Animateur du salon de
Madame Doublet, où l’on collectait les informations du jour, Louis de
Bachaumont est l’auteur (présumé) des fameux Mémoires secrets, vaste chronique des événements survenus à Paris entre
1762 et 1787.
En cette année 1770, on retiendra le retour sur le devant de la scène des deux frères ennemis, Voltaire et Rousseau.
Quant à la catastrophe survenue le 30 mai, elle préfigurait le funeste destin de la jeune reine qu'on célébrait ce soir-là.
Avril 1770.
II y a une grande fermentation parmi
les gens de lettres à l'occasion du projet singulier de quelques enthousiastes
de M. de Voltaire, qui ont proposé de faire ériger une statue à ce grand poète
dans la salle nouvelle de comédie française, qu'il est question de construire,
sans que l'emplacement en soit encore arrêté. Ils ont cru que le monument dont
on a parlé, serait placé là mieux qu'ailleurs, puisque ce lieu est le principal
théâtre de sa gloire. Ils ont toujours commandé à compte la statue au sieur
Pigalle. Elle sera en marbre, et l'on prétend que le marché est conclu à dix
mille francs. On veut que cela se fasse par une souscription, ouverte seulement
aux gens de lettres. C'est M. d'Alembert qui est chargé de recueillir l'argent.
On ne doute pas que la somme ne soit bientôt complète.
(…) La clause de n'admettre
à la souscription que des gens de lettres Français, est si expresse, que les
particuliers même à la table desquels, dans la gaieté d'un champagne riant, ces
messieurs ont proposé cette heureuse idée, ont l'humiliation de ne pouvoir en
être, faute d'avoir quelque ouvrage, bon ou mauvais, à produire ; car on n'est
pas difficile sur la qualité ni sur la quantité. Et il y a été arrêté que tous
les membres de l'académie française seraient tenus pour bons, quoique plusieurs
n'eussent fait que d'assez mauvais discours de réception. Pigalle, de son côté
, s'anime et s'évertue pour produire un chef-d'œuvre digne du héros littérateur
qu'il est chargé transmettre à la postérité, et dont il espère à son tour être
célébré dans quelque épître. II assure que si l'exécution répond à ses désirs,
il se regardera comme le plus heureux des artistes ; mais que si l'ouvrage ne
répond pas au chef - d'œuvre qu'il imagine, il en mourra de douleur.
Mai 1770.
Voici exactement le portrait de Mad. la Dauphine. Cette
princesse est d'une taille proportionnée à son âge, maigre, sans être
décharnée, et telle que l'est une jeune personne qui n'est pas encore formée.
Elle est très bien faite, bien proportionnée dans tous ses membres. Ses cheveux
sont d'un beau blond ; on juge qu'ils seront un jour d'un châtain cendré : ils
sont bien plantés. Elle a le front beau, la forme du visage d'un ovale beau,
mais un peu allongé : les sourcils aussi bien fournis qu'une blonde peut les avoir.
Ses yeux sont bleus, sans être fades , et jouent avec une vivacité pleine
d'esprit. Son nez est aquilin, un peu affilé par le bout : sa bouche est petite
; ses lèvres sont épaisses, sur-tout l’inférieure, qu'on sait être la lèvre
autrichienne. La blancheur de son teint est éblouissante et elle a des couleurs
naturelles qui peuvent la dispenser de mettre du rouge. Son port est celui
d'une archiduchesse ; mais sa dignité est tempérée par sa douceur : il est
difficile, en voyant cette princesse, de se refuser à un respect mêlé de
tendresse.
Mai 1770.
Les préparatifs du feu qui doit se tirer aujourd'hui, ont
attiré quantité de curieux. Ils annoncent
quelque chose de plus marqué que celui de Versailles, et dans son plan,
beaucoup moins étendu, on saisit un ensemble qui, dans l'autre, échappait aux
spectateurs. La principale
décoration représente le Temple de l'Hymen, précédé d'une magnifique colonnade, dont les gens qui veulent
tout critiquer ont trouvé les proportions, manquées. Ce temple est adossé à la
statue de Louis XV. (…)
Le feu d'artifice tiré hier à la place de Louis XV (Aujourd'hui place de la Concorde) a eu les suites les plus funestes.
Outre la mauvaise exécution, un accident causé par une fusée qui est
tombée dans le corps de réserve
d'artifice dont on a parlé, a fait partir le bouquet au milieu de la fête et a enflammé
toute la décoration, ce qui a rendu ce spectacle fort médiocre. Le sieur
Ruggieri n'a pas profité des fautes de son antagoniste Torré, et n'a pas les
mêmes excuses. Outre que son plan était beaucoup moins combiné que celui de
l'autre, et n'exigeait pas la même étendue de génie, c'est qu'il n'avait pas
éprouvé les mêmes contrariétés de la part du temps, et le ciel l'avait favorisé
entièrement. L'accident survenu au bastion a été fort long, et comme on ne donnait aucun secours au
feu, bien des gens se sont imaginé
que cet incendie était un nouveau
genre de spectacle, qui en effet présentait un très beau coup d'oeil, et
éclairait magnifiquement la place, pendant qu'on formait l'illumination. Mais pendant ce temps il se passait une scène infiniment plus
tragique. La place n'ayant, à
proprement parler, qu'un débouché dans cette partie du côté de la ville, et la foule s'y portant,
indépendamment des voitures qui venaient prendre ceux qui avaient été invités aux loges du
gouverneur et de la Ville, pratiquées dans les bâtiments neufs, un fossé, qu'on n'avait point comblé, et qui s'est trouvé au passage de quantité de gens poussés par derrière les a
fait trébucher ; ce qui a occasionné des cris et un effroi général. Trop peu de gardes ne pouvant suffire à
contenir la presse ont été obligés
de succomber, ou de se retirer ;
des filous, sans doute, augmentant le tumulte pour mieux faire leurs
coups ; des gens oppressés mettant
l’épée à la main pour se faire jour, ont occasionné une boucherie effroyable, qui a duré
jusqu'à ce qu'un renfort puissant du guet ait rétabli l’ordre. On a
commencé par emporter les blessés
comme on a pu, et ce spectacle
était plutôt l'idée d'une ville assiégée que d'une fête de mariage. Quant aux cadavres, on les a
déposés dans le cimetière de la
Madeleine, et l'on y en compte aujourd'hui cent trente-trois (Dans son Tableau de Paris, Mercier fait état de 1200 morts). Pour les
estropiés, on n'en sait pas la quantité. M. le comte d'Argental, envoyé de
Parme, a eu l'épaule démise ; et M. l'abbé de Baze, aussi ministre étranger, a été renversé et
horriblement froissé et meurtri.
Juin 1770.
Le fameux J.-J. Rousseau s'ennuie vraisemblablement de son obscurité, et de ne plus
entendre parler de lui. Il a
quitté le Dauphiné, et l'on prétend qu'il est aujourd'hui dans un petit village
non loin d'ici, qu'on appelle La Frète, où l'on assure qu'il catéchise et se
forme un petit auditoire. On prétend qu'il ne tardera pas à se rendre à Paris, et qu'il pourrait bien
avoir la folie de vouloir faire
juger son décret par le Parlement, tentative dangereuse et dont ses amis espèrent le détourner.
( En fait, Rousseau était arrivé à Paris fin mai et logeait à ce moment-là rue Plâtrière, à l'Hôtel du Saint-Esprit)
Juillet 1770.
J.-J. Rousseau, las de son
obscurité et de ne plus occuper le
public, s'est rendu dans cette capitale, et s'est présenté, il y a quelques
jours, au café de la Régence, où il s'est bientôt attroupé un monde considérable.
Notre philosophe cynique a soutenu ce petit triomphe avec une grande modestie. Il n'a pas paru
effarouché de la multitude de spectateurs, et a mis beaucoup d'aménité dans sa
conversation, contre sa coutume.
Il n'est plus habillé en Arménien ; il est vêtu comme tout le monde,
proprement, mais simplement. On assure
qu'il travaille à nous donner un Dictionnaire de Botanique. La publicité
que s'est donnée l'auteur d’Emile est d'autant plus extraordinaire, qu'il est
toujours dans les liens d'un
décret de prise de corps à l'occasion de ce livre, et que, dans le cas même où
il aurait parole de M. le
procureur général de n'être pas inquiété, comme on l'assure, il ne faut qu'un membre de la compagnie de mauvaise
humeur pour le dénoncer au Parlement, s'il ne garde pas plus de réserve dans l’incognito qu'il doit toujours
conserver ici.
(à suivre)
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