mercredi 29 juin 2016

Melchior Grimm vu par Sainte-Beuve (1)

Critique littéraire et écrivain, Charles-Augustin Sainte-Beuve a également été un observateur avisé du siècle des Lumières. Dans ses Causeries du Lundi, il a brossé les portraits des personnages les plus illustres  du XVIIIè siècle.
 
Sainte-Beuve
Grimm est Allemand de naissance et d’éducation, et on ne s’en aperçoit en rien en le lisant : il a le tour de pensée et d’expression le plus net et le plus français. Né à Ratisbonne, en décembre 1723, d’un père qui occupait un rang respectable dans les Églises luthériennes, il fit ses études à l’université de Leipzig ; il y eut pour professeur le célèbre critique Ernesti et profita de ses leçons approfondies sur Cicéron et sur les classiques. Grimm n’a jamais fait étalage d’érudition, mais toutes les fois qu’il s’est agi de juger ce qui avait rapport aux anciens, il s’est trouvé plus en mesure que la plupart des hommes de lettres français : il avait un premier fonds de solidité classique, à l’allemande. Il s’étonne quelque part que Voltaire ait si mal parlé d’Homère dans un chapitre de son Essai sur les Moeurs, où tous les honneurs de l’épopée sont décernés aux modernes: « Si cet arrêt, dit Grimm, eût été prononcé par M. de Fontenelle, on n’en parlerait point; il aurait été sans conséquence: mais que ce soit M. de Voltaire qui porte ce jugement, c’est une chose réellement inconcevable. » Et il donne ses raisons victorieuses tout à l’avantage de l’antique poète. C’est que Grimm ne parlait ainsi d’Homère que pour l’avoir lu en grec, et Voltaire ne l’avait jamais parcouru qu’en français.
Melchior Grimm

Les premiers essais littéraires de Grimm furent en allemand : il fit une tragédie qui a été recueillie dans le Théâtre allemand de ce temps-là. Bien des années après, le grand Frédéric, à Potsdam, lui faisait la galanterie de lui en réciter par coeur le début. Né vingt-cinq ans avant Goethe, Grimm appartenait à cette génération antérieure au grand réveil de la littérature allemande, et qui essayait de se modeler sur le goût des anciens, ou des modernes classiques de France et d’Angleterre.  (...)
Sans fortune et sans carrière, Grimm vint à Paris, y fut attaché quelque temps au jeune prince héréditaire de Saxe-Gotha, puis devint précepteur des fils du comte de Schomberg, puis secrétaire du jeune comte de Friesen, neveu du maréchal de Saxe. Dans cette position délicate et dépendante, par son tact, sa tenue et une réserve extérieure qui lui était naturelle et dont il ne se dépouillait que dans l’intimité, il sut se donner de la considération. Il eut de bonne heure de l’esprit de conduite, et il en eut besoin: Rousseau est le seul qui l’ait accusé d’y mêler de la fausseté. Marmontel, dans ses Mémoires, a dit : « Grimm, alors secrétaire et ami intime du jeune comte de Friesen, neveu du maréchal de Saxe, nous donnait chez lui un dîner toutes les semaines, et, à ce dîner de garçon, régnait une liberté franche; mais c’était un mets dont Rousseau ne goûtait que très sobrement. » 
Tout en travaillant à se faire Français et Parisien, Grimm avait un fonds de romanesque allemand qu’il dut recouvrir et étouffer. Le meilleur et le mieux informé de ses biographes, Meister de Zurich, qui avait été pendant des années son secrétaire, et qui l’a peint au naturel avec reconnaissance, nous indique de lui dans sa jeunesse un amour profond et mystérieux pour une princesse allemande qui se trouvait alors à Paris: cette passion silencieuse faillit faire de Grimm un Werther. Une autre passion dont on sait l’objet, est celle qu’il eut pour mademoiselle Fel, chanteuse de l’Opéra. 
Marie Fel

Grimm avait le sentiment vif de la musique; il prit parti avec feu pour la musique italienne contre la musique française; il se montrait en cela homme de goût, et il le fut avec l’enthousiasme de son pays et de son âge. Il trouvait que, dans la musique française telle qu’elle était à ce moment, on ne sortait du récitatif ou plain-chant que pour crier au lieu de chanter. Il ne reconnaissait de vrai chant qu’à Jelyotte et à mademoiselle Fel, à celle-ci surtout il se fâchait contre ceux qui ne lui trouvaient qu’un joli gosier: « Ah! la grande et belle voix, la voix unique, s’écriait-il, toujours égale, toujours fraîche, brillante et légère, qui, par son talent, a appris à sa nation qu’on pouvait chanter en français, et qui, avec la même hardiesse, a osé donner une expression originale à la musique italienne. » Il ne sortait jamais de l’entendre « sans avoir la tête exaltée, sans être dans cette disposition qui fait qu’on se sent capable de dire ou de faire de belles et de grandes choses. »  (...)
Pendant que Grimm s’élevait contre l’ennui et la fausse méthode de l’Opéra français, les acteurs italiens vinrent à Paris en 1752 et donnèrent des représentations à l’Opéra même. On était au fort des querelles entre le Parlement et la Cour: trente ans plus tard, des différends du même genre conduisaient à la Révolution de 89. Un homme d’esprit dit que l’arrivée de Manelli, le chanteur italien, en 1752, avait évité à la France la guerre civile, parce qu’autrement les esprits oisifs se seraient portés sur ces querelles du Parlement et du Clergé et les auraient encore enflammées au lieu de cela, ils se détournèrent avec fureur sur la querelle musicale et y dissipèrent leur feu. A l’Opéra, il y avait le coin du roi et le coin de la reine. Les amateurs qui se réunissaient sous la loge de la reine étaient les plus éclairés, les plus vifs et les plus zélés pour l’innovation italienne. Grimm se signala entre tous par une brochure piquante intitulée le Petit Prophète de Boehmischbroda, qui eut beaucoup de succès. Sous forme de prophétie, il y disait bien des vérités sur le goût des contemporains. C’était une Voix qui était censée parler à un pauvre faiseur de menuets de Bohême. Il y avait sur Jean-Jacques, l’auteur récent du Devin du Village, un mot d’éloge avec un trait piquant : « Un homme, disait le Génie, dont je fais ce qu’il me plaît, encore qu’il regimbe contre moi... » Récalcitrant et quinteux jusque dans son génie, c’était bien Jean-Jacques, même dès le Devin du Village. Si Grimm disait aux Français bien des vérités dures sur la musique, il en disait d’autres très agréables sur la littérature; la Voix ou le Génie, parlant de la France en style prophétique et en se supposant dans les temps reculés, n’exprimait ainsi :
 
« Ce peuple est gentil; j’aime son esprit qui est léger, et ses moeurs, qui sont douces, et j’en veux faire mon peuple, parce que je le veux, et il sera le premier, et il n’y aura point d’aussi joli peuple que lui.
« Et ses voisins verront sa gloire, et n’y pourront atteindre...
« Et quand je pouvais éclairer de mon flambeau et le Breton et l’Espagnol, et le Germain et l’habitant du Nord, parce que rien ne m’est impossible, je ne l’ai pourtant pas fait.
« Et quand je pouvais laisser les arts et les lettres dans leur patrie, car je les y avais fait renaître, je ne l’ai pourtant pas fait.
« Et je leur ai dit: Sortez de l’Italie, et passez chez mon peuple que je me suis élu dans la plénitude de ma bonté, et dans le pays que je compte d’habiter dorénavant, et à qui j’ai dit dans ma clémence: Tu sera la patrie de tous les talents...
« Et je les ai tous rassemblés dans un siècle, et on l’appelle le Siècle de Louis XIV jusqu’à ce jour, en réminiscence de tous les grands hommes que je t’ai donnés, à commencer de Molière et de Corneille qu’on nomme Grands, jusqu’à La Fare et Chaulieu qu’on nomme Négligés.
« Et encore que ce Siècle fût passé, je fis semblant de ne m’en pas apercevoir, et j’ai perpétué parmi toi la race des grands hommes et des talents extraordinaires. »

Suivaient des compliments et signalements particuliers pour Voltaire, pour Montesquieu, etc.; mais le trait certes le plus délicat et le plus français était celui qu’on vient de lire : « Et encore que ce Siècle fut passé, je fis semblant de ne m’en pas apercevoir. » Une seule petite incorrection: « à commencer de Molière, » au lieu de « commencer par Molière... » laissait entrevoir la trace d’une plume étrangère. Pour tout le reste, pour l’esprit et le ton, Grimm venait de faire ses preuves; il avait gagné ses éperons en français: 
« De quoi s’avise donc ce Bohémien, disait Voltaire, d’avoir plus d’esprit que nous? » Voilà un brevet de naturalisation pour Grimm.
Il avait trente ans. Ainsi maître de la langue, lancé dans les meilleures compagnies, armé d’un bon esprit et muni de points de comparaison très divers, il se trouvait aussitôt plus en mesure que personne pour bien juger de la France. En général, un étranger de bon esprit, et qui fait un séjour suffisant chez une nation voisine, est plus apte à prononcer sur elle que ne le peut faire quelqu’un qui est de cette nation, et qui par conséquent en est trop près. (...)

 Sa Correspondance littéraire avec les Cours du Nord et les souverains d’Allemagne lui vint d’abord par le canal de l’abbé Raynal qui s’en déchargea sur lui; elle commence en 1753, et par une critique même d’un ouvrage de l’abbé Raynal, dont Grimm parle avec indépendance, tempérant l’éloge par quelques mots de vérité. Cette Correspondance, qui dura sans interruption jusqu’en 1790, c’est-à-dire pendant trente-sept ans, et qui ne cessa, pour ainsi dire, qu’avec l’ancienne société française sous le coup de la Révolution, est un monument d’autant plus précieux qu’il est sans prétention et sans plan prémédité. « Paris, a-t-on dit très justement, est le lieu du monde où l’on a le moins de liberté sur les ouvrages des gens qui tiennent un certain coin. » Cela était vrai alors, et l’est encore aujourd’hui. Grimm, vivant dans le monde, échappa à cette difficulté moyennant le secret de sa Correspondance; mais, si la publicité est un écueil presque insurmontable pour la critique franche des contemporains, le secret est un piège qui tente à bien des témérités et à bien des médisances. Grimm eut l’esprit assez élevé et assez équitable pour ne point donner dans ce petit côté et pour ne point faire céder le jugement à la passion ou à une curiosité maligne. Sa Correspondance, en un mot, fut secrète, jamais clandestine.
Il commença d’abord par informer très simplement des nouvelles littéraires courantes et des livres nouveaux les princes ses correspondants: ce ne fut que peu à peu que son crédit gagna et que son autorité s’étendit. Elle fut tout à fait établie et consacrée lorsque l’impératrice Catherine de Russie l’eut pris pour son correspondant de prédilection et de confiance. Les Cours d’Allemagne avaient alors les regards tournés vers la France; les souverains visitaient Paris incognito, et, de retour ensuite dans leur pays, ils voulaient rester au courant de ce monde qui les avait charmés. Grimm, avant qu’il eût une position diplomatique officielle, était de fait le résident et le chargé d’affaires des Puissances auprès de l’opinion française et de l’esprit français, en même temps qu’il était l’interprète et le secrétaire de l’esprit français auprès des Puissances. Il remplit cette mission des deux parts, très dignement. 
(à suivre ici)

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