mercredi 16 avril 2014

Florence Gauthier, sur l'abolition de l'esclavage (2)

Comment expliquez-vous que ce soit 1848 qui ait été choisie comme date officielle de commémoration de l’abolition de l'esclavage et non le 4 février 1794 ?

En fait, il s’est produit une profonde occultation des politiques coloniales menées à l’époque de la Révolution française, occultation qui s’est construite tout au long du XIXe siècle et que je résume ici.

La politique montagnarde d’alliance avec le Nouveau peuple de Saint-Domingue ne peut se comprendre que si on la rattache au vaste mouvement de critique de la conquête, suivie de la colonisation du Nouveau Monde, depuis 1492. Les violences commises lors de la « découverte », les massacres et la mise en esclavage des Indiens d’abord, des captifs africains déportés jusqu’en Amérique ensuite, ont provoqué une profonde indignation, suivie d’une prise de conscience de ce qui s’inventait là : des formes de domination de peuples n’ayant pas les moyens militaires et techniques de se défendre et ces actes ont été qualifiés, immédiatement, de « crimes contre les droits de l’humanité » par Las Casas et ses amis. Ce mouvement de critique a pris un caractère de refus de ces « politiques de puissance » et a cherché des alternatives dans une proposition de « cosmopolitique de la liberté de tous peuples », comme on disait à l’époque et que nous appellerions aujourd’hui une « internationale » contre l’impérialisme. Ce mouvement s’est affaibli au XVIIe siècle alors que les colons esclavagistes s’imposaient dans le Nouveau Monde et que les « puissances européennes » cherchaient toutes à avoir leur morceau du gâteau ! Mais il s’est redéveloppé au XVIIIe siècle : on se souvient que la crise de la traite des captifs africains est apparue à ce moment et a certainement joué un rôle moteur dans ce réveil de l’anticolonialisme.

La Révolution française s’inscrit dans ce vaste mouvement et la Convention montagnarde a réussi à construire une politique de « décolonisation », mais elle n’a eu le temps que de l’ébaucher et fut ensuite interrompue par le 9 thermidor an II-27 juillet 1794, qui renversa brutalement le gouvernement montagnard par un coup d’état parlementaire (mais oui, cela existe et c’était la souveraineté populaire qui était ici visée).
l'arrestation de Robespierre (juillet 1794)


La Convention thermidorienne qui suivit rompit avec la politique montagnarde, rejeta la Constitution de 1793 et renoua avec une politique colonialiste inscrite dans la Constitution du 22 août 1795, qui établit une république aristocratique en réservant le droit de vote à un certain niveau social. Le Directoire fut le régime qui appliqua cette Constitution et qui tenta de reconquérir Saint-Domingue, en envoyant une expédition de reconquête avec le général Hédouville à sa tête, entouré de colons muscadins et revanchards, qui se croyaient déjà revenus aux beaux temps de l’esclavage ! Ce fut un échec cuisant et Toussaint Louverture, qui venait de battre la marine anglaise, était en train de négocier avec le représentant du gouvernement britannique, qui n’avait pas même remarqué l’arrivée d’Hédouville ! Louverture renvoya Hédouville et ses muscadi
ns à leur envoyeur…
Mais l’épisode avait permis à Louverture de comprendre que la contre-révolution s’était installée en France et il se prépara à une offensive plus dangereuse. Il réunifia l’île de Saint-Domingue en occupant la partie espagnole et y abolit l’esclavage en 1801, fortifia l’île et arma son peuple.
La rupture vint de Bonaparte qui venait, par le coup d’état du 18 Brumaire (9 XI 1799), d’instaurer le Consulat. Il tenait à reconstruire un empire et, négligeant l’échec pourtant retentissant et récent de la marine anglaise contre Louverture, il lança une expédition imposante qu’il confia à son beau-frère, le général Leclerc, pour reconquérir Saint-Domingue, Guadeloupe et Guyane, car entre-temps, les Anglais avaient conquis Sainte-Lucie et rétabli l’esclavage…

L’expédition atteint Saint-Domingue en février 1802. La Guadeloupe est reconquise après une résistance héroïque et l’esclavage rétabli. Même chose en Guyane. Mais à Saint-Domingue, si Louverture est fait prisonnier, la résistance continue et entraîne une nouvelle insurrection populaire, qui conduit le général Dessalines, successeur de Louverture, à la victoire : la République indépendante d’Haïti est proclamée le 1er janvier 1804. Bonaparte perdit deux corps d’armée entiers (60.000 hommes) pour tenter de rétablir l’esclavage…
Jean-Jacques Dessalines


Voilà les faits. Le contexte de ce début du XIXe siècle est nettement devenu impérialiste et l’histoire officielle a suivi : l’anticolonialisme développé depuis 1492 jusqu’à l’échec de la révolution démocratique en France, n’est plus audible et on assiste à un véritable tournant en faveur des politiques impérialistes des puissances occidentales. L’histoire extraordinaire et enthousiasmante, il faut bien le dire, de la Révolution de Saint-Domingue/Haïti va se trouver occultée au fur et à mesure de la conquête des puissances occidentales en direction, maintenant, de l’Afrique et de l’Asie, avec des formes de colonisation nouvelles par rapport à celles menées sur le continent Amérique. Cette histoire de l’anticolonialisme est même malvenue et doit être oubliée pour être mieux métamorphosée : il ne faut plus insister sur l’indépendance des vaincus ni sur leur conscience critique de la colonisation et des destructions qu’elle a pu entraîner… L’époque est subjuguée par les progrès techniques, indéniables, utilisés comme preuve de la supériorité de la civilisation des classes supérieures occidentales qui devient elle aussi indéniable.

La politique impérialiste de la Grande-Bretagne a largement réussi à dévaloriser la critique du colonialisme devant l’affirmation de son caractère civilisateur, présenté comme une « évidence » liée au progrès technique. Dans la première moitié du XIXe siècle, la Grande-Bretagne est en effet parvenue à dissocier le refus de l’esclavage de celui du colonialisme et se présente même comme la puissance impérialiste, qui va aider les pays « arriérés » à se débarrasser de l’esclavage. En effet, les colons, conscients de la crise bien réelle de la traite des captifs africains, commencent à comprendre qu’il est possible de remplacer l’esclavage par des formes de servage (élevage d’esclaves sur place), puis d’émancipations limitées au cas par cas, pour passer à un travail rémunéré, en se servant de l’arme redoutable du racisme qui doit servir à « subalterniser » ses malheureuses victimes, en les écartant de la jouissance de leurs droits complets d’êtres humains !

Et concernant les droits de l’humanité, ne perdons pas de vue qu’en France, le Directoire, le Consulat et l’Empire ont répudié la déclaration des droits et la notion même de droit naturel des êtres humains en renversant la Constitution de 1793, puis en rétablissant l’esclavage en 1802, comme le fit Bonaparte… J’ai été très étonnée lorsque j’ai constaté la disparition de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et sa réapparition dans le droit constitutionnel français, à l’issue de l’effroyable Seconde guerre mondiale, avec la Constitution de 1946, après une éclipse de plus d’un siècle et demi…

Alors, pourquoi le gouvernement a-t-il décidé de commémorer l’abolition de l’esclavage en choisissant la date de 1848 et non celle de 1794 ? Je viens d’essayer de répondre à cette légitime question. Je peux ajouter sur ce point deux choses : l’abolition de 1848 s’est faite dans une perspective colonialiste, c’est-à-dire au service des colons et en effet, Schœlcher qui la proposa, avait prévu des indemnisations pour les maîtres comme pour les esclaves, mais seuls les premiers furent indemnisés ! Et les nouveaux libres n’ont reçu aucune aide de nature économique, qui aurait pu les aider à sortir ne serait-ce que de l’habitation où ils avaient été esclaves !
mai 1748


De plus, une semaine après la décision de l’abolition, le même ministre des colonies signait un décret d’importation de Coolies, qui acceptaient d’aller travailler, sous contrat rémunéré, loin de là où ils étaient nés, dans les colonies où l’abolition était prévue, de façon à ce que les colons ne manquent pas de main-d’œuvre.

Et puis encore, celle abolition ne concernait que ce que l’on appelait les « vieilles colonies », celles héritées de ce qui restait de l’empire colonial de l’ancien régime (Antilles, Saint-Louis du Sénégal, îles de l’Océan indien et comptoirs de l’Inde). Mais, en Algérie, puis en Afrique noire et en Asie, les colonisateurs ne parlèrent plus d’esclavage, mais organisèrent le… travail forcé, particulièrement « civilisateur » comme chacun le sait ! Bref, au XIXe siècle, il était devenu plus simple de pratiquer l’esclavage à condition de le faire en silence…

Le nouvel empire colonial français du XIXe siècle a été plus facile à conquérir sans l’obstacle moral et politique que constituait une déclaration des droits de l’homme et du citoyen. C’est ce qu’avait fort bien compris Ho Chi Minh, dans son discours d’indépendance de la République démocratique du Vietnam, prononcé le 2 septembre 1945 à Hanoï. Écoutons-le :

« La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de la République française proclame les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Ce sont là des vérités indéniables. Et pourtant, pendant plus de 80 ans, les colonialistes français, abusant du drapeau de liberté, égalité, fraternité, ont violé notre terre et opprimé nos compatriotes. Leurs actes vont directement à l’encontre des idéaux d’humanité et de justice. »

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