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vendredi 4 avril 2014

La légende de Jean-Jacques Rousseau, par Frédérika Mac Donald (6)

En 1909, l'Anglaise Frédérika Mc Donald fut la première à dépouiller les manuscrits originaux de l'Histoire de Madame de Montbrillant, roman autobiographique écrit par Louise d'Epinay à partir de 1756.
Recoupant les cahiers conservés aux Archives nationales avec ceux déposés à la bibliothèque de l'Arsenal, elle révéla le complot ourdi par les proches de Mme d'Epinay pour perdre la réputation de Rousseau.
Les lignes qui suivent sont extraites de La légende de Jean-Jacques Rousseau, ouvrage de F. Mc Donald paru en 1909.
Louise d'Epinay


La thèse posée au début de cette étude comme première étape d’une nouvelle critique de JJ Rousseau est désormais acquise. En témoignage des textes présentés au cours de notre enquête ressort l’évidence historique de la conspiration, systématiquement organisée pour fabriquer et répandre des rapports mensongers sur la personnalité et les écrits de Rousseau ; en vue d’édifier à ce prophète de la nature une réputation d’artificieux scélérat, de sophiste et de charlatan. Les auteurs du complot nous sont connus : les deux instruments principaux sont entre nos mains. La Correspondance Littéraire de Grimm nous initie aux pratiques occultes qui semèrent par toute l’Europe, où son nom était célèbre, des récits diffamatoires sur sa conduite, et des propos malveillants sur ses doctrines. Les prétendus Mémoires de Mme d’Epinay nous apparaissent comme l’intermédiaire destiné à transmettre à la postérité la légende de la double personnalité de Rousseau : écœurant débauché, tartuffe, ingrat, maniaque de la persécution qui, néanmoins, aurait conservé le don miraculeux d’éveiller dans les cœurs une foi renaissante en la vertu, une aspiration jeune et fraiche vers la sincérité et la simplicité des mœurs.

En écartant les théories fausses, notre enquête préliminaire essaie de frayer la voie à une étude plus approfondie de l’homme, et à une plus juste appréciation de ce que la société contemporaine doit aux enseignements du philosophe. L’utilité s’impose de bien dégager les bases de toute critique future en signalant les menées louches des conspirateurs : en rappelant dans quelle mesure ils sont parvenus (soit à leur époque, soit dans les générations suivantes) à défigurer la véritable physionomie de Rousseau, et à contrebalancer son influence.

On a vu précédemment que, du vivant même de Rousseau, le succès de la campagne de calomnie poursuivie trente années durant dans la Correspondance Littéraire est le plus nettement caractérisé par l’impitoyable persécution dont l’auteur proscrit de l’Emile fut victime. Cette lutte se termine par le triomphe final des conjurés. Rousseau, qui avait quitté Montmorency sain et sauf (juin 1762), revient d’Angleterre non plus en éloquent apôtre de la régénération humaine, mais profondément abattu et le cœur déchiré…

Ceci n’implique point que Grimm eût dès lors cessé de molester son « ancien ami », soit dans la Gazette, soit ailleurs ; - ni que ses intentions, ou celles de Diderot, son complice eussent été pleinement réalisées. Cela signifie simplement qu’à cette date le mal que Rousseau eut à subir de ses ennemis était fait ; et qu’après cette date (mai 1767) il fut moralement hors de leur atteinte. Il les avait réduits à l’impuissance de lui nuire davantage.
Denis Diderot

Qu’avaient-ils donc obtenu ? La légende du Rousseau imposteur et sophiste n’avait guère trouvé crédit auprès des souverains et des gens cultivés qui partout en Europe demeuraient ses lecteurs enthousiastes. Même la querelle avec Hume n’avait pu ébranler le respect singulier que lui portaient philosophes et littérateurs, en raison de son désintéressement, de sa sincérité, de son indépendance, et de sa fidélité à ses nobles principes. Le verdict populaire demeurait intact qui, attribuant aux autres hommes éminents les épithètes de « grand, savant, illustre », réservait au seul Jean-Jacques le titre de vertueux. (…) En un mot, la conjuration n’avait pu empêcher que ce « monstre », ce « démon », « l’artificieux scélérat », le « misérable Rousseau », de leur invention, ne demeurât jusqu’à sa mort, et de façon indiscutée, l’idole de son siècle, maître absolu des âmes les plus délicates, les plus « romantiques », les plus pures, l’objet tendrement vénéré de leur admiration.

Ce que réussirent à faire les chefs de l’intrigue (…) ce fut de miner en lui-même la foi en sa prédication salutaire sur le cœur de ses semblables ; et sa confiance en la justice et la bienveillance de ceux de ses contemporains qui étaient restés étrangers à la coterie de ses ennemis personnels. Quand cette foi et cette confiance furent mortes, l’œuvre des conspirateurs était achevée. L’éloquent prophète était réduit à un éternel silence.
JJ Rousseau


dimanche 30 mars 2014

La légende de Jean-Jacques Rousseau, par Frédérika Mac Donald (5)




En 1909, l'Anglaise Frédérika Mc Donald fut la première à dépouiller les manuscrits originaux de l'Histoire de Madame de Montbrillant, roman autobiographique écrit par Louise d'Epinay à partir de 1756.

Recoupant les cahiers conservés aux Archives nationales avec ceux déposés à la bibliothèque de l'Arsenal, elle révéla le complot ourdi par les proches de Mme d'Epinay pour perdre la réputation de Rousseau.
Les lignes qui suivent sont extraites de La légende de Jean-Jacques Rousseau, ouvrage de F. Mc Donald paru en 1909.
 
Louise d'Epinay
Lorsqu’en 1756 Rousseau abandonna Paris pour s’établir à l’Ermitage, il ne soupçonnait pas que la gênante opposition de ses amis signifiait autre chose que leur irritation en présence d’un homme dont ils ne comprenaient pas la façon d’envisager l’existence. C’est en quoi il se trompait. Sa conduite scella le pacte de destruction qu’avaient signé Grimm et Diderot.

Avant d’établir le fait, cherchons-en la raison.  Grimm, à qui le nom et la gloire de Rousseau portaient ombrage, répugnaient-ils à le laisser se cacher à la campagne ? Prenons d’abord le cas de Grimm. La raison de son objection à cette retraite est aisée à découvrir. Il venait de devenir l’amant de cette femme qui avait fait construire à Jean-Jacques son Ermitage. Rousseau avait présenté Grimm à Mme d’Epinay. Il était plus qu’un de ses vieux amis ; c’était un confident au courant de son ancienne liaison avec de Francueil. Jean-Jacques, en un mot, savait trop de choses, et Mme d’Epinay l’aimait trop pour que Grimm se sentit à l’aise près de lui. Tout cela ressort de l’étude des Mémoires. En prenant le témoignage de l’ouvrage pour ce qu’il vaut, c’est-à-dire comme une relation non pas de la vérité, mais de ce que Grimm et Diderot essayaient de faire croire, nous remarquerons que Grimm ne dissimula point sa haine contre Rousseau, ni ses tentatives pour ruiner la confiance et l’affection de Mme d’Epinay, ni ses efforts pour ouvrir les yeux de Diderot sur le détestable caractère de son ancien ami, à l’égard duquel (toujours d’après les Mémoires), Diderot – à ses heures de faiblesse et quand il échappait à l’influence de Grimm – éprouvait des accès de sympathie. Mais à quel titre Grimm  se permettait-il de maltraiter Rousseau ? En aucun endroit des Mémoires Volx (c’est-à-dire Grimm) ne paraît avoir de motif spécial ou personnel de se plaindre de René (c’est-à-dire de Rousseau). Bien au contraire. René a présenté Volx à Mme de Montbrillant ; il a chanté ses louanges, et par ses raisons,  sans doute, la dame en cette occasion s’est trouvée à la fois surprise et quelque peu scandalisée, au premier abord, de voir Volx se montrer par trop sévère et tranchant dans l’opinion qu’il a de son ami. La cause prétendue de tout ceci est l’extraordinaire supériorité morale de Volx sur René ; sa perspicacité à juger la folie de ce dernier ; et le don de prophétie qui lui permet de prédire, bien avant que René ait rien commis de mal, sa conduite déplorable envers tous ses amis.
Melchior Grimm

N’y avait-il donc pas, même de l’aveu tacite des Mémoires, de l’ingratitude de la part de Grimm à profiter de cette introduction, pour travailler dans la suite à séparer l’homme qui la lui présenta, de l’amie, devenue sa maîtresse ? Non : car d’après ce récit, si Grimm devait la première connaissance de Mme d’Epinay à Jean-Jacques, ce fut à lui-même qu’il devait la préférence que la dame bientôt lui accorda, en dépit de ses sentiments plus compatissants qu’affectueux pour son ancien ami Jean-Jacques (…) On ne peut nier qu’avant l’entrée en faveur de Grimm (c’est-à-dire pendant toute la durée de la liaison avec M. de Francueil) Rousseau n’ait été pour Mme d’Epinay le conseiller, et l’ami favori, à qui l’on était enchanté de faire honneur. Peut-être Grimm n’avait-il pas tort en soupçonnant la dame de se complaire à l’idée que Rousseau eut pu être auprès d’elle ce qu’il laissa Grimm devenir ? Et voici que ce paresseux de Jean-Jacques allait se nicher aux portes mêmes de la Chevrette ? Et que la bonne Mme d’Epinay, qui « aimait fort ses amis et ne regardait point à la peine pour eux », allait s’occuper personnellement de son « ours », et le soigner, le caresser, le cajoler ? Et il allait devenir le centre d’attraction du cercle ? En d’autres termes, il allait s’emparer de la position de premier favori, réservée à Grimm, en dépit du droit de priorité de Jean-Jacques ? Non, non, il ne pouvait en être ainsi ! Il ne fallait pas que la retraite de Rousseau pût lui être agréable. La solitude allait lui déranger la cervelle ; les bois devaient échauffer son imagination : il soupçonnerait ses amis. Il se montrerait brutal et querelleur envers Mme d’Epinay. Il s’offenserait de bagatelles : et transformerait en insultes préméditées quelques insignifiantes plaisanteries. D’où ce résultat : qu’au bout de quelques mois il devrait quitter l’Ermitage brouillé sans espoir avec Mme d’Epinay, et en guerre avec tous ses amis.

Tels sont les motifs de Grimm, et les origines de ses pronostics.
l'ermitage de Rousseau, à Montmorency

samedi 29 mars 2014

La légende de Jean-Jacques Rousseau, par Frédérika Mac Donald (4)

En 1909, l'Anglaise Frédérika Mc Donald fut la première à dépouiller les manuscrits originaux de l'Histoire de Madame de Montbrillant, roman autobiographique écrit par Louise d'Epinay à partir de 1756.

Recoupant les cahiers conservés aux Archives nationales avec ceux déposés à la bibliothèque de l'Arsenal, elle révéla le complot ourdi par les proches de Mme d'Epinay pour perdre la réputation de Rousseau.

Les lignes qui suivent sont extraites de La légende de Jean-Jacques Rousseau, ouvrage de F. Mc Donald paru en 1909.
 
Louise d'Epinay

Nous savons que l’idée maîtresse des conspirateurs était de prêter à Rousseau une réputation de sophiste et de charlatan. Mais il y avait à cela un invincible obstacle. Sa vie, indépendante et simple, s’étalait, ouverte à chacun. On avait affaire à un philosophe dont les actes, contrairement à ceux de ses confrères, s’accordaient avec les doctrines. Il prêchait l’indépendance et la liberté par le travail manuel : et il gagnait son pain en copiant de la musique. Il enseignait que la protection des hommes de lettres par des personnages opulents et haut placés entravait la libre expression de leurs opinions, et il refusait toute protection, jusqu’à la pension que le roi lui offrait. Il soutenait que le bonheur n’est pas dans la course à la gloire, ni dans les distractions et les obligations que comporte la vie mondaine (…)
Grimm et Diderot
 Comment soutenir alors que cet homme agissait en hypocrite et en imposteur lorsqu’il vantait, dans ses écrits, la simplicité des mœurs et la vie naturelle ? Une seule voie restait ouverte à ses calomniateurs. Ils donnèrent la clé du mystère en déclarant que cet ambitieux s’efforçait de conquérir la notoriété. La fausseté devenait la caractéristique essentielle de ce prophète de vérité. L’énigme que présentaient ses motifs et ses goûts intimes pouvait, en conséquence, n’être résolue que d’une seule manière. Il fallait prendre exactement la contrepartie de tout ce qu’il disait, faisait, ou écrivait, pour connaître son véritable caractère. (…) Selon cette légende, Rousseau, avant sa célébrité, menait une existence misérable ; les épreuves et les mésaventures qu’il eut à subir lui avaient aigri le caractère ; et surtout les humiliations infligées par Mme Dupin l’avaient rempli d’amertume à l’égard des riches et des puissants !

"Un des grands malheurs de M. Rousseau, lit-on dans la Correspondance Littéraire de juin 1762, c’est d’être parvenu à l’âge de quarante ans sans se douter de son talentIl a été malheureux à peu près toute sa vie. Il avait à se plaindre de son sort, et il s’est plaint des hommes. Cette injustice est assez commune, surtout lorsqu’on joint beaucoup d’orgueil à un caractère timide…. Au milieu de tous ces essais, il s’était attaché à la femme d’un fermier général, célèbre autrefois par sa beauté. M. Rousseau fut pendant plusieurs années son homme de lettres et son secrétaire. La gêne et la sorte d’humiliation qu’il éprouva dans cet état ne contribuèrent pas peu à lui aigrir le caractère."

Diderot, lui aussi, parle des ressentiments éprouvés par Rousseau à la suite de sa jeunesse malheureuse. Cet apôtre enthousiaste du bonheur et de la vertu qui naîtraient d’une vie simple était un cynique et un misanthrope !

Rousseau affirme avoir été contraint d’adopter, dans son commerce avec la haute société, son ton naturel de franche simplicité parce qu’il commettait d’inévitables maladresses et se rendait involontairement coupable d’impolitesse, quand il s’efforçait d’imiter le ton maniéré et louangeur des gens du monde.


Grimm dit tout le contraire : la simplicité et la brusquerie de Rousseau sont affectation pure. Il était fort habile à tourner un compliment. Ce n’est qu’après être devenu célèbre par son Discours retentissant de 1750 que, " n’ayant point de naturel dans le caractère ", il assuma son rôle de cynique. (…)

"Le grand défaut de M. Rousseau, répète Grimm, c’est de manquer de naturel et de vérité ; l’autre , plus grand encore, c’est d’être toujours de mauvaise foi… Il cherche moins à dire la vérité qu’à dire autrement qu’on ne dit, et à prescrire autrement qu’on ne fait."

La répugnance caractérisée de Rousseau pour les protecteurs, en même temps que son choix du métier de copiste, était (selon Diderot) une " seconde folie " ou plutôt une seconde " fausseté " de cet homme " superbe comme Satan ". (…) Touchant son indépendance, Diderot assurait que, malgré son affectation de désintéressement, Rousseau acceptait et sollicitait, en secret, tous secours de la bienfaisance ; et bien qu’il eût refusé une pension du Roi de France, il n’hésitait pas à devenir le protégé secret d’une femme (Mme d’Epinay) dont il disait du mal tout en vivant à ses dépens.

Grimm maintint, lui aussi, que Rousseau ne gagna jamais son pain, comme il s’en vantait, en copiant de la musique.

En prenant la livrée du philosophe, il quitta aussi Mme Dupin et se fit copiste de musique, prétendant exercer ce métier comme un simple ouvrier et y trouver sa vie et son pain ; car une de ses folies était de dire du mal du métier d’auteur, et de n’en pas faire d’autre... (à suivre)

mercredi 26 mars 2014

La légende de Jean-Jacques Rousseau, par Frédérika Mac Donald (3)

En 1909, l'Anglaise Frédérika Mc Donald fut la première à dépouiller les manuscrits originaux de l'Histoire de Madame de Montbrillant, roman autobiographique écrit par Louise d'Epinay à partir de 1756.
Recoupant les cahiers conservés aux Archives nationales avec ceux déposés à la bibliothèque de l'Arsenal, elle révéla le complot ourdi par les proches de Mme d'Epinay pour perdre la réputation de Rousseau.

Les lignes qui suivent sont extraites de La légende de Jean-Jacques Rousseau, ouvrage de F. Mc Donald paru en 1909.

 
Louise d'Epinay

Quels étaient donc les véritables auteurs de ces Notes ? On peut le deviner facilement, d’après le but qu’elles révèlent. Ce but n’est pas de glorifier Mme d’Epinay sous les traits de Mme de Montbrillant, ni de la disculper des accusations de trahison formulées contre elle par Rousseau dans les Confessions. Ce but est de glorifier Grimm et Diderot sous les noms de Volx et Garnier, de renouveler contre Rousseau les mêmes diffamations répandues par la Correspondance Littéraire et rapportées secrètement dans les Tablettes de Diderot (….) En tranchant ainsi la question, nous ne nous appuyons pas seulement sur des arguments, mais sur des preuves évidentes, positives. Dans les Notes écrites par Mme d’Epinay l’on trouve consignées des additions et des altérations aux instructions originales, et ces altérations sont de l’écriture de Diderot ! (…)

Il nous reste à résumer ce que la découverte et l’étude comparée de ces manuscrits apportent de nouveau pour l’étude critique de la personnalité de Jean-Jacques.

Et tout d’abord en ce qui concerne les Mémoires de Mme d’Epinay ; il est prouvé que cet ouvrage – accepté par la critique actuelle comme fournissant le récit fait par Mme d’Epinay de la querelle de Rousseau et de ses anciens amis, et comme apportant le témoignage à opposer aux déclarations de l’auteur des Confessions – ne renferme pas l’histoire originale de Mme d’Epinay. Le manuscrit de l’Arsenal et des Archives montre que le roman original fut « récrit dès le commencement », conformément à un plan dicté à Mme d’Epinay par Grimm et Diderot. (…) En d’autres termes, toute l’argumentation tirée de la prétendue concordance entre les relations de la conduite de Rousseau par Mme d’Epinay d’une part et les Encyclopédistes de l’autre, ne tient pas debout ; il est prouvé que tous les jugements basés sur la croyance et la véracité essentielle des Mémoires ne s’appuient que sur des fondements faux.

Pour ce qui regarde, d’autre part, la conspiration contre Rousseau, il est prouvé que cette conspiration exista.

Les différents manuscrits de l’ouvrage posthume de Mme d’Epinay et l’histoire de ces documents nous aident à découvrir l’instrument soigneusement ajusté par les conspirateurs pour transmettre à la postérité leur portrait faux de l’homme qu’ils détestaient.

Ici également l’argumentation, réfutée par l’évidence qui résulte de ces documents, n’a plus ni valeur, ni raison d’être. Il n’est plus permis, en présence de cette évidence de regarder comme « extravagante » ou « improbable » l’idée que des hommes, dans la position de Grimm et de Diderot, auraient eu l’intention maligne ou auraient pris la peine de conspirer délibérément contre Rousseau, dans le but de lui édifier une réputation entièrement fausse.

Il est prouvé au contraire qu’ils eurent cette malignité et qu’ils prirent cette peine.

Tout ceci établi, la question n’est plus de discuter si l’hypothèse d’un complot est vraisemblable ou, au contraire, absurde. Mais il s’agit d’examiner les instruments dont les conspirateurs se sont servis, l’usage qu’ils en ont fait et le plan qu’ils ont suivi.

mardi 25 mars 2014

La légende de Jean-Jacques Rousseau, par Frédérika Mac Donald (2)

En 1909, l'Anglaise Frédérika Mc Donald fut la première à dépouiller les manuscrits originaux de l'Histoire de Madame de Montbrillant, roman autobiographique écrit par Louise d'Epinay à partir de 1756.

Recoupant les cahiers conservés aux Archives nationales avec ceux déposés à la bibliothèque de l'Arsenal, elle révéla le complot ourdi par les proches de Mme d'Epinay pour perdre la réputation de Rousseau.

Les lignes qui suivent sont extraites de La légende de Jean-Jacques Rousseau, ouvrage de F. Mc Donald paru en 1909.
 
Louise d'Epinay

Mais ce portrait de « René » (ndlr : alias Rousseau), qui correspond si exactement au portrait de l’artificieux Jean-Jacques par Grimm et Diderot, est-il même de Mme d'Epinay ? et s'il n'est pas d'elle, qui donc en fut le véritable auteur ? Cette question, l'examen attentif du manuscrit de l'Arsenal va la résoudre. (…)L'incident inséré dans le cahier 155 est la fausse histoire de la visite que Diderot aurait fait à Rousseau au mois d'août 1757, histoire qui est donnée par Grimm à Mme d'Epinay pour justifier le récit de Diderot dans ses Tablettes sur la réalisation qu'il prétend avoir été faite, sans mauvaise intention, du secret de la malheureuse passion de Rousseau pour Mme d'Houdelot. « Embarrassé de sa conduite avec Mme d'Houdetot il m'appela à l'Ermitage pour savoir ce qu'il avait à faire. Je le conseillai d'écrire tout à M. de Saint L. et de s'éloigner de Mme d'H. Ce conseil lui plût : il me promit qu'il le suivrait » (…). Le lecteur comprendra que l'histoire originale racontée par Mme d'Epinay n'était pas en correspondance avec le récit de Diderot, puisque nous avons sous les yeux l'altération introduite dans la première version. (…) Mais les documents d’une importance capitale dans cette enquête sont les Notes dont j’ai parlé plus haut. Leur objet se trouve indiqué par le titre général : « Notes des changements à faire dans la fable ». Et le fait que les modifications des cahiers des Archives et de l’Arsenal sont conformes aux indications données dans ces Notes met entre nos mains la preuve patente que la narration originale de Mme d’Epinay a été altérée de manière à la faire concorder avec le portrait donné de Rousseau par Grimm et Diderot.

Bien que ces Notes soient écrites sur des bouts de papier détachés ou des morceaux arrachés de vieux cahiers, et bien qu’elles aient été ainsi jetées sans égard à l’ordre des événements, il est possible de les classer, parce que chaque Note est accompagnée du numéro du cahier où les altérations devaient être faites. (…) Le plus grand nombre de ces Notes est de l’écriture qui corrige le manuscrit. Il y a cependant quelques exceptions importantes à cette règle, comme on le verra bientôt (…) 


Mais de qui est l’écriture qui corrige ? Il est nécessaire ici de rappeler la conclusion, d’ailleurs inexacte, que nous avions formulée dans un précédent ouvrage. En 1895, quand nous n’étions qu’au début de ces recherches, nous croyions que l’écriture légère et pâlie du manuscrit original était de Mme d’Epinay, et qu’il fallait attribuer l’écriture ferme et plus fraiche du calomniateur de Rousseau à quelque personne employée par Grimm pour falsifier le récit de Mme d’Epinay, probablement après la mort de celle-ci. Nous avions d’autant plus facilement accepté cette thèse qu’elle s’accordait avec notre réelle sympathie pour l’aimable femme qui bâtit à Jean-Jacques son « ermitage » ; et aussi parce qu’il nous répugnait de la croire associée au complot formé pour nuire à son ancien ami. (…) Mais la déception que nous causa cette découverte ne provient pas tant de ce que Mme d’Epinay aurait dicté à un secrétaire (écriture n°1), au lieu de l’écrire de sa main, la version primitive de son récit. Le fait accablant c’est qu’elle-même aurait de sa propre main, quatorze ou quinze ans plus tard, semé de calomnies les pages jaunies qui évoquaient le souvenir de son ancien ami. La conviction que l’écriture n°2, qui altère et intercale des passages dans le manuscrit des Archives, doit être attribuée à Mme d’Epinay, nous vint, avec toute la force d’un désappointement personnel, après l’examen des papiers possédés par la Bibliothèque Nationale. (…) Mais, bien qu’il soit déconcertant de trouver Mme d’Epinay coupable à ce point de trahison envers son ancien ami, des recherches ultérieures établissent, par des preuves tout aussi irréfragables, qu’elle n’est pas l’auteur des diffamations contenues dans son ouvrage, mais simplement l’instrument passif des inventeurs de ces diffamations. Ceux-ci, après avoir apporté leur provision d’ivraie dans son champ, ont dirigé sa main pour l’y semer. Quoi qu’elles soient écrites de sa main, Mme d’Epinay ne rédigea pas elle-même ces Notes, mais les écrivit sur les indications de ceux qui lui faisaient modifier son récit. C’est ce que prouvent les termes des Notes. L’auteur de ce récit est pris à partie par ses correcteurs, parfois avec bien peu de ménagement. Ainsi, au sujet de certaines protestations de l’héroïne contre la supposition qu’elle avait accordé ses faveurs à « Desbarres » (Duclos). On ne dit pas, lui reproche le correcteur : Il ne m’a pas touchée du bout des doigts, quand personne ne vous a jamais touchée du bout des doigts… (à suivre)

samedi 22 mars 2014

La légende de Jean-Jacques Rousseau, par Frédérika Mac Donald (1)


 En 1909, l'Anglaise Frédérika Mc Donald fut la première à dépouiller les manuscrits originaux de l'Histoire de Madame de Montbrillant, roman autobiographique écrit par Louise d'Epinay à partir de 1756.
Recoupant les cahiers conservés aux Archives nationales avec ceux déposés à la bibliothèque de l'Arsenal, elle révéla le complot ourdi par les proches de Mme d'Epinay pour perdre la réputation de Rousseau.
Les lignes qui suivent sont extraites de La légende de Jean-Jacques Rousseau, ouvrage de F. Mc Donald paru en 1909.
 
Louise d'Epinay
Arrivons aux faits qui s'imposent à l'attention de quiconque, n'étant pas aveugle, examine le manuscrit des archives.

Les cinquante derniers cahiers de la collection révèlent, par des indices manifestes, que non seulement ils ont été altérés, mais en grande partie récrits, et d'une écriture différente de celle qui, délicate et irrégulière, court uniformément à travers les pages jaunies des quatre-vingt dix premiers cahiers. Ce n'est pas que l'écriture originale disparaisse à la fin du quatre-vingt-dixième cahier, laissant au nouveau venu le soin de poursuivre le récit. Ce nouvel arrivant est clairement un intrus, qui interrompt la narration primitive; celle-ci continuant son cours régulier, sauf aux endroits où une main plus hardie et brutale s'ingère, soit dans des passages intercalés, collés sur les feuillets du manuscrit pour prendre la place d’autres passages qui, très visiblement, en ont été coupés ; ou dans de longues notes marginales ; ou dans des passages écrits en surcharge par-dessus l'écriture plus légère, qui est barrée. Et l'intrusion de cette seconde écriture accuse toujours une évidente malveillance. Une fois qu’elle a pénétré dans le manuscrit, comme un colporteur de médisances dans une société d'honnêtes gens, cette main perfide s'attache désormais à la besogne : semant de fielleuses anecdotes, commentant par de cyniques réflexions les propos tendres, insérant des remarques indécentes et blasphématoires dans de spirituels dialogues, s'appliquant surtout à dépeindre comme d'hypocrites charlatans et des visionnaires mercenaires, les gens d'un commerce agréable qui nous avaient été d'abord présentés comme les meilleurs amis de Mme de Montbrillant.


Mais c'est tout particulièrement quand René entre dans l’histoire que la malignité de l'intrus devient manifeste. Dès que ce nom paraît, on est sûr de trouver à la suite une interruption de la narration originale; la plume calomniatrice se trempe d'encre plus noire, rature ou surcharge l'écriture délicate et pâle, dont on peut néanmoins saisir par endroits des traces, là où sont imparfaitement effacées des expressions affectueuses ou admiratrices pour René, comme un sourire furtif adressé par Mme d'Epinay à son ancien favori, à travers les barreaux d'une prison.

Le manuscrit des Archives, même pris isolément prouve donc que le portrait de Rousseau et l’exposé de sa conduite envers ses anciens amis, tel qu’on les trouve dans les Mémoires édités (…) ne sont nullement de la rédaction primitive, de la narration originale de Mme d’Epinay. (à suivre)