, datées du 6 juillet, sur l'affaire et l'exécution de M. de la Barre, gentilhomme brûlé à Abbeville pour sacrilège. On attribue ces trois épîtres à M. de Voltaire : elles en sont dignes par ce cri de l'humanité qu'il fait entendre partout, et par ce sarcasme fin dont il assaisonne tout ce qu'il dit.  (…)

Le parlement est furieux contre ces lettres, et l'on assure que le premier président en a porté des plaintes au Roi. On y semble rendre compte de tout ce qui s'est passé à Abbeville, ainsi que de la fermeté avec laquelle M. de la Barre a souffert son supplice.

(NDLR : un épisode bien malheureux qu'on a eu l'occasion de commenter


 Septembre.

Par des nouvelles de Varsovie du 16 août 1766, on écrit que Mad. Geoffrin , qui est encore en Pologne, ne pouvant se refuser à l'invitation de l'impératrice de Russie , se dispose à partir pour Pétersbourg.
(NDLR : en fait, elle préparait déjà son voyage de retour)



 Septembre.

Il ne paraît pas qu'on soit parvenu à réunir les esprits de M. Hume et de J. J. Rousseau , quoiqu'on ait fait pour les réconcilier : l'aigreur du dernier a forcé le caractère pacifique de l'autre , et l'on assure qu'ils vont rendre le public juge de leur différend, en faisant imprimer ce qui l'a occasionné. La singularité de Rousseau n'a fait nulle sensation en Angleterre, et ses ouvrages n'y sont pas accueillis avec la même fureur qu'en France. L'énergie de son style, principal mérite de ses ouvrages, ôte beaucoup de leur prix aux gens qui n'entendent pas parfaitement notre langue...

 
Rousseau et Hume

 Octobre.

On vient enfin de publier l'exposé de la contestation qui s'est élevée entre M. Hume et M. Rousseau, avec les pièces justificatives. Cette brochure de plus de cent pages ne Iaisse aucun doute sur le fond de la guerre. Il paraît que la première cause est la lettre supposée du roi de Prusse à Rousseau, écrite et avouée par M. Horace Walpole, imprimée dans tous les journaux, et particulièrement clans les papiers anglais. M. Rousseau , d'un caractère inquiet et peu commun par sa bizarrerie, a cru voir l'auteur de cette plaisanterie dans la personne de M. Hume , et dès lors l'a regardé comme un traître et le plus méchant des hommes. II lui a écrit dans cette idée avec toute la chaleur qu'on connaît au Démosthène moderne. Vainement M. Hume lui a opposé le sang-froid que donne la défense d'une bonne cause, et cherché à la ramener par la douceur et les bons procédés : M. Rousseau n'y a répondu que par une réponse encore plus outrageante ; il a forcé le caractère de M. Hume et celui-ci s'est cru obligé de rendre publique la nature de ses liaisons avec Rousseau, les motifs qui l'ont porté à l'obliger, et l'injustice, pour ne rien dire de plus, de J. J. Rousseau.

(NDLR : c'est le 21 juillet, chez Julie de Lespinasse, que s'est déroulé le fameux "conseil de guerre" destiné à discréditer Rousseau. Il réunissait notamment d'Alembert, Turgot, Marmontel et Morellet)


 Octobre.

L'exposé succinct publié par M. Hume contre Jean-Jacques Rousseau, n'a pas le suffrage général. On reproche à M. Hume de n'avoir pas conservé le noble dédain qu'il avait témoigné d'abord, et qu'une âme plus philosophique eût montré jusqu'au bout. On y lit des reproches sur des objets de reconnaissance qu'il eût été plus honnête de taire. M. d'Alembert y figure par une lettre de sa façon, qui lui fait honneur. Rousseau l'inculpait dans cette querelle comme un des coopérateurs de la lettre. Il se justifie, ou plutôt il s'explique avec tout le flegme du vrai philosophe. La lettre de M. Walpole est ce qu'il y a de plus remarquable pour la fierté, et peut-être l'insolence avec laquelle il traite Rousseau
(NDLR : Le fourbe d'Alembert s'inquiétera de voir son nom associé à cette histoire)



 Novembre.

Madame Geoffrin, cette femme rare , dont on a eu occasion de parler lors de son voyage en Pologne, est de retour depuis quelques jours à Paris. En passant par Vienne, elle a reçu de la part de l'impératrice reine et de l'empereur toutes les marques de bonté, auxquelles des particuliers ne doivent point s'attendre. On y a fait trêve d'étiquette, et elle a eu l'honneur de voir ces têtes couronnées avec les distinctions les plus flatteuses. Quant au roi de Pologne, le motif et l'objet de ce voyage, on ne peut rendre jusqu'où ce monarque a porté les attentions et les petits soins.



 Décembre.

La protection que l'impératrice de Russie accorde aux lettres et aux gens qui les cultivent, n'est point une protection stérile; elle s'étend jusques sur ceux mêmes qui ne sont pas nés ses sujets. On a vu avec quelle générosité elle saisit, il y a quelque temps, la circonstance où M. Diderot s'est trouvé forcé, par des raisons domestiques, à faire le sacrifice de fa bibliothèque : aujourd'hui ayant appris qu'on avait négligé de lui payer la pension qu'elle y a attachée , elle a ordonné que pour prévenir désormais cet obstacle, il lui fût payé 6o années d'avance, ce qui fait un objet de 25000 livres.
(NDLR : joli coup double de l'impératrice ! Tout en adressant un pied-de-nez au roi de France, elle s'assurait ainsi l'opinion de l'intelligentsia parisienne. Lors de l'affaire Rulhière, Diderot saura lui renvoyer l'ascenseur...)

A suivre ici
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