mercredi 29 juin 2016

Melchior Grimm vu par Sainte-Beuve (1)

Critique littéraire et écrivain, Charles-Augustin Sainte-Beuve a également été un observateur avisé du siècle des Lumières. Dans ses Causeries du Lundi, il a brossé les portraits des personnages les plus illustres  du XVIIIè siècle.
 
Sainte-Beuve
Grimm est Allemand de naissance et d’éducation, et on ne s’en aperçoit en rien en le lisant : il a le tour de pensée et d’expression le plus net et le plus français. Né à Ratisbonne, en décembre 1723, d’un père qui occupait un rang respectable dans les Églises luthériennes, il fit ses études à l’université de Leipzig ; il y eut pour professeur le célèbre critique Ernesti et profita de ses leçons approfondies sur Cicéron et sur les classiques. Grimm n’a jamais fait étalage d’érudition, mais toutes les fois qu’il s’est agi de juger ce qui avait rapport aux anciens, il s’est trouvé plus en mesure que la plupart des hommes de lettres français : il avait un premier fonds de solidité classique, à l’allemande. Il s’étonne quelque part que Voltaire ait si mal parlé d’Homère dans un chapitre de son Essai sur les Moeurs, où tous les honneurs de l’épopée sont décernés aux modernes: « Si cet arrêt, dit Grimm, eût été prononcé par M. de Fontenelle, on n’en parlerait point; il aurait été sans conséquence: mais que ce soit M. de Voltaire qui porte ce jugement, c’est une chose réellement inconcevable. » Et il donne ses raisons victorieuses tout à l’avantage de l’antique poète. C’est que Grimm ne parlait ainsi d’Homère que pour l’avoir lu en grec, et Voltaire ne l’avait jamais parcouru qu’en français.
Melchior Grimm

Les premiers essais littéraires de Grimm furent en allemand : il fit une tragédie qui a été recueillie dans le Théâtre allemand de ce temps-là. Bien des années après, le grand Frédéric, à Potsdam, lui faisait la galanterie de lui en réciter par coeur le début. Né vingt-cinq ans avant Goethe, Grimm appartenait à cette génération antérieure au grand réveil de la littérature allemande, et qui essayait de se modeler sur le goût des anciens, ou des modernes classiques de France et d’Angleterre.  (...)
Sans fortune et sans carrière, Grimm vint à Paris, y fut attaché quelque temps au jeune prince héréditaire de Saxe-Gotha, puis devint précepteur des fils du comte de Schomberg, puis secrétaire du jeune comte de Friesen, neveu du maréchal de Saxe. Dans cette position délicate et dépendante, par son tact, sa tenue et une réserve extérieure qui lui était naturelle et dont il ne se dépouillait que dans l’intimité, il sut se donner de la considération. Il eut de bonne heure de l’esprit de conduite, et il en eut besoin: Rousseau est le seul qui l’ait accusé d’y mêler de la fausseté. Marmontel, dans ses Mémoires, a dit : « Grimm, alors secrétaire et ami intime du jeune comte de Friesen, neveu du maréchal de Saxe, nous donnait chez lui un dîner toutes les semaines, et, à ce dîner de garçon, régnait une liberté franche; mais c’était un mets dont Rousseau ne goûtait que très sobrement. » 
Tout en travaillant à se faire Français et Parisien, Grimm avait un fonds de romanesque allemand qu’il dut recouvrir et étouffer. Le meilleur et le mieux informé de ses biographes, Meister de Zurich, qui avait été pendant des années son secrétaire, et qui l’a peint au naturel avec reconnaissance, nous indique de lui dans sa jeunesse un amour profond et mystérieux pour une princesse allemande qui se trouvait alors à Paris: cette passion silencieuse faillit faire de Grimm un Werther. Une autre passion dont on sait l’objet, est celle qu’il eut pour mademoiselle Fel, chanteuse de l’Opéra. 
Marie Fel

Grimm avait le sentiment vif de la musique; il prit parti avec feu pour la musique italienne contre la musique française; il se montrait en cela homme de goût, et il le fut avec l’enthousiasme de son pays et de son âge. Il trouvait que, dans la musique française telle qu’elle était à ce moment, on ne sortait du récitatif ou plain-chant que pour crier au lieu de chanter. Il ne reconnaissait de vrai chant qu’à Jelyotte et à mademoiselle Fel, à celle-ci surtout il se fâchait contre ceux qui ne lui trouvaient qu’un joli gosier: « Ah! la grande et belle voix, la voix unique, s’écriait-il, toujours égale, toujours fraîche, brillante et légère, qui, par son talent, a appris à sa nation qu’on pouvait chanter en français, et qui, avec la même hardiesse, a osé donner une expression originale à la musique italienne. » Il ne sortait jamais de l’entendre « sans avoir la tête exaltée, sans être dans cette disposition qui fait qu’on se sent capable de dire ou de faire de belles et de grandes choses. »  (...)
Pendant que Grimm s’élevait contre l’ennui et la fausse méthode de l’Opéra français, les acteurs italiens vinrent à Paris en 1752 et donnèrent des représentations à l’Opéra même. On était au fort des querelles entre le Parlement et la Cour: trente ans plus tard, des différends du même genre conduisaient à la Révolution de 89. Un homme d’esprit dit que l’arrivée de Manelli, le chanteur italien, en 1752, avait évité à la France la guerre civile, parce qu’autrement les esprits oisifs se seraient portés sur ces querelles du Parlement et du Clergé et les auraient encore enflammées au lieu de cela, ils se détournèrent avec fureur sur la querelle musicale et y dissipèrent leur feu. A l’Opéra, il y avait le coin du roi et le coin de la reine. Les amateurs qui se réunissaient sous la loge de la reine étaient les plus éclairés, les plus vifs et les plus zélés pour l’innovation italienne. Grimm se signala entre tous par une brochure piquante intitulée le Petit Prophète de Boehmischbroda, qui eut beaucoup de succès. Sous forme de prophétie, il y disait bien des vérités sur le goût des contemporains. C’était une Voix qui était censée parler à un pauvre faiseur de menuets de Bohême. Il y avait sur Jean-Jacques, l’auteur récent du Devin du Village, un mot d’éloge avec un trait piquant : « Un homme, disait le Génie, dont je fais ce qu’il me plaît, encore qu’il regimbe contre moi... » Récalcitrant et quinteux jusque dans son génie, c’était bien Jean-Jacques, même dès le Devin du Village. Si Grimm disait aux Français bien des vérités dures sur la musique, il en disait d’autres très agréables sur la littérature; la Voix ou le Génie, parlant de la France en style prophétique et en se supposant dans les temps reculés, n’exprimait ainsi :
 
« Ce peuple est gentil; j’aime son esprit qui est léger, et ses moeurs, qui sont douces, et j’en veux faire mon peuple, parce que je le veux, et il sera le premier, et il n’y aura point d’aussi joli peuple que lui.
« Et ses voisins verront sa gloire, et n’y pourront atteindre...
« Et quand je pouvais éclairer de mon flambeau et le Breton et l’Espagnol, et le Germain et l’habitant du Nord, parce que rien ne m’est impossible, je ne l’ai pourtant pas fait.
« Et quand je pouvais laisser les arts et les lettres dans leur patrie, car je les y avais fait renaître, je ne l’ai pourtant pas fait.
« Et je leur ai dit: Sortez de l’Italie, et passez chez mon peuple que je me suis élu dans la plénitude de ma bonté, et dans le pays que je compte d’habiter dorénavant, et à qui j’ai dit dans ma clémence: Tu sera la patrie de tous les talents...
« Et je les ai tous rassemblés dans un siècle, et on l’appelle le Siècle de Louis XIV jusqu’à ce jour, en réminiscence de tous les grands hommes que je t’ai donnés, à commencer de Molière et de Corneille qu’on nomme Grands, jusqu’à La Fare et Chaulieu qu’on nomme Négligés.
« Et encore que ce Siècle fût passé, je fis semblant de ne m’en pas apercevoir, et j’ai perpétué parmi toi la race des grands hommes et des talents extraordinaires. »

Suivaient des compliments et signalements particuliers pour Voltaire, pour Montesquieu, etc.; mais le trait certes le plus délicat et le plus français était celui qu’on vient de lire : « Et encore que ce Siècle fut passé, je fis semblant de ne m’en pas apercevoir. » Une seule petite incorrection: « à commencer de Molière, » au lieu de « commencer par Molière... » laissait entrevoir la trace d’une plume étrangère. Pour tout le reste, pour l’esprit et le ton, Grimm venait de faire ses preuves; il avait gagné ses éperons en français: 
« De quoi s’avise donc ce Bohémien, disait Voltaire, d’avoir plus d’esprit que nous? » Voilà un brevet de naturalisation pour Grimm.
Il avait trente ans. Ainsi maître de la langue, lancé dans les meilleures compagnies, armé d’un bon esprit et muni de points de comparaison très divers, il se trouvait aussitôt plus en mesure que personne pour bien juger de la France. En général, un étranger de bon esprit, et qui fait un séjour suffisant chez une nation voisine, est plus apte à prononcer sur elle que ne le peut faire quelqu’un qui est de cette nation, et qui par conséquent en est trop près. (...)

 Sa Correspondance littéraire avec les Cours du Nord et les souverains d’Allemagne lui vint d’abord par le canal de l’abbé Raynal qui s’en déchargea sur lui; elle commence en 1753, et par une critique même d’un ouvrage de l’abbé Raynal, dont Grimm parle avec indépendance, tempérant l’éloge par quelques mots de vérité. Cette Correspondance, qui dura sans interruption jusqu’en 1790, c’est-à-dire pendant trente-sept ans, et qui ne cessa, pour ainsi dire, qu’avec l’ancienne société française sous le coup de la Révolution, est un monument d’autant plus précieux qu’il est sans prétention et sans plan prémédité. « Paris, a-t-on dit très justement, est le lieu du monde où l’on a le moins de liberté sur les ouvrages des gens qui tiennent un certain coin. » Cela était vrai alors, et l’est encore aujourd’hui. Grimm, vivant dans le monde, échappa à cette difficulté moyennant le secret de sa Correspondance; mais, si la publicité est un écueil presque insurmontable pour la critique franche des contemporains, le secret est un piège qui tente à bien des témérités et à bien des médisances. Grimm eut l’esprit assez élevé et assez équitable pour ne point donner dans ce petit côté et pour ne point faire céder le jugement à la passion ou à une curiosité maligne. Sa Correspondance, en un mot, fut secrète, jamais clandestine.
Il commença d’abord par informer très simplement des nouvelles littéraires courantes et des livres nouveaux les princes ses correspondants: ce ne fut que peu à peu que son crédit gagna et que son autorité s’étendit. Elle fut tout à fait établie et consacrée lorsque l’impératrice Catherine de Russie l’eut pris pour son correspondant de prédilection et de confiance. Les Cours d’Allemagne avaient alors les regards tournés vers la France; les souverains visitaient Paris incognito, et, de retour ensuite dans leur pays, ils voulaient rester au courant de ce monde qui les avait charmés. Grimm, avant qu’il eût une position diplomatique officielle, était de fait le résident et le chargé d’affaires des Puissances auprès de l’opinion française et de l’esprit français, en même temps qu’il était l’interprète et le secrétaire de l’esprit français auprès des Puissances. Il remplit cette mission des deux parts, très dignement. 
(à suivre ici)

lundi 20 juin 2016

Recueil de bons mots du XVIIIème siècle... (6)

En guise d'hommage au bel esprit, quelques autres anecdotes et saillies glanées chez Chamfort et Rivarol. 
Que les dames me pardonnent... 

 
Chamfort

Il y a telle fille qui trouve à se vendre, et ne trouverait pas à se donner.

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Une femme d'esprit m'a dit un jour un mot qui pourrait bien être le secret de son sexe : c'est que toute femme, en prenant un amant, tient plus de compte de la manière dont les autres femmes voient cet homme, que de la manière dont elle le voit elle-même.

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Le mariage et le célibat ont tous deux des inconvénients; il faut préférer celui dont les inconvénients ne sont pas sans remède.

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Une des meilleures raisons qu'on puisse avoir de ne se marier jamais, c'est qu'on n'est pas tout à fait la dupe d'une femme tant qu'elle n'est point la vôtre.

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M. de Roquemont, dont la femme était très galante, couchait une femme par mois dans la chambre de Madame, pour prévenir les mauvais propos, si elle devenait grosse, et s'en allait en disant : Me voilà net ; arrive qui plante

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C'est un fait avéré que Madame, fille du roi, jouant avec une de ses bonnes, regarda à sa main, et après avoir compté ses doigts : "Comment ! dit l'enfant avec surprise, vous avez cinq doigts aussi, comme moi ?" Et elle recompta pour s'en assurer.

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"Un homme de lettres, disait Diderot, peut avoir une maîtresse qui fasse des livres ; mais il faut que sa femme fasse des chemises."

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On demande pourquoi les femmes affichent les hommes; on en donne plusieurs raisons dont la plupart sont offensantes pour les hommes. La véritable, c'est qu'elles ne peuvent jouir de leur empire sur eux que par ce moyen.

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Si l'on veut se faire une idée de l'amour-propre des femmes dans leur jeunesse, qu'on en juge par celui qui leur reste après qu'elles ont passé l'âge de plaire. 

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L'amour plaît plus que le mariage, par la raison que les romans sont plus amusants que l'histoire.


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Une laide impérieuse, et qui veut plaire, est un pauvre qui commande qu'on lui fasse la charité.

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L’amour qui vit dans les orages et croit souvent au sein des perfidies, ne résiste pas toujours au calme de la fidélité. 

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Il naît plus de femmes que d'hommes en Europe ; cela seul y condamne les femmes à l'infidélité.

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On corrompt la fille innocente avec des propos libres, et l'amour délicat séduit la femme galante : fruit nouveau pour l'une et pour l'autre 

samedi 18 juin 2016

Recueil de bons mots du XVIIIème siècle... (5)

En guise d'hommage au bel esprit, quelques anecdotes et autres saillies glanées chez Chamfort et Rivarol. Au passage, un grand merci à M.T (elle se reconnaîtra...).



Définition d'un gouvernement despotique : Un ordre de choses où le supérieur est vil, et l'inférieur avili.

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Un homme fort riche disait en parlant des pauvres : « On a beau ne leur rien donner, ces drôles-là demandent toujours.» Plus d'un prince pourrait dire cela de ses courtisans.

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On souhaite la paresse d'un méchant et le silence d'un sot.

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Qu'est-ce qu'un philosophe ? C'est un homme qui oppose la nature à la loi, la raison à l'usage, sa conscience à l'opinion, et son jugement à l'erreur.

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Vivre est une maladie, dont le sommeil nous soulage toutes les seize heures; c'est un palliatif: la mort est le remède.

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Une fille, étant à confesse, dit : « Je m'accuse d'avoir estimé un jeune homme. — Estimé ! combien de fois ? » demanda le père.

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« Vous bâillez, disait une femme à son mari. — Ma chère amie, lui dit celui-ci, le mari et la femme ne sont qu'un, et, quand je suis seul, je m'ennuie. »

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Madame de Brionne rompit avec le cardinal de Rohan, à l'occasion du duc de Choiseul, que le cardinal voulait faire renvoyer. Il y eut entre eux une scène violente, que madame de Brionne termina en menaçant de le faire jeter par la fenêtre : « Je puis bien descendre, dit-il, par où je suis monté si souvent. »

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On demandait à M. de Fontenelle mourant: « Comment cela va-t-il ? — Cela ne va pas, dit-il ; cela s'en va. »
 
Fontenelle

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Un homme allait, depuis trente ans, passer toutes les soirées chez madame de... Il perdit sa femme ; on crut qu'il épouserait l'autre, et on l'y encourageait. Il refusa
« Je ne saurais plus, dit-il, où aller passer mes soirées. »

***

M. de Fontenelle, âgé de quatre-vingt-dix-sept ans, venant de dire à madame Helvétius, jeune, belle et nouvellement mariée, mille choses aimables et galantes, passa devant elle pour se mettre à table, ne l'ayant pas aperçue. « Voyez, lui dit madame Helvétius, le cas que je dois faire de vos galanteries : vous passez devant moi sans me regarder. — Madame, dit le vieillard, si je vous eusse regardée, je n'aurais pas passé. »

***

On disait à un jeune homme de redemander ses lettre à une femme d'environ quarante ans, dont il avait été fort amoureux. « Vraisemblablement elle ne les a plus, dit-il. — Si fait, lui répondit quelqu'un : les femmes commencent vers trente ans à garder les lettres d'amour. »  

samedi 11 juin 2016

Xavier Martin : Voltaire Méconnu (4)


Combien furent-ils, au XVIIIème siècle, à croiser le fer avec Voltaire dans le seul espoir de se faire un nom ? On en connaît de talentueux (Rousseau) qui lancèrent leur carrière par un défi adressé au mentor des Lumières (songez à sa Lettre sur la Providence en 1756, puis au célèbre "je ne vous aime point, monsieur... je vous hais, enfin" en 1760).
D'autres, comme le journaliste Fréron, doivent leur renommée au combat qu'ils menèrent contre le prince des poètes. 
Les derniers, d'obscurs gratte-papier en quête de gloire (et le plus souvent d'une sinécure...), sont retombés dans un anonymat dont ils n'auraient jamais dû sortir. 
Tous ont du moins un point en commun : Voltaire a répondu à leur déclaration de guerre. 
Et tous, sans exception, ont été écrasés...
Le Franc de Pompignan fut de ceux-là : on sait ce qu'il advint de lui. Et reconnaissons avec le biographe Jean Orieux que dans ces moments-là, "nous le (Voltaire) voyons répondre à ses bas adversaires avec des armes aussi viles que les leurs." 
Mais cela, nous le savons déjà...

 ***

Dans son pamphlet, l'universitaire Xavier Martin évoque le sort d'un autre de ces fiers-à-bras, le dénommé Laurent Angliviel de La Beaumelle. Comme on en a déjà longuement parlé ici , on ne rappellera pas les interminables tribulations du conflit qui a opposé les deux hommes. 
La Beaumelle

Penchons-nous plutôt sur la manière dont Xavier Martin nous expose les faits.
En premier lieu, il nous présente La Beaumelle comme un jeune écrivain "talentueux" p.47 dont "les productions avaient l'indécence de lui ( à Voltaire ) faire ombrage"p.43. D'emblée, l'essayiste insinue que le philosophe se serait acharné par jalousie, afin de faire taire un auteur jugé trop brillant. Or, il n'en est rien. Qu'a écrit La Beaumelle en 1751, au moment où il arrive à Berlin ? Mes Pensées ou Qu'en dira-t-on ? , un ouvrage de réflexions "qui ne firent penser personne" selon Jean Orieux. On y trouve néanmoins le jugement qui suit : "Qu'on parcoure l'histoire ancienne et moderne , on ne trouvera point d'exemple de prince qui ait donné sept mille écus de pension à un homme de lettres , à titre d'homme de lettres. Il y a eu de plus grands poètes que Voltaire; il n'y en eut jamais de si bien récompensé, parce que le goût ne met jamais de bornes à ses récompenses. Le roi de Prusse comble de bienfaits les hommes à talents, précisément par les mêmes raisons qui engagent un petit prince d'Allemagne à combler de bienfaits un bouffon ou un nain".  
Passe encore que La Beaumelle ait été impertinent. Mais qu'il ose ensuite demander audience à l'homme qu'il venait d'injurier, ce même homme dont il sollicitait le concours, deux ans plus tôt, pour créer une collection d'ouvrages classiques à Copenhague ! Une telle audace pourrait être mise sur le compte de l'inconscience. J'y vois pour ma part la provocation parfaitement réfléchie d'un boutefeu désireux d'en découdre avec le prince des poètes. Lorsque Xavier Martin prétend que Voltaire s'est "obstiné à le poursuivre obstinément (sic...) de sa vindicte", il omet d'ailleurs de rapporter les menaces de La Beaumelle ("je le poignarderai en publiant ses crimes dont j'ai une liste assez exacte", lettre à Mme Denis en 1753).
Pour entrer dans la lumière, il lui fallait approcher du soleil Voltaire. Ses démêlés avec le poète distrayaient le public ? Eh bien, La Beaumelle allait lui en donner pour son argent !

D'abord dans Le Siècle de Louis XIV par M. de Voltaire […] nouvelle édition augmentée d'un très grand nombre de remarques, par M. de La B*** (publié sans privilège en 1753), puis dans le Commentaire sur La Henriade  (1775).
Dans ces deux rééditions, La Beaumelle s'autorise à donner des leçons de style et de grammaire au prince des poètes. Jugez-en plutôt :


 Et là, quelques autres commentaires tout aussi essentiels :
 
La suite sera à l'avenant :  
- Réponse au Supplément du Siècle de Louis XIV ( en 1754)
- Lettres de M. de La Beaumelle à M. de Voltaire (en 1763)

Voilà pour l'écrivain qualifié de "talentueux" par Xavier Martin...  

Le véritable tort de Voltaire est d'avoir donné prise à un aussi insignifiant détracteur. Car comme l'explique fort sobrement Jean Orieux : s'"il a pu pour un instant ressembler à un La Beaumelle (...) les La Beaumelle ne ressemblent jamais à un Voltaire."
 

mercredi 8 juin 2016

Xavier Martin : Voltaire Méconnu (3)




Après Fréron, après Barruel, et plus récemment Marion Sigaut (qu'on a souvent malmenée...), Xavier Martin est le dernier en date d'une interminable liste de cancaniers hostiles au patriarche de Ferney. La tâche est devenue malaisée, reconnaissons-le, car en près de 250 ans, ses adversaires ont eu toute latitude pour déverser des tombereaux d'immondices sur la dépouille de Voltaire. 
Et ils ne s'en sont jamais privés !
A lire Xavier Martin, Voltaire est pourtant, "un auteur que l'on protège" (p.269). Et d'insister à plusieurs reprises : "Voltaire, étrangement, est un auteur protégé" (p.228) ; "on nous le dissimule, du moins le plus possible" (p.57) ; "la gravité du cas demeure peu diffusée" (p.276) ; "tout se passe comme si Voltaire était bizarrement un auteur protégé"( p.60).
A mettre l'eau à la bouche de son lecteur, on se dit que l'essayiste finira par étancher notre soif, qu'il nous livrera les responsables de cet infâme complot destiné à protéger le mentor des Lumières. Au terme des 330 pages du brulot, force est de reconnaître que notre espoir est déçu... Il nous reste à procéder par élimination: puisque Xavier Martin enseigne en faculté, puisque son avis sur le XVIIIème fait autorité, on ne saurait du moins suspecter l'université et ses mandarins d'être coupables d'une telle malfaisance.
Mais alors qui ? La question demeurera sans réponse...

*** 
Xavier Martin

"Tout est dit et l'on vient trop tard" aurait dit La Bruyère. Mais Xavier Martin n'est pas La Bruyère... Confronté à l'impossibilité de faire du neuf avec du connu et du ressassé, il va avancer tout et n'importe quoi : passe encore qu'il traite Voltaire de fou, de méchant homme et de menteur etc... (tout cela se justifie aisément), mais que penser des allusions à son homosexualité (p.141-142) ou encore aux pratiques satanistes (p.174) ? Et que dire de cette supposée parenté intellectuelle entre le poète et... Hitler ? (p.179)
Décidément, certains auteurs osent tout : c'est même à cela qu'on les reconnaît...

***

Aux yeux des nostalgiques de l'ancien régime, Voltaire est le symbole même de l'Anti-France. Pour le discréditer, rien de mieux que de prouver sa haine à l'égard de tout ce qui touche à son pays : "Mépris de Paris", dit Xavier Martin (p.32), avant de parler d'une "haine envers cette ville". Aux yeux de Voltaire, "les Français sont"  d'ailleurs tout aussi "méprisables"...
L'essayiste multiplie les citations, les allusions, les témoignages pour étayer sa thèse.
Et de fait, Voltaire vécut loin de Paris pendant près de 28 ans !  
Sauf que durant ces 28 années, il vécut animé d'une seule obsession : y retourner ! (rappelons qu'il n'y fut autorisé qu'en 1778)
Voyons par exemple ce qu'il écrivait à ses correspondants en 1754 :
 "Je ne pouvais deviner qu’en revenant en France, sur la parole de Mme de Pompadour, sur celle de M. d’Argenson, j’y serais exilé"(...)
 "Me voilà exilé pour jamais de Paris, pour un livre qui n’est pas certainement le mien dans l’état où il paraît, pour un livre que j’ai réprouvé et condamné si hautement" (plainte à d'Argental)
  
"j’ai pris la liberté de vous supplier de détromper Mme de Pompadour, quand l’occasion se présenterait, et de vouloir bien détruire d’un mot de votre bouche la mauvaise foi et la calomnie, que je ne peux plus supporter." (plainte à Malesherbes)

"Votre suffrage, si vous avez le temps de le donner, sera la plus chère récompense de mes pénibles travaux" (plainte au comte d'Argenson)

"J’attends encore de la générosité de votre âme que vous ne voudrez pas remplir mes derniers jours d’amertume.
Je vous conjure de vous souvenir que j’avais perdu mes emplois pour avoir l’honneur d’être auprès de vous, et que je ne le regrette pas; que je vous ai donné mon temps et mes soins pendant trois ans; que je renonçai à tout pour vous, et que je n’ai jamais manqué à votre personne.
(...) Je vous en conjure par le véritable respect que j’ai pour vous, daignez vous rendre à votre caractère encore plus qu’à la prière d’un homme qui n’a jamais aimé en vous que vous-même, et qui n’est malheureux que parce qu’il vous a assez aimé pour vous sacrifier sa patrie. Je n’ai besoin de rien sur la terre que de votre bonté. Croyez que la postérité, dont vous ambitionnez et dont vous méritez tant les suffrages, ne vous saura pas mauvais gré d’une action d’humanité et de justice.
En vérité, si vous voulez faire réflexion à la manière dont j’ai été si longtemps attaché à votre personne, vous verrez qu’il est bien étrange que ce soit vous qui fassiez mon malheur." (plainte à Frédéric, roi de Prusse, dont il espérait qu'il intervienne en sa faveur)

Sont-ce là les mots d'un homme qui a tourné le dos à son pays ? Ou bien Xavier Martin a-t-il sciemment omis tout ce qui nuisait à sa démonstration ?

(à suivre ici)