Paru sur le site nonfiction.fr, l'article qui suit analyse le propos d'Eric Zemmour sur les Lumières.
Les Lumières au cœur du projet
zemmourien
En 2018, les éditions Albin
Michel gratifiaient le public francophone d’une nouvelle publication d’Éric
Zemmour à vocation historique, Destin
français, écoulée à 100 000 exemplaires en quelques semaines. Loin de
constituer un événement intellectuel, l’ouvrage a bénéficié d’une visibilité
considérable en raison des polémiques qui émaillèrent ses opérations de
promotion, à commencer par le procès intenté sur C8 par le journaliste du
Figaro au prénom de la chroniqueuse Hapsatou Sy, auquel il aurait jugé opportun
de substituer celui de « Corinne », au nom d’une certaine idée de l’identité
française. Obsédés par les perspectives de buzz, la presse et les plateaux
télévisés s’emparèrent de l’affaire, plaçant Zemmour au cœur de l’actualité
politique – à tel point que même Cyril Hanouna lança le débat : « Faut-il encore inviter Éric Zemmour ? »
–, occultant une fois encore le caractère systématique de son discours, réduit
à une série de « dérapages », et écartant du débat la portée politique et
intellectuelle de ses écrits eux-mêmes. Les réactions historiennes et
journalistiques ont pourtant été légion et ont parfaitement épousé les contours
de l’espace politico-médiatique, en opposant les relectures critiques de
Médiapart et Libération à l’accueil favorable du Point, de Valeurs actuelles,
Riposte Laïque ou de la revue
Éléments. Une omniprésence médiatique dont on remarquera, non sans ironie,
à quel point elle contraste avec les postures victimaires des vulgarisateurs
traditionalistes, lesquels persistent à mettre en scène leur exclusion d’un
espace intellectuel et médiatique supposément dominé par des « intellectuels de gauche » et autres « historiens professionnels », dont la
lubie serait de clouer au pilori la sainte et glorieuse histoire de France…
Dans ces conditions, à quoi
servirait-il donc de produire, dans le cadre de notre projet Échos des
Lumières, une énième critique des interprétations d’Éric Zemmour, centrée en
l’occurrence sur sa lecture du XVIIIème siècle, tant il est évident que
celle-ci se fourvoie dans les méandres de la mauvaise foi intellectuelle et de
l’imposture méthodologique, et tant les « arguments » de ses brûlots
pseudo-historiques ont été maintes fois démantelés, sans grande difficulté
d’ailleurs ? (...) Il nous apparaît cependant que sa lecture du
siècle des Lumières joue en définitive un rôle fondamental et structurant au
sein de sa pensée du monde et de l’histoire, ainsi que l’affirme le polémiste
lui‑même
dans Destin français, en un manifeste des plus anachroniques postulant une
identité parfaite entre les questions politiques soulevées au siècle des
Lumières et nos préoccupations contemporaines :
« Mondialisation et nation,
ouverture et repli, universalisme et préférence nationale, cosmopolitisme et
patriotisme, libre-échange et protectionnisme, Europe et souveraineté
nationale, xénophobie et xénophilie, tous ces thèmes qui nous agitent et nous
déchirent aujourd’hui ont agité et déchiré Voltaire et Rousseau hier. Dans les
mêmes termes, dans les mêmes contextes que nous ».
Cet article ambitionne donc moins
de procéder à un fastidieux fact‑checking des chapitres de Destin français consacrés au XVIIIème
siècle, qu’à saisir l’inscription de Zemmour dans la tradition intellectuelle
des anti-Lumières. Contemporain de l’avènement même des Lumières, ce mouvement
a fait l’objet d’amples études historiques, qui s’attachèrent dans un premier
temps – avec Zeev Sternhell et Darrin McMahon – à retracer ses ramifications
politiques du XVIIIème siècle au début du XXème siècle, au risque d’une forme
de réification du concept, puis dans un second temps à affiner, comme le firent
Jean-Luc Chappey et Didier Masseau, l’analyse de cette nébuleuse aux profils
mouvants selon les espaces et les époques, mais ayant en partage le projet
d’une « contre-modernité » ou d’une « autre modernité », fondée sur la critique
du rationalisme, le rejet du cosmopolitisme, des droits naturels et de
l’autonomie de l’individu, mais aussi sur la sacralisation de la tradition et
des origines, en réaction au culte du progrès.
Zemmour et les intellectuels
Dans la France de l’entre-deux-guerres,
de puissantes entreprises éditoriales reprirent le flambeau du travail de
déconstruction des Lumières opéré sans discontinuer, tout au long du XIXème
siècle, depuis Edmund Burke jusqu’à Hippolyte Taine. La question des
intellectuels, à l’ordre du jour depuis l’affaire Dreyfus, et celle du
rationalisme (particulièrement d’actualité dans un espace hanté par l’absurdité
de la récente boucherie mondiale), fournirent l’un des matériaux structurants
de cette pensée, qui rencontra rapidement, ainsi que l’a démontré la belle
thèse d’Isabelle Gouarné, une contre-offensive de la part de philosophes et
historiens, marxistes ou socialisants, voués à la revalorisation de l’héritage
rationaliste français, de Descartes à la Révolution.
La pensée zemmourienne plonge
directement ses racines dans l’anti-rationalisme complotiste de l’Action
française d’alors. Comme elle, l’essayiste s’approprie les thèses d’Augustin
Cochin, dont les travaux des années 1910-1920 voyaient dans la philosophie des
Lumières le produit de « sociétés de pensée », autrement dit d’une clique
d’individus actifs à l’échelle du pays tout entier, dans les académies de
province, les sociétés patriotes, les cercles de lecture et autres loges
maçonniques : là, selon Cochin, se déployait une sociabilité démocratique
exclusive, prompte à l’ostracisme de toute altérité intellectuelle, et dont les
conséquences ultimes ne pouvaient aboutir qu’à la destruction de l’ancien ordre
du monde au profit d’une Révolution honnie – en elle-même et en tant que prélude
au communisme.
l'historien catholique A. Cochin |
S’inscrivant délibérément et explicitement dans le mouvement
contemporain de remise au goût du jour des thèses de Cochin, qui fournirent au
début du siècle le soubassement nécessaire aux attaques de l’Action française
contre l’héritage révolutionnaire et constituent aujourd’hui la matrice de
toutes ses relectures d’extrême-droite, Zemmour dénonce ainsi l’action
souterraine de cette « secte philosophique », véritable « meute » animant « un
débat intellectuel biaisé d’où les adversaires de la “philosophie” sont
ostracisés ou ridiculisés ». Une fois encore perce, en filigrane de cette
relecture, l’idée d’une hégémonie culturelle et politique des courants de
pensée progressistes et humanistes, auxquels il conviendrait – hier comme
aujourd’hui – d’opposer les forces de la réaction.
Car ce sont bel et bien les
ferments progressistes de ces « intellectuels avant l’heure » qui suscitent
l’ire de l’essayiste, ainsi que le révèle en particulier sa relecture de
Voltaire, pleinement ancrée dans la pensée des anti-Lumières du XVIIIème
siècle. En dépeignant Voltaire comme « le père des générations successives de
destructeurs, “déconstructeurs”, nihilistes, amoureux insatiables de la table
rase », contre la primauté de la tradition, Zemmour ne fait que reproduire un
tableau déjà amplement présent chez Johann Gottfried von Herder en 1774 dans
Une autre philosophie de l’histoire, manifeste vigoureux, après celui de Vico,
contre la rationalité et l’universalisme des Lumières. Dans ce pamphlet au
style apocalyptique, hanté par le spectre de la décadence, à l’instar des
essais de Zemmour, Herder propose de pénétrer les secrets et les mystères de
l’histoire en fustigeant l’esprit de son temps, méprisant à l’égard du passé :
« on raille et salit les mœurs de tous les peuples et de tous les temps »,
tandis que cette « philosophie languissante, myope, pleine de mépris pour tout,
ne se [complait] qu’en elle-même, bonne à rien ». Comme chez Zemmour, Voltaire
se présente sous les traits du philosophe à abattre, dont il convient
parallèlement de liquider l’héritage philosophique. Incarnation du
rationalisme, de l’esprit critique, du cosmopolitisme et, comble du comble, de
l’athéisme, François-Marie Arouet est au moins autant l’inspirateur d’une
modernité détestée que le moteur de la décadence française. Herder et Zemmour
partagent donc la même obsession du déclin inéluctable de l’Occident, obnubilés
par la mort imminente de la civilisation européenne et l’avènement d’un monde
dont les croyances seraient fondées sur la raison, la science et l’universalité
des droits de l’homme (dans la lignée de Joseph de Maistre, Zemmour n’hésite
d’ailleurs pas à s’élever contre l’idée que « l’homme est partout le même, il a
donc les mêmes droits partout »). Cet antirationalisme fondamental se donne à
lire de manière plus explicite encore dans le passage suivant :
« Enfin vint Voltaire. Ou plutôt
l’esprit scientifique du monde revisité par Voltaire. Descartes et Newton
apportés, transcendés, simplifiés, épurés par Voltaire. La raison, sacralisée
par la science, corrode tout, mine tout, détruit tout. La tradition est
balayée. Le dogme religieux ne s’en remettra pas. La monarchie suivra ».
Enfin, si Zemmour réserve à
l’auteur de Candide ses piques les plus virulentes, c’est qu’il voit en lui
l’indigne représentant en terre française d’une philosophie allogène, le
thuriféraire et le « grand importateur des “idées anglaises” », à la fois
xénophile et adulateur du libéralisme politique et économique. Contre le projet
d’une société multiculturelle accusée de dissoudre l’identité des individus,
Zemmour consacre ainsi la prééminence de la communauté culturelle et nationale.
Cet écrasement biographique du
passé sur le présent par Éric Zemmour n’est pas un procédé neuf pour la
nébuleuse des anti-Lumières : le déclin actuel ainsi prophétisé ne peut
s’expliquer que par des signaux historiques qu’il convient de traquer et
d’exposer. Et, déjà en 1928, un autre best-seller de la plume
contre-révolutionnaire, La Révolution française de Pierre Gaxotte, prenait pour
cible les philosophes. L’objectif de Gaxotte, disciple de Charles Maurras, dont
il fut le secrétaire nocturne au début des années 1920, était de proposer un
ouvrage destiné au grand public conservateur qui fît de la Révolution une
affaire de personnes et de complot en vue de détruire l’édifice millénaire de
la monarchie. L’Ancien Régime représentait effectivement à ses yeux « un ordre
ancien et vivant », pour reprendre une expression de Robert Brasillach dans un
article laudateur de janvier 1939 consacré à l’œuvre de Pierre Gaxotte :
« La France d’avant la Révolution
n’était point malheureuse. Elle avait sujet de se plaindre, non de se révolter.
Des deux grands problèmes qui s’imposaient à son attention : l’abolition des
vestiges de la féodalité et la réforme financière, aucun n’aurait été
insoluble, si une crise intellectuelle et morale n’avait atteint l’âme
française jusqu’en ses profondeurs ».
Et cette crise, bien entendu,
devait être imputée aux philosophes, attaqués avec violence autant que moqués,
avec cette rouerie du pamphlétaire que Gaxotte partage avec Zemmour :
« Voltaire avait le génie de la
vulgarisation, mais son laboratoire de Cirey n’était qu’une fantaisie de Mme du
Châtelet. Les expériences de Montesquieu font sourire… quant à Diderot et à
Rousseau, le premier n’était qu’un autodidacte et le second savait fort peu de
choses ».
Assénées de manière péremptoire,
et destinées à un public plutôt favorable à cette critique des Lumières, ces
affirmations avaient pour but de délégitimer par leur piètre caractère les
philosophes qui ont précédé la Révolution. Pierre Gaxotte comme Zemmour, son
lointain successeur, se conçoivent comme des témoins de moralité dans un
tribunal de l’Histoire dont ils seraient aussi les juges. L’un et l’autre, enfin,
cherchent à traquer dans les Lumières les raisons des crises qu’ils ressentent
dans leur présent. Pour Pierre Gaxotte, La Révolution française était un moyen
d’alerter sur le risque de contagion révolutionnaire venu d’URSS – un auteur
parmi d’autres de la nébuleuse anticommuniste qui prospéra éditorialement dans
les années 1920 et 1930 –, et dont 1789 constituait un dangereux précédent.
Dans l’un et l’autre cas, une minorité active et prête à tout était suspectée
de comploter contre l’ordre européen au nom d’une mystique révolutionnaire
globale, décrite avec angoisse et gourmandise. Dans le cas de Zemmour, ce sont
ainsi les Lumières qui initient le « déclin français », son obsession, et
préparent la mise à bas du « Temps de la grandeur », titre de la deuxième
partie de son livre qui va de Richelieu à Napoléon. Il ne fait donc aucun doute
que, de Cochin à Gaxotte (sans même parler de Jacques Bainville, cité huit fois
dans Destin français), le dernier opus d’Éric Zemmour se trouve innervé, sans
s’y limiter, par la tradition historique d’Action française.
(à suivre ici)
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