Critique littéraire et écrivain,
Charles-Augustin Sainte-Beuve a également été un observateur avisé du
siècle des Lumières. Dans ses Causeries du Lundi, il a brossé les portraits des personnages les plus illustres du XVIIIè siècle.
Grimm est Allemand de naissance et d’éducation, et on ne s’en
aperçoit en rien en le lisant : il a le tour de pensée et
d’expression le plus net et le plus français. Né à
Ratisbonne, en décembre 1723, d’un père qui occupait un rang
respectable dans les Églises luthériennes, il fit ses études
à l’université de Leipzig ; il y eut pour professeur le célèbre
critique Ernesti et profita de ses leçons approfondies sur Cicéron
et sur les classiques. Grimm n’a jamais fait étalage d’érudition,
mais toutes les fois qu’il s’est agi de juger ce qui avait rapport aux
anciens, il s’est trouvé plus en mesure que la plupart des hommes
de lettres français : il avait un premier fonds de solidité
classique, à l’allemande. Il s’étonne quelque part que Voltaire
ait si mal parlé d’Homère dans un chapitre de son Essai
sur les Moeurs, où tous les honneurs de l’épopée
sont décernés aux modernes: « Si cet arrêt, dit
Grimm, eût été prononcé par M. de Fontenelle,
on n’en parlerait point; il aurait été sans conséquence:
mais que ce soit M. de Voltaire qui porte ce jugement, c’est une chose
réellement inconcevable. » Et il donne ses raisons victorieuses
tout à l’avantage de l’antique poète. C’est que Grimm ne
parlait ainsi d’Homère que pour l’avoir lu en grec, et Voltaire
ne l’avait jamais parcouru qu’en français.
Melchior Grimm |
Les premiers essais littéraires de Grimm furent en allemand :
il fit une tragédie qui a été recueillie dans le Théâtre
allemand de ce temps-là. Bien des années après, le
grand Frédéric, à Potsdam, lui faisait la galanterie
de lui en réciter par coeur le début. Né vingt-cinq
ans avant Goethe, Grimm appartenait à cette génération
antérieure au grand réveil de la littérature allemande,
et qui essayait de se modeler sur le goût des anciens, ou des modernes
classiques de France et d’Angleterre. (...)
Sans fortune et sans carrière, Grimm vint à Paris, y fut
attaché quelque temps au jeune prince héréditaire de Saxe-Gotha, puis devint précepteur des fils du comte de Schomberg,
puis secrétaire du jeune comte de Friesen, neveu du maréchal
de Saxe. Dans cette position délicate et dépendante, par
son tact, sa tenue et une réserve extérieure qui lui était
naturelle et dont il ne se dépouillait que dans l’intimité,
il sut se donner de la considération. Il eut de bonne heure de l’esprit
de conduite, et il en eut besoin: Rousseau est le seul qui l’ait accusé
d’y mêler de la fausseté. Marmontel, dans ses Mémoires,
a
dit : « Grimm, alors secrétaire et ami intime du jeune comte
de Friesen, neveu du maréchal de Saxe, nous donnait chez lui un
dîner toutes les semaines, et, à ce dîner de garçon,
régnait une liberté franche; mais c’était un mets
dont Rousseau ne goûtait que très sobrement. »
Tout
en travaillant à se faire Français et Parisien, Grimm avait
un fonds de romanesque allemand qu’il dut recouvrir et étouffer.
Le meilleur et le mieux informé de ses biographes, Meister de Zurich,
qui avait été pendant des années son secrétaire,
et qui l’a peint au naturel avec reconnaissance, nous indique de lui dans
sa jeunesse un amour profond et mystérieux pour une princesse allemande
qui se trouvait alors à Paris: cette passion silencieuse faillit
faire de Grimm un Werther. Une autre passion dont on sait l’objet, est
celle qu’il eut pour mademoiselle Fel, chanteuse de l’Opéra.
Marie Fel |
Grimm
avait le sentiment vif de la musique; il prit parti avec feu pour la musique
italienne contre la musique française; il se montrait en cela homme
de goût, et il le fut avec l’enthousiasme de son pays et de son âge.
Il trouvait que, dans la musique française telle qu’elle était
à ce moment, on ne sortait du récitatif ou plain-chant
que
pour crier au lieu de chanter. Il ne reconnaissait de vrai chant
qu’à Jelyotte et à mademoiselle Fel, à celle-ci surtout
il se fâchait contre ceux qui ne lui trouvaient qu’un joli gosier:
«
Ah! la grande et belle voix, la voix unique, s’écriait-il, toujours
égale, toujours fraîche, brillante et légère,
qui, par son talent, a appris à sa nation qu’on pouvait chanter
en français, et qui, avec la même hardiesse, a osé
donner une expression originale à la musique italienne. »
Il ne sortait jamais de l’entendre « sans avoir la tête exaltée,
sans être dans cette disposition qui fait qu’on se sent capable de
dire ou de faire de belles et de grandes choses. » (...)
Pendant que Grimm s’élevait contre l’ennui et la fausse méthode
de l’Opéra français, les acteurs italiens vinrent à
Paris en 1752 et donnèrent des représentations à l’Opéra
même. On était au fort des querelles entre le Parlement et
la Cour: trente ans plus tard, des différends du même genre
conduisaient à la Révolution de 89. Un homme d’esprit dit
que l’arrivée de Manelli, le chanteur italien, en 1752, avait évité
à la France la guerre civile, parce qu’autrement les esprits oisifs
se seraient portés sur ces querelles du Parlement et du Clergé
et les auraient encore enflammées au lieu de cela, ils se détournèrent
avec fureur sur la querelle musicale et y dissipèrent leur feu.
A l’Opéra, il y avait le coin du roi et le coin de la
reine. Les amateurs qui se réunissaient sous la loge de la reine
étaient les plus éclairés, les plus vifs et les plus
zélés pour l’innovation italienne. Grimm se signala entre
tous par une brochure piquante intitulée le Petit Prophète
de Boehmischbroda, qui eut beaucoup de succès. Sous forme de
prophétie, il y disait bien des vérités sur le goût
des contemporains. C’était une Voix qui était censée
parler à un pauvre faiseur de menuets de Bohême. Il y avait
sur Jean-Jacques, l’auteur récent du Devin du Village, un
mot d’éloge avec un trait piquant : « Un homme, disait le
Génie, dont je fais ce qu’il me plaît, encore qu’il regimbe
contre moi... » Récalcitrant et quinteux jusque dans son
génie, c’était bien Jean-Jacques, même dès le
Devin du Village. Si Grimm disait aux Français bien des vérités
dures sur la musique, il en disait d’autres très agréables
sur la littérature; la Voix ou le Génie, parlant de la France
en style prophétique et en se supposant dans les temps reculés,
n’exprimait ainsi :
« Ce peuple est gentil; j’aime son esprit qui est
léger, et ses moeurs, qui sont douces, et j’en veux faire mon peuple,
parce que je le veux, et il sera le premier, et il n’y aura point d’aussi
joli peuple que lui.
« Et ses voisins verront sa gloire, et n’y pourront
atteindre...
« Et quand je pouvais éclairer de mon flambeau
et le Breton et l’Espagnol, et le Germain et l’habitant du Nord, parce
que rien ne m’est impossible, je ne l’ai pourtant pas fait.
« Et quand je pouvais laisser les arts et les lettres
dans leur patrie, car je les y avais fait renaître, je ne l’ai pourtant
pas fait.
« Et je leur ai dit: Sortez de l’Italie, et passez
chez mon peuple que je me suis élu dans la plénitude de ma
bonté, et dans le pays que je compte d’habiter dorénavant,
et à qui j’ai dit dans ma clémence: Tu sera la patrie
de tous les talents...
« Et je les ai tous rassemblés dans un siècle,
et on l’appelle le Siècle de Louis XIV jusqu’à ce jour, en
réminiscence de tous les grands hommes que je t’ai donnés,
à commencer de Molière et de Corneille qu’on
nomme Grands, jusqu’à La Fare et Chaulieu qu’on nomme Négligés.
« Et encore que ce Siècle fût passé,
je fis semblant de ne m’en pas apercevoir, et j’ai perpétué
parmi toi la race des grands hommes et des talents extraordinaires. »
|
Suivaient des compliments et signalements particuliers pour Voltaire,
pour Montesquieu, etc.; mais le trait certes le plus délicat et
le plus français était celui qu’on vient de lire : «
Et
encore que ce Siècle fut passé, je fis semblant de ne m’en
pas apercevoir. » Une seule petite incorrection: «
à commencer de Molière, » au lieu de «
commencer par Molière... » laissait entrevoir la trace d’une
plume étrangère. Pour tout le reste, pour l’esprit et le
ton, Grimm venait de faire ses preuves; il avait gagné ses éperons
en français:
« De quoi s’avise donc ce Bohémien, disait
Voltaire, d’avoir plus d’esprit que nous? » Voilà un brevet
de naturalisation pour Grimm.
Il avait trente ans. Ainsi maître de la langue, lancé dans
les meilleures compagnies, armé d’un bon esprit et muni de points
de comparaison très divers, il se trouvait aussitôt plus en
mesure que personne pour bien juger de la France. En général,
un étranger de bon esprit, et qui fait un séjour suffisant
chez une nation voisine, est plus apte à prononcer sur elle que
ne le peut faire quelqu’un qui est de cette nation, et qui par conséquent
en est trop près. (...)
Sa Correspondance littéraire avec les Cours du Nord et les souverains
d’Allemagne lui vint d’abord par le canal de l’abbé Raynal qui s’en
déchargea sur lui; elle commence en 1753, et par une critique même
d’un ouvrage de l’abbé Raynal, dont Grimm parle avec indépendance,
tempérant l’éloge par quelques mots de vérité.
Cette Correspondance, qui dura sans interruption jusqu’en 1790, c’est-à-dire
pendant trente-sept ans, et qui ne cessa, pour ainsi dire, qu’avec l’ancienne
société française sous le coup de la Révolution,
est un monument d’autant plus précieux qu’il est sans prétention
et sans plan prémédité. « Paris, a-t-on dit
très justement, est le lieu du monde où l’on a le moins de
liberté sur les ouvrages des gens qui tiennent un certain coin.
» Cela était vrai alors, et l’est encore aujourd’hui. Grimm,
vivant dans le monde, échappa à cette difficulté moyennant
le secret de sa Correspondance; mais, si la publicité est un écueil
presque insurmontable pour la critique franche des contemporains, le secret
est un piège qui tente à bien des témérités
et à bien des médisances. Grimm eut l’esprit assez élevé
et assez équitable pour ne point donner dans ce petit côté
et pour ne point faire céder le jugement à la passion ou
à une curiosité maligne. Sa Correspondance, en un mot, fut
secrète, jamais clandestine.
Il commença d’abord par informer très simplement des nouvelles
littéraires courantes et des livres nouveaux les princes ses correspondants:
ce ne fut que peu à peu que son crédit gagna et que son autorité
s’étendit. Elle fut tout à fait établie et consacrée
lorsque l’impératrice Catherine de Russie l’eut pris pour son correspondant
de prédilection et de confiance. Les Cours d’Allemagne avaient alors
les regards tournés vers la France; les souverains visitaient Paris
incognito, et, de retour ensuite dans leur pays, ils voulaient rester au
courant de ce monde qui les avait charmés. Grimm, avant qu’il eût
une position diplomatique officielle, était de fait le résident
et le chargé d’affaires des Puissances auprès de l’opinion
française et de l’esprit français, en même temps qu’il
était l’interprète et le secrétaire de l’esprit français
auprès des Puissances. Il remplit cette mission des deux parts,
très dignement.
(à suivre ici)
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