vendredi 4 avril 2014

La légende de Jean-Jacques Rousseau, par Frédérika Mac Donald (6)

En 1909, l'Anglaise Frédérika Mc Donald fut la première à dépouiller les manuscrits originaux de l'Histoire de Madame de Montbrillant, roman autobiographique écrit par Louise d'Epinay à partir de 1756.
Recoupant les cahiers conservés aux Archives nationales avec ceux déposés à la bibliothèque de l'Arsenal, elle révéla le complot ourdi par les proches de Mme d'Epinay pour perdre la réputation de Rousseau.
Les lignes qui suivent sont extraites de La légende de Jean-Jacques Rousseau, ouvrage de F. Mc Donald paru en 1909.
Louise d'Epinay


La thèse posée au début de cette étude comme première étape d’une nouvelle critique de JJ Rousseau est désormais acquise. En témoignage des textes présentés au cours de notre enquête ressort l’évidence historique de la conspiration, systématiquement organisée pour fabriquer et répandre des rapports mensongers sur la personnalité et les écrits de Rousseau ; en vue d’édifier à ce prophète de la nature une réputation d’artificieux scélérat, de sophiste et de charlatan. Les auteurs du complot nous sont connus : les deux instruments principaux sont entre nos mains. La Correspondance Littéraire de Grimm nous initie aux pratiques occultes qui semèrent par toute l’Europe, où son nom était célèbre, des récits diffamatoires sur sa conduite, et des propos malveillants sur ses doctrines. Les prétendus Mémoires de Mme d’Epinay nous apparaissent comme l’intermédiaire destiné à transmettre à la postérité la légende de la double personnalité de Rousseau : écœurant débauché, tartuffe, ingrat, maniaque de la persécution qui, néanmoins, aurait conservé le don miraculeux d’éveiller dans les cœurs une foi renaissante en la vertu, une aspiration jeune et fraiche vers la sincérité et la simplicité des mœurs.

En écartant les théories fausses, notre enquête préliminaire essaie de frayer la voie à une étude plus approfondie de l’homme, et à une plus juste appréciation de ce que la société contemporaine doit aux enseignements du philosophe. L’utilité s’impose de bien dégager les bases de toute critique future en signalant les menées louches des conspirateurs : en rappelant dans quelle mesure ils sont parvenus (soit à leur époque, soit dans les générations suivantes) à défigurer la véritable physionomie de Rousseau, et à contrebalancer son influence.

On a vu précédemment que, du vivant même de Rousseau, le succès de la campagne de calomnie poursuivie trente années durant dans la Correspondance Littéraire est le plus nettement caractérisé par l’impitoyable persécution dont l’auteur proscrit de l’Emile fut victime. Cette lutte se termine par le triomphe final des conjurés. Rousseau, qui avait quitté Montmorency sain et sauf (juin 1762), revient d’Angleterre non plus en éloquent apôtre de la régénération humaine, mais profondément abattu et le cœur déchiré…

Ceci n’implique point que Grimm eût dès lors cessé de molester son « ancien ami », soit dans la Gazette, soit ailleurs ; - ni que ses intentions, ou celles de Diderot, son complice eussent été pleinement réalisées. Cela signifie simplement qu’à cette date le mal que Rousseau eut à subir de ses ennemis était fait ; et qu’après cette date (mai 1767) il fut moralement hors de leur atteinte. Il les avait réduits à l’impuissance de lui nuire davantage.
Denis Diderot

Qu’avaient-ils donc obtenu ? La légende du Rousseau imposteur et sophiste n’avait guère trouvé crédit auprès des souverains et des gens cultivés qui partout en Europe demeuraient ses lecteurs enthousiastes. Même la querelle avec Hume n’avait pu ébranler le respect singulier que lui portaient philosophes et littérateurs, en raison de son désintéressement, de sa sincérité, de son indépendance, et de sa fidélité à ses nobles principes. Le verdict populaire demeurait intact qui, attribuant aux autres hommes éminents les épithètes de « grand, savant, illustre », réservait au seul Jean-Jacques le titre de vertueux. (…) En un mot, la conjuration n’avait pu empêcher que ce « monstre », ce « démon », « l’artificieux scélérat », le « misérable Rousseau », de leur invention, ne demeurât jusqu’à sa mort, et de façon indiscutée, l’idole de son siècle, maître absolu des âmes les plus délicates, les plus « romantiques », les plus pures, l’objet tendrement vénéré de leur admiration.

Ce que réussirent à faire les chefs de l’intrigue (…) ce fut de miner en lui-même la foi en sa prédication salutaire sur le cœur de ses semblables ; et sa confiance en la justice et la bienveillance de ceux de ses contemporains qui étaient restés étrangers à la coterie de ses ennemis personnels. Quand cette foi et cette confiance furent mortes, l’œuvre des conspirateurs était achevée. L’éloquent prophète était réduit à un éternel silence.
JJ Rousseau


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