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samedi 23 novembre 2019

Les Mémoires secrets de Bachaumont (9e épisode-année 1770)


Animateur du salon de Madame Doublet, où l’on collectait les informations du jour, Louis de Bachaumont est l’auteur (présumé) des fameux Mémoires secrets, vaste chronique des événements survenus à Paris entre 1762 et 1787.
 En cette année 1770, on retiendra le retour sur le devant de la scène des deux frères ennemis, Voltaire et Rousseau.
Quant à la catastrophe survenue le 30 mai, elle préfigurait le funeste destin de la jeune reine qu'on célébrait ce soir-là.


Avril 1770.
II y a une grande fermentation parmi les gens de lettres à l'occasion du projet singulier de quelques enthousiastes de M. de Voltaire, qui ont proposé de faire ériger une statue à ce grand poète dans la salle nouvelle de comédie française, qu'il est question de construire, sans que l'emplacement en soit encore arrêté. Ils ont cru que le monument dont on a parlé, serait placé là mieux qu'ailleurs, puisque ce lieu est le principal théâtre de sa gloire. Ils ont toujours commandé à compte la statue au sieur Pigalle. Elle sera en marbre, et l'on prétend que le marché est conclu à dix mille francs. On veut que cela se fasse par une souscription, ouverte seulement aux gens de lettres. C'est M. d'Alembert qui est chargé de recueillir l'argent. On ne doute pas que la somme ne soit bientôt complète.
(…)   La clause de n'admettre à la souscription que des gens de lettres Français, est si expresse, que les particuliers même à la table desquels, dans la gaieté d'un champagne riant, ces messieurs ont proposé cette heureuse idée, ont l'humiliation de ne pouvoir en être, faute d'avoir quelque ouvrage, bon ou mauvais, à produire ; car on n'est pas difficile sur la qualité ni sur la quantité. Et il y a été arrêté que tous les membres de l'académie française seraient tenus pour bons, quoique plusieurs n'eussent fait que d'assez mauvais discours de réception. Pigalle, de son côté , s'anime et s'évertue pour produire un chef-d'œuvre digne du héros littérateur qu'il est chargé transmettre à la postérité, et dont il espère à son tour être célébré dans quelque épître. II assure que si l'exécution répond à ses désirs, il se regardera comme le plus heureux des artistes ; mais que si l'ouvrage ne répond pas au chef - d'œuvre qu'il imagine, il en mourra de douleur.
 
l'oeuvre de Pigalle fut quasiment rejetée de tous...
Mai 1770.
 Voici exactement le portrait de Mad. la Dauphine. Cette princesse est d'une taille proportionnée à son âge, maigre, sans être décharnée, et telle que l'est une jeune personne qui n'est pas encore formée. Elle est très bien faite, bien proportionnée dans tous ses membres. Ses cheveux sont d'un beau blond ; on juge qu'ils seront un jour d'un châtain cendré : ils sont bien plantés. Elle a le front beau, la forme du visage d'un ovale beau, mais un peu allongé : les sourcils aussi bien fournis qu'une blonde peut les avoir. Ses yeux sont bleus, sans être fades , et jouent avec une vivacité pleine d'esprit. Son nez est aquilin, un peu affilé par le bout : sa bouche est petite ; ses lèvres sont épaisses, sur-tout l’inférieure, qu'on sait être la lèvre autrichienne. La blancheur de son teint est éblouissante et elle a des couleurs naturelles qui peuvent la dispenser de mettre du rouge. Son port est celui d'une archiduchesse ; mais sa dignité est tempérée par sa douceur : il est difficile, en voyant cette princesse, de se refuser à un respect mêlé de tendresse.
 
la jeune Marie-Antoinette
Mai 1770.
 Les préparatifs du feu qui doit se tirer aujourd'hui, ont attiré quantité de curieux. Ils annoncent  quelque chose de plus marqué que celui de Versailles, et dans son plan, beaucoup moins étendu, on saisit un ensemble qui, dans l'autre, échappait aux spectateurs. La  principale décoration représente le Temple de l'Hymen,  précédé d'une magnifique colonnade, dont les gens qui veulent tout critiquer ont trouvé les proportions, manquées. Ce temple est adossé à la statue de Louis XV.  (…)

 Le feu d'artifice tiré hier à la place de Louis XV (Aujourd'hui place de la Concordea eu les suites les plus funestes. Outre la mauvaise exécution, un accident causé par une fusée qui est tombée  dans le corps de réserve d'artifice dont on a parlé, a fait partir le bouquet au milieu de la fête et a enflammé toute la décoration, ce qui a rendu ce spectacle fort médiocre. Le sieur Ruggieri n'a pas profité des fautes de son antagoniste Torré, et n'a pas les mêmes excuses. Outre que son plan était beaucoup moins combiné que celui de l'autre, et n'exigeait pas la même étendue de génie, c'est qu'il n'avait pas éprouvé les mêmes contrariétés de la part du temps, et le ciel l'avait favorisé entièrement. L'accident survenu au bastion a été fort long,  et comme on ne donnait aucun secours au feu, bien des  gens se sont imaginé que cet incendie était un nouveau  genre de spectacle, qui en effet présentait un très beau coup d'oeil, et éclairait magnifiquement la place, pendant  qu'on formait l'illumination. Mais pendant ce temps il  se passait une scène infiniment plus tragique. La place  n'ayant, à proprement parler, qu'un débouché dans cette  partie du côté de la ville, et la foule s'y portant, indépendamment des voitures qui venaient prendre ceux qui  avaient été invités aux loges du gouverneur et de la Ville, pratiquées dans les bâtiments neufs, un fossé, qu'on n'avait point comblé, et qui s'est trouvé au passage de quantité de gens poussés par derrière les a fait trébucher ; ce qui a occasionné des cris et un effroi général.  Trop peu de gardes ne pouvant suffire à contenir la  presse ont été obligés de succomber, ou de se retirer ;  des filous, sans doute, augmentant le tumulte pour mieux faire leurs coups ; des gens oppressés mettant  l’épée à la main pour se faire jour, ont occasionné une  boucherie effroyable, qui a duré jusqu'à ce qu'un renfort puissant du guet ait rétabli l’ordre. On a commencé  par emporter les blessés comme on a pu, et ce spectacle  était plutôt l'idée d'une ville assiégée que d'une fête de  mariage. Quant aux cadavres, on les a déposés dans le  cimetière de la Madeleine, et l'on y en compte aujourd'hui cent trente-trois (Dans son Tableau de Paris, Mercier fait état de 1200 morts). Pour les estropiés, on n'en sait pas la quantité. M. le comte d'Argental, envoyé de Parme, a eu l'épaule démise ; et M. l'abbé de Baze, aussi ministre  étranger, a été renversé et horriblement froissé et meurtri.


Juin 1770.
 Le fameux J.-J. Rousseau s'ennuie vraisemblablement  de son obscurité, et de ne plus entendre parler de lui.  Il a quitté le Dauphiné, et l'on prétend qu'il est aujourd'hui dans un petit village non loin d'ici, qu'on appelle La Frète, où l'on assure qu'il catéchise et se forme un petit auditoire. On prétend qu'il ne tardera pas à se  rendre à Paris, et qu'il pourrait bien avoir la folie de  vouloir faire juger son décret par le Parlement, tentative  dangereuse et dont ses amis espèrent le détourner.
 ( En fait, Rousseau était arrivé à Paris fin mai et logeait à ce moment-là rue Plâtrière, à l'Hôtel du Saint-Esprit)

Juillet 1770.
J.-J. Rousseau, las de son obscurité et de ne plus  occuper le public, s'est rendu dans cette capitale, et s'est présenté, il y a quelques jours, au café de la Régence, où il s'est bientôt attroupé un monde considérable. Notre philosophe cynique a soutenu ce petit  triomphe avec une grande modestie. Il n'a pas paru effarouché de la multitude de spectateurs, et a mis beaucoup d'aménité dans sa conversation, contre sa coutume.  Il n'est plus habillé en Arménien ; il est vêtu comme tout le monde, proprement, mais simplement. On assure  qu'il travaille à nous donner un Dictionnaire de Botanique. La publicité que s'est donnée l'auteur d’Emile est d'autant plus extraordinaire, qu'il est toujours dans les  liens d'un décret de prise de corps à l'occasion de ce livre, et que, dans le cas même où il aurait parole de  M. le procureur général de n'être pas inquiété, comme  on l'assure, il ne faut qu'un membre de la compagnie de mauvaise humeur pour le dénoncer au Parlement, s'il  ne garde pas plus de réserve dans l’incognito qu'il doit toujours conserver ici. 

(à suivre)

lundi 28 octobre 2019

Les Mémoires secrets de Bachaumont (8e épisode-année 1769)


Animateur du salon de Madame Doublet, où l’on collectait les informations du jour, Louis de Bachaumont est l’auteur (présumé) des fameux Mémoires secrets, vaste chronique des événements survenus à Paris entre 1762 et 1787.
Ci-dessous quelques nouvelles concernant l'année 1769, marquée par le nouveau triomphe de Voltaire dans l'affaire Sirven.
 
Bachaumont

  Janvier 1769 :

Les libraires de Paris se proposent de faire une nouvelle édition du fameux Dictionnaire de l'Encyclopédie. On ne peut qu'applaudir à cette entreprise , si les éditeurs savent profiter des justes critiques qu'on a faites de ce célèbre ouvrage, dépôt éternel des connaissances et des délires de l'esprit humain. On sait avec quelle négligence nombre d'articles ont été rédigés, combien d'autres ont dicté la passion et l'esprit de parti, comment la cupidité a introduit dans cette société une quantité de manœuvres à ce travail : en sorte que les deux tiers de cette compilation immense ont besoin d'être refondus ou du moins revus et corrigés. Mais le lieu même paraît déjà faire craindre qu'on ne laisse pas aux auteurs toute la liberté qu'exige un livre de cette espèce. L'impression de Paris est sujette à tant de gênes, tant de gens se mêlent de cette partie de la police, on y est si facile à donner accès aux plaintes des mécontents de tout genre, de tout ordre, de tout caractère, qu'il est presque impossible qu'une entreprise de cette étendue y arrive à sa perfection.

(NDLR : les deux derniers volumes de planches paraîtront en 1772. Quant à l'Encyclopédie Panckoucke, elle ne verra le jour que bien plus tard, en 1782)

  
  Mars 1769 :

M. de Bougainville raconte beaucoup de choses de son voyage, il prétend entre autres merveilles avoir découvert aux Terres Australes une nouvelle île, dont les mœurs sont admirables , dont l'administration civile fait honte aux gouvernements les plus policés de l'Europe : il ne tarit point sur les détails charmants qu'il en raconte. Il est bien à craindre que ce nouveau Robinson n'ait acquis ce goût du merveilleux, si ordinaire aux voyageurs, et que son imagination exaltée ne lui fasse voir les objets tout autres qu'ils ne sont.

 
Bougainville à Tahiti en 1768

  Avril 1769.

Par différentes lettres que monsieur de Voltaire a écrites dans ce pays-ci, on sait que ce grand poète a renouvelé cette année le spectacle édifiant de l'année dernière, et qu'il a encore fait ses pâques avec beaucoup de dévotion, mais d'une façon moins publique : il a prétexté des incommodités pour rester dans son lit et recevoir la communion chez lui.



On apprend que M. de Voltaire, avant sa communion dernière, a prononcé un beau et pathétique discours , où il s’est expliqué catégoriquement sur la foi, et où il a renié toutes ces malheureuses brochures qu’on lui attribue.

(NDLR : Désireux de rentrer en France, Voltaire multipliait depuis plus d'un an les appels du pied à destination de la Cour. Ses efforts demeurèrent vains...)


Juillet 1769.

On vient d'imprimer un petit recueil contenant la réquisition de monsieur de Voltaire à son curé, en date du 30 mars dernier, pour le solliciter de lui donner la communion chez lui, attendu les infirmités de ce seigneur, qui ne lui permettent pas de se rendre à l'église; il fait valoir toutes les autorités de la puissance spirituelle et temporelle, dont il appuie sa demande : une déclaration du malade, en date du 31 mars, qui, sur le point de satisfaire au devoir pascal par les mains du curé rendu chez lui à sa réquisition , fait l'énumération des articles de sa croyance, dont il fait serment ensuite sur son Dieu qu'il tient dans la bouche (…) A la suite de ces différentes pièces est un certificat de plusieurs témoins et habitants de Ferney, qui déposent de la religion, des mœurs et du bien qu'a fait M. de Voltaire dans la paroisse depuis qu'il y est , paroisse qui est dans le meilleur état aujourd'hui, et dont la population est augmentée du double depuis qu'il y réside.

Il était réservé à nos jours, et à un génie aussi original que celui de M. de Voltaire, de donner un pareil spectacle, d'en répandre les détails par l'impression, et de les consigner dans un écrit public pour les faire passer jusques à la postérité la plus reculée. Cet auteur impie, non content d'avoir couvert la religion de tous les ridicules possibles, par des écrits de toutes espèces reproduits sous mille formes différentes, et dont plusieurs se divulguaient encore au moment où il tenait son Dieu dans la bouche, semble avoir voulu y mettre le dernier sceau, par une farce que nos ancêtres plus zélés auraient puni des plus cruels supplices.



  Juillet 1769 :

M. de Bougainville, après avoir présenté au roi, aux princes et aux ministres le sauvage qu'il a ramené de son dernier voyage, se fait un plaisir de le produire chez les particuliers curieux de le voir. Sa figure n'a rien d'extraordinaire, ni en beauté ni en laideur ; il est d'une taille plus grande que petite, d'un teint olivâtre ; ses traits sont bien prononcés et caractérisent un homme de trente ans. Il est fort bien constitué ; il ne manque point d'intelligence ; il s'exprime encore mal en français, et mélange sa  langue avec celle-là. M. de Bougainville prétend connaître environ trois cents mots de la sienne. Ce patagon ( car il veut qu'il soit tel ) se fait très bien à ce pays-ci ; il affecte de ne rien trouver de frappant, et il n'a témoigné aucune émotion à la vue de toutes les beautés du château de Versailles. Il aime beaucoup notre cuisine, boit et mange avec une grande présence d'esprit ; il se grise volontiers ; mais sa grande passion est celle des femmes, auxquelles il se livre indistinctement. Elle est généralement celle de ses compatriotes. M. de Bougainville prétend que, dans le pays où il a pris ce sauvage, un des principaux chef du lieu, hommes et femmes se livrent sans pudeur au péché de la chair ; qu'à la face du ciel et de la terre ils se copulent sur la première natte offerte, d'où il est venu l'idée d'appeler cette île l’île de Cythère, nom qu'elle mérite également par la beauté du climat, du sol, du site, du lieu et de ses productions. Du reste, quand on le pousse de questions sur la position véritable de sa découverte, ce voyageur s'enveloppe mystérieusement et ne se laisse point pénétrer.

 (NDLR : placé sous la protection de Bougainville, Aotourou demeura en France jusqu'en 1770)


  Décembre 1769 :

On a parlé depuis longtemps des mouvements que M. de Voltaire s'était donnés pour faire rendre justice à la famille des Sirven, ces malheureux père et mère, accusés d'être auteurs du meurtre de leur fille, et condamnés comme tels par contumace au parlement de Toulouse. Ils ont eu le courage de se rendre en cette ville, de faire juger la contumace, et ils ont été déclares généralement innocents : on les a remis en liberté et en possession de tous leurs biens, qui avaient été confisqués au profit du Roi par le domaine, suite nécessaire de l'arrêt.

Cet événement, qu'on doit principalement aux soins et aux réclamations de M. de Voltaire, assure de plus en plus à ce poète philosophe une place parmi les bienfaiteurs de l'humanité.

(NDLR : dans son épître à Boileau (1768), Voltaire avait écrit : "du fond de mes déserts aux malheureux propices / pour Sirven opprimé, je demande justice")

à suivre ici
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mardi 22 octobre 2019

Les Mémoires secrets de Bachaumont (7e épisode-année 1768)



Animateur du salon de Madame Doublet, où l’on collectait les informations du jour, Louis de Bachaumont est l’auteur (présumé) des fameux Mémoires secrets, vaste chronique des événements survenus à Paris entre 1762 et 1787.
Ci-dessous quelques nouvelles concernant l'année 1768, marquée par la mort de la reine Marie Leczynska. Il y est toujours question de Rousseau, que ses ennemis parisiens continuent de surveiller.

Bachaumont
 Juin I768

Il est très vrai que Rousseau est ici depuis près d'un an, c’est-à-dire, depuis son retour d'Angleterre. II est sous un nom étranger, et dans le ressort du parlement de Normandie. C'est le prince de Conti qui lui donne un asile à Try. Quand il y vint, malgré la recommandation du prince, ses gens n'eurent pas beaucoup d'égards pour un homme simple, sans mine et qui mangeait avec la gouvernante.

L'inconnu eut la délicatesse de ne point se plaindre, mais il écrivit à son protecteur de ne point trouver mauvais qu'il quittât ce lieu, et de lui permettre de se soustraire à ses bienfaits. Le prince de Conti se douta de ce qu’il en était ;  il arrive chez lui, il arrache son secret à Rousseau, il le fait manger avec lui, assemble sa maison, et menace de toute son indignation dans les termes les plus énergiques celui qui manquera à cet étranger.

Du reste y il paraît faux que ce grand homme fasse imprimer à présent ses mémoires, comme on a dit ; sa gouvernante assure même qu'il a tout brûlé. Il est revenu de la vanité d'auteur : à peine a-t-il une plume et de l'encre chez lui (NDLR : à lire ces lignes, on devine combien ses anciens amis parisiens – Louise d’Epinay, Diderot, Grimm- redoutaient la parution de ces mémoires). Il botanise depuis le matin jusqu'au soir, et forme un herbier considérable ; il a très peu de relations, ne lit rien, aucun papier public, et ne saura peut-être jamais que M. de Voltaire ait fait une épître où il le plaisante.



 Juillet 1768.

Le bruit court que M. Rousseau est sorti de sa retraite de Try et est passé à Lyon, sans qu'on donne d'autres raisons de cette émigration que l'inconstance du personnage (NDLR : Rousseau avait effectivement quitté Trie pour Lyon, avant d’épouser Thérèse à Bourgoin) : on ne sait s'il restera dans cette ville, où il se trouve dans le ressort du parlement de Paris : on présume qu'il y a conservé son nom étranger.




Août 1768.

La Grève n'a point désempli depuis quelque temps, et les supplices de toute espèce se sont succédés sans relâche. Ce spectacle affligeant pour l'humanité a réveillé la question si importante, de savoir si un homme a le droit d'en faite périr un autre ? On discute de nouveau le code criminel ; on en démontre l'absurdité, l'atrocité. On s'étonne que nos magistrats n'aient pas encore porté aux pieds du trône leurs représentations sur cette matière. (NDLR : Le traité de Beccaria, Des délits et des peines, venait d'être traduit par l’abbé Morellet en 1766)

Nos philosophes voudraient qu'on tournât au profit du bien public les bras dont on prive l'état par tant d'exécutions. Ils prétendent avoir résolu toutes les objections que l'on pourrait faire, et nous donner pour exemple de la possibilité de concilier cette indulgence avec la sûreté générale, celui de la feue impératrice de Russie, qui pendant son règne s'était imposé la loi de ne point signer un arrêt de mort ; ils trouvent honteux qu'il nous vienne du nord de pareilles leçons de morale et de législation.

(à suivre ici)
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vendredi 11 octobre 2019

Les Mémoires secrets de Bachaumont (6e épisode-année 1767)


Animateur du salon de Madame Doublet, où l’on collectait les informations du jour, Louis de Bachaumont est l’auteur (présumé) des fameux Mémoires secrets, vaste chronique des événements survenus à Paris entre 1762 et 1787.


Ci-dessous quelques nouvelles concernant l'année 1767. Il y est surtout question de la "mise à mort" de Rousseau dans l'opinion parisienne, savamment orchestrée par Voltaire et ses comparses. 

 
Bachaumont


Mars 1767.  
M. de Voltaire, dans une lettre au chevalier de Pezay , du 6 janvier 1767, rend compte des menées de M. J. J. Rousseau contre lui.
(NDLR : Datée du 5 janvier, cette lettre "semi-publique" de Voltaire circulait dans le Tout-Paris, dès la fin du mois de février

Vous savez que ma mauvaise santé m'avait conduit à Genève auprès de M. Tronchin le médecin, qui alors était ami de M. Rousseau. Je trouvai les environs de cette ville si agréables que j'achetai d'un magistrat, 78000 liv., une maison de campagne, à condition qu'on m'en rendrait 38ooo liv. lorsque je la quitterais. M. Rousseau dès lors conçut le dessein de soulever le peuple de Genève contre les magistrats.

Il écrivit d'abord à M. Tronchin , qu'il ne remettrait jamais les pieds dans Genève , tant que j'y serais. . .

vous connaissez le goût de Mad. Denis, ma nièce , pour les spectacles : elle en donnait dans le château de Tournay et dans celui de Ferney , qui sont sur la frontière de France, et les Genevois y accouraient en foule. Monsieur Rousseau se servit de ce prétexte pour exciter contre moi le parti qui est celui des représentants , et quelques prédicants qu'on nomme ministres. Il ne s'en tint pas là : il suscita plusieurs citoyens ennemis de la magistrature, il les engagea à rendre le conseil de Genève odieux , et à lui faire des reproches de ce qu'il souffrait , malgré la loi, un catholique domicilié sur leur territoire...

M. Tronchin entendit lui-même un citoyen dire, qu'il fallait absolument exécuter ce que M. Rousseau voulait, et me faire sortir de ma maison des Délices, qui est aux portes de Genève....

Je prévis alors les troubles qui s'exciteraient bientôt dans la petite république de Genève. Je résiliai mon bail à vie, des Délices; je reçus 38ooo liv. et, j'en perdis 40000 liv. outre environ 3oooo liv. que j'avais employées à bâtir dans cet enclos.
les Délices, l'"enclos" dont parle Voltaire dans ce courrier


Je ne vous parlerai point des calomnies dont il m'a chargé auprès de Mgr. le prince de Conti et de Mad. la duchesse de Luxembourg. ... Vous pouvez d'ailleurs vous informer de quelle ingratitude il a payé les services de M. Grimm , de M. Helvétius , de M. Diderot. . . .

 Le ministère est aussi instruit de ses projets criminels, que les véritables gens de lettres le sont de tous ses procédés; je vous supplie de remarquer que la fuite continuelle des persécutions qu'il m'a suscitées pendant quatre années, ont été le prix de l'offre que je lui avais faite de lui donner en pur don une maison de campagne, nommée l'Hermitage, que vous avez vu entre Tournay et Ferney....

Que M Dorat juge à présent s'il a eu raison de me confondre avec un homme tel que M. Rousseau , et de regarder comme une querelle de bouffons les offenses personnelles que M. Hume , M. d'Alembert et moi avons été obligés de repousser

 (NDLR : Entre 1755 et 1760, Voltaire connut en effet les pires difficultés pour monter son théâtre privé à Genève. C'est de là, n'en doutons pas, qu'est née sa haine à l'égard de Rousseau. Au demeurant, ce courrier n'est qu'un tissu de mensonges...)



 Juin 1767 
On écrit d'Angleterre en effet, que J. J. Rousseau , après s'être brouillé avec M. Davenport, son hôte, lui a écrit une lettre dans le goût de celle à M. Hume , où il lui dit un éternel adieu, ainsi qu'à la Grande-Bretagne. Il a dû s'embarquer le 22 mai pour revenir en France, ou du moins pour la traverser, et se rendre d'abord à Amiens , où ses amis l'attendent. On assure que sa tête est bien affaiblie, et sa conduite et son silence paraissent le confirmer.

 (NDLR : Bachaumont est une fois encore bien informé des moindres faits et gestes du Genevois. Rousseau venait de débarquer à Calais quelques jours plus tôt, le 22 mai)


Juin 1767
 On écrit d'Amiens que Rousseau s'est rendu dans cette ville, que ses partisans l'y ont accueilli avec tout l'enthousiasme qu'il est capable d'inspirer; que certains même avaient proposé de lui rendre des honneurs publics et de lui offrir les vins de ville : qu'un homme plus sage a représenté de quelle conséquence serait un pareil éclat en faveur d'un accusé , dans les liens des décrets et dans le ressort du même parlement qui l'a décrété. On s'est contenté de le fêtoyer à huis clos, et il s'est rendu à Fleury , où il est chez M. de Mirabeau, l'auteur de l'Ami des Hommes. On continue d'assurer que le moral se ressent chez lui beaucoup du physique, qui est en très mauvais état.
(NDLR : décrété de prise de corps, Rousseau était toujours sous la menace d'une arrestation)



Juillet 1767
J. J. Rousseau n'a passé que huit jours à Amiens, où, comme on l'a dit, il a été fort couru et fort célébré. M. le prince de Conti l'a envoyé chercher à mi-chemin d'Amiens à Paris, et l'on présume qu'il est à présent à l'Isle-Adam : il déclare avoir renoncé à écrire, et paraît ne s'occuper que de botanique.

(NDLR : le prince de Conti lui avait offert l'asile au château de Trie.)

Juillet 1767 
On continue à spéculer sur les étranges opérations de M. J. J. Rousseau : on assure qu'il jouit d'un bien-être très honnête. Il paraît constant qu'outre 1800 liv. de rentes qu'il a, il reçoit, malgré toutes ses réclamations, la pension du roi d'Angleterre , qui est de 2000 livres.
(NDLR : de toute évidence, ses anciens "amis" parisiens continuaient d'alimenter cette rumeur, faisant passer Rousseau pour un tartuffe

(à suivre ici)
 

vendredi 13 septembre 2019

Les Mémoires secrets de Bachaumont (5e épisode-année 1766)


Animateur du salon de Madame Doublet, où l’on collectait les informations du jour, Louis de Bachaumont est l’auteur (présumé) des fameux Mémoires secrets, vaste chronique des événements survenus à Paris entre 1762 et 1787.


Ci-dessous quelques nouvelles concernant l'année 1766. Il y est notamment question de la "mise à mort" de Rousseau dans l'opinion parisienne, mais également du voyage de Mme Geoffrin à Varsovie.


 
Bachaumont

 Mars.

Enfin l'Encyclopédie paraît tout entière ; il y a dix nouveaux volumes. Par un arrangement assez bizarre, le libraire les a fait venir de Hollande, aux environs de Paris, où ils sont imprimé ; et c'est aux souscripteurs à les faire entrer ici à leurs risques , périls et fortune. Il est à présumer cependant que le gouvernement, sans vouloir prêter son autorité à cette publicité, ferme les yeux là-dessus , et que le tout se fait avec son consentement tacite.



Mai.

Mad. Geoffrin est une femme riche de Paris, qui joint à son opulence un grand goût pour les arts. Sa maison est le rendez-vous des savants, des artistes et des hommes fameux dans tous les genres. Les étrangers surtout croiraient n'avoir rien vu en France s'ils ne s'étaient fait présenter chez cette virtuose célèbre. En un mot, c'est elle qu'a voulu autrefois ridiculiser le sieur Palissot dans sa comédie des Philosophes. Il est question aujourd'hui de son voyage en Pologne, et quoique âgée de près de soixante ans, madame Geoffrin est sur le point de se rendre aux sollicitations du monarque.   

(NDLR : avec ce voyage qu'elle avait sollicité auprès de son ami le roi Stanislas, Mme Geoffrin devenait la plus prestigieuse des salonnières parisiennes)

 Mai.

Mad. Geoffrin est partie aujourd'hui (NDLR : le 21 mai) pour Varsovie, au grand regret de ses amis, qui la voient avec peine entreprendre à cet âge un si long voyage. On assure que le Roi de Pologne lui a ménagé une galanterie bien digne d'un monarque délicat ; il lui a fait construire une maison exactement semblable à sa maison de Paris, distribuée et meublée de même : elle croira entrer dans la sienne. (NDLR : j'ignore l'origine de cette rumeur)

 
lecture chez Mme Geoffrin

 Juillet.

 On doit se rappeler que J- J. Rousseau est passé en Angleterre sous les auspices de M. Hume , auteur célèbre de la Grande-Bretagne , et qui y jouit de la réputation la plus flatteuse pour un homme de lettres. On avait imaginé d'abord que l'arrivée de I'ex citoyen de Genève à Londres y ferait sensation , et tout le monde a été trompé sur cette attente. Rousseau s’est retiré à la campagne, où il menait une vie fort ignorée : mais ce à quoi l'on ne s'attendait pas, c'est la lettre qui vient d'être écrite par M. Hume à un homme de ses amis à Paris ( M. le baron d'Holbach). Il n'entre dans aucun détail sur les motifs qui lui donnent lieu de se plaindre du prétendu philosophe Genevois ; mais il marque que c'est un serpent qu'il a porté dans son sein , et un monstre indigne de l'estime des honnêtes gens. On attend avec bien de l'impatience le détail de cette querelle.

 (NDLR : comme on l'a déjà  raconté, le piège venait de se refermer sur le philosophe genevois)



 Juillet.

Si l'on en croit les nouvelles de Londres sur la personne du célèbre Genevois, ses torts sont relatifs à la nature de son caractère , dont l'orgueil et l'amour-propre sont la base. M. Hume, qui l'a conduit en Angleterre, ayant cherché à lui être utile, avait obtenu une pension qui lui assurait un bien-être pour sa vie. M. Hume prétend n'avoir fait des démarches pour obtenir cette grâce, que de l'aveu de M. Rousseau , qui, loin d'en convenir, s'est répandu en invectives sur ce qu'on cherchait à le déshonorer, en lui prêtant une avidité qu'il n'avait pas ; qu'il n'avait besoin des bienfaits de personne ; qu'il n'avait jamais été à charge à qui que ce soit ; qu'il ne prétendait pas qu'on mendiât sous son nom des grâces qu'il dédaignait. M. Hume, justement piqué de ces reproches, a rendu publiques des lettres qui démontrent la fausseté de Rousseau ; ce cynique personnage lui témoignant la reconnaissance des soins qu'il voulait bien se donner pour lui ménager une pension du roi d'Angleterre. Voilà le fond assez bien éclairé de la querelle qui divise ces auteurs, d'après les lettres venues de la Grande-Bretagne.

 (NDLR : entretemps, Rousseau avait découvert que son hôte correspondait régulièrement avec ses anciens amis parisiens)


Août.

Il court trois lettres manuscrites, datées du 6 juillet, sur l'affaire et l'exécution de M. de la Barre, gentilhomme brûlé à Abbeville pour sacrilège. On attribue ces trois épîtres à M. de Voltaire : elles en sont dignes par ce cri de l'humanité qu'il fait entendre partout, et par ce sarcasme fin dont il assaisonne tout ce qu'il dit.  (…)

Le parlement est furieux contre ces lettres, et l'on assure que le premier président en a porté des plaintes au Roi. On y semble rendre compte de tout ce qui s'est passé à Abbeville, ainsi que de la fermeté avec laquelle M. de la Barre a souffert son supplice.

(NDLR : un épisode bien malheureux qu'on a eu l'occasion de commenter


 Septembre.

Par des nouvelles de Varsovie du 16 août 1766, on écrit que Mad. Geoffrin , qui est encore en Pologne, ne pouvant se refuser à l'invitation de l'impératrice de Russie , se dispose à partir pour Pétersbourg.
(NDLR : en fait, elle préparait déjà son voyage de retour)



 Septembre.

Il ne paraît pas qu'on soit parvenu à réunir les esprits de M. Hume et de J. J. Rousseau , quoiqu'on ait fait pour les réconcilier : l'aigreur du dernier a forcé le caractère pacifique de l'autre , et l'on assure qu'ils vont rendre le public juge de leur différend, en faisant imprimer ce qui l'a occasionné. La singularité de Rousseau n'a fait nulle sensation en Angleterre, et ses ouvrages n'y sont pas accueillis avec la même fureur qu'en France. L'énergie de son style, principal mérite de ses ouvrages, ôte beaucoup de leur prix aux gens qui n'entendent pas parfaitement notre langue...

 
Rousseau et Hume

 Octobre.

On vient enfin de publier l'exposé de la contestation qui s'est élevée entre M. Hume et M. Rousseau, avec les pièces justificatives. Cette brochure de plus de cent pages ne Iaisse aucun doute sur le fond de la guerre. Il paraît que la première cause est la lettre supposée du roi de Prusse à Rousseau, écrite et avouée par M. Horace Walpole, imprimée dans tous les journaux, et particulièrement clans les papiers anglais. M. Rousseau , d'un caractère inquiet et peu commun par sa bizarrerie, a cru voir l'auteur de cette plaisanterie dans la personne de M. Hume , et dès lors l'a regardé comme un traître et le plus méchant des hommes. II lui a écrit dans cette idée avec toute la chaleur qu'on connaît au Démosthène moderne. Vainement M. Hume lui a opposé le sang-froid que donne la défense d'une bonne cause, et cherché à la ramener par la douceur et les bons procédés : M. Rousseau n'y a répondu que par une réponse encore plus outrageante ; il a forcé le caractère de M. Hume et celui-ci s'est cru obligé de rendre publique la nature de ses liaisons avec Rousseau, les motifs qui l'ont porté à l'obliger, et l'injustice, pour ne rien dire de plus, de J. J. Rousseau.

(NDLR : c'est le 21 juillet, chez Julie de Lespinasse, que s'est déroulé le fameux "conseil de guerre" destiné à discréditer Rousseau. Il réunissait notamment d'Alembert, Turgot, Marmontel et Morellet)


 Octobre.

L'exposé succinct publié par M. Hume contre Jean-Jacques Rousseau, n'a pas le suffrage général. On reproche à M. Hume de n'avoir pas conservé le noble dédain qu'il avait témoigné d'abord, et qu'une âme plus philosophique eût montré jusqu'au bout. On y lit des reproches sur des objets de reconnaissance qu'il eût été plus honnête de taire. M. d'Alembert y figure par une lettre de sa façon, qui lui fait honneur. Rousseau l'inculpait dans cette querelle comme un des coopérateurs de la lettre. Il se justifie, ou plutôt il s'explique avec tout le flegme du vrai philosophe. La lettre de M. Walpole est ce qu'il y a de plus remarquable pour la fierté, et peut-être l'insolence avec laquelle il traite Rousseau
(NDLR : Le fourbe d'Alembert s'inquiétera de voir son nom associé à cette histoire)



 Novembre.

Madame Geoffrin, cette femme rare , dont on a eu occasion de parler lors de son voyage en Pologne, est de retour depuis quelques jours à Paris. En passant par Vienne, elle a reçu de la part de l'impératrice reine et de l'empereur toutes les marques de bonté, auxquelles des particuliers ne doivent point s'attendre. On y a fait trêve d'étiquette, et elle a eu l'honneur de voir ces têtes couronnées avec les distinctions les plus flatteuses. Quant au roi de Pologne, le motif et l'objet de ce voyage, on ne peut rendre jusqu'où ce monarque a porté les attentions et les petits soins.



 Décembre.

La protection que l'impératrice de Russie accorde aux lettres et aux gens qui les cultivent, n'est point une protection stérile; elle s'étend jusques sur ceux mêmes qui ne sont pas nés ses sujets. On a vu avec quelle générosité elle saisit, il y a quelque temps, la circonstance où M. Diderot s'est trouvé forcé, par des raisons domestiques, à faire le sacrifice de fa bibliothèque : aujourd'hui ayant appris qu'on avait négligé de lui payer la pension qu'elle y a attachée , elle a ordonné que pour prévenir désormais cet obstacle, il lui fût payé 6o années d'avance, ce qui fait un objet de 25000 livres.
(NDLR : joli coup double de l'impératrice ! Tout en adressant un pied-de-nez au roi de France, elle s'assurait ainsi l'opinion de l'intelligentsia parisienne. Lors de l'affaire Rulhière, Diderot saura lui renvoyer l'ascenseur...)

A suivre ici
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