jeudi 5 décembre 2019

Eric Zemmour et les Lumières (1)


Paru sur le site nonfiction.fr, l'article qui suit analyse le propos d'Eric Zemmour sur les Lumières.


Les Lumières au cœur du projet zemmourien



En 2018, les éditions Albin Michel gratifiaient le public francophone d’une nouvelle publication d’Éric Zemmour à vocation historique, Destin français, écoulée à 100 000 exemplaires en quelques semaines. Loin de constituer un événement intellectuel, l’ouvrage a bénéficié d’une visibilité considérable en raison des polémiques qui émaillèrent ses opérations de promotion, à commencer par le procès intenté sur C8 par le journaliste du Figaro au prénom de la chroniqueuse Hapsatou Sy, auquel il aurait jugé opportun de substituer celui de « Corinne », au nom d’une certaine idée de l’identité française. Obsédés par les perspectives de buzz, la presse et les plateaux télévisés s’emparèrent de l’affaire, plaçant Zemmour au cœur de l’actualité politique – à tel point que même Cyril Hanouna lança le débat : « Faut-il encore inviter Éric Zemmour ? » –, occultant une fois encore le caractère systématique de son discours, réduit à une série de « dérapages », et écartant du débat la portée politique et intellectuelle de ses écrits eux-mêmes. Les réactions historiennes et journalistiques ont pourtant été légion et ont parfaitement épousé les contours de l’espace politico-médiatique, en opposant les relectures critiques de Médiapart et Libération à l’accueil favorable du Point, de Valeurs actuelles, Riposte Laïque ou de la revue Éléments. Une omniprésence médiatique dont on remarquera, non sans ironie, à quel point elle contraste avec les postures victimaires des vulgarisateurs traditionalistes, lesquels persistent à mettre en scène leur exclusion d’un espace intellectuel et médiatique supposément dominé par des « intellectuels de gauche » et autres « historiens professionnels », dont la lubie serait de clouer au pilori la sainte et glorieuse histoire de France…



Dans ces conditions, à quoi servirait-il donc de produire, dans le cadre de notre projet Échos des Lumières, une énième critique des interprétations d’Éric Zemmour, centrée en l’occurrence sur sa lecture du XVIIIème siècle, tant il est évident que celle-ci se fourvoie dans les méandres de la mauvaise foi intellectuelle et de l’imposture méthodologique, et tant les « arguments » de ses brûlots pseudo-historiques ont été maintes fois démantelés, sans grande difficulté d’ailleurs ? (...) Il nous apparaît cependant que sa lecture du siècle des Lumières joue en définitive un rôle fondamental et structurant au sein de sa pensée du monde et de l’histoire, ainsi que l’affirme le polémiste luimême dans Destin français, en un manifeste des plus anachroniques postulant une identité parfaite entre les questions politiques soulevées au siècle des Lumières et nos préoccupations contemporaines :



« Mondialisation et nation, ouverture et repli, universalisme et préférence nationale, cosmopolitisme et patriotisme, libre-échange et protectionnisme, Europe et souveraineté nationale, xénophobie et xénophilie, tous ces thèmes qui nous agitent et nous déchirent aujourd’hui ont agité et déchiré Voltaire et Rousseau hier. Dans les mêmes termes, dans les mêmes contextes que nous ».




Cet article ambitionne donc moins de procéder à un fastidieux factchecking des chapitres de Destin français consacrés au XVIIIème siècle, qu’à saisir l’inscription de Zemmour dans la tradition intellectuelle des anti-Lumières. Contemporain de l’avènement même des Lumières, ce mouvement a fait l’objet d’amples études historiques, qui s’attachèrent dans un premier temps – avec Zeev Sternhell et Darrin McMahon – à retracer ses ramifications politiques du XVIIIème siècle au début du XXème siècle, au risque d’une forme de réification du concept, puis dans un second temps à affiner, comme le firent Jean-Luc Chappey et Didier Masseau, l’analyse de cette nébuleuse aux profils mouvants selon les espaces et les époques, mais ayant en partage le projet d’une « contre-modernité » ou d’une « autre modernité », fondée sur la critique du rationalisme, le rejet du cosmopolitisme, des droits naturels et de l’autonomie de l’individu, mais aussi sur la sacralisation de la tradition et des origines, en réaction au culte du progrès.




Zemmour et les intellectuels



Dans la France de l’entre-deux-guerres, de puissantes entreprises éditoriales reprirent le flambeau du travail de déconstruction des Lumières opéré sans discontinuer, tout au long du XIXème siècle, depuis Edmund Burke jusqu’à Hippolyte Taine. La question des intellectuels, à l’ordre du jour depuis l’affaire Dreyfus, et celle du rationalisme (particulièrement d’actualité dans un espace hanté par l’absurdité de la récente boucherie mondiale), fournirent l’un des matériaux structurants de cette pensée, qui rencontra rapidement, ainsi que l’a démontré la belle thèse d’Isabelle Gouarné, une contre-offensive de la part de philosophes et historiens, marxistes ou socialisants, voués à la revalorisation de l’héritage rationaliste français, de Descartes à la Révolution.



La pensée zemmourienne plonge directement ses racines dans l’anti-rationalisme complotiste de l’Action française d’alors. Comme elle, l’essayiste s’approprie les thèses d’Augustin Cochin, dont les travaux des années 1910-1920 voyaient dans la philosophie des Lumières le produit de « sociétés de pensée », autrement dit d’une clique d’individus actifs à l’échelle du pays tout entier, dans les académies de province, les sociétés patriotes, les cercles de lecture et autres loges maçonniques : là, selon Cochin, se déployait une sociabilité démocratique exclusive, prompte à l’ostracisme de toute altérité intellectuelle, et dont les conséquences ultimes ne pouvaient aboutir qu’à la destruction de l’ancien ordre du monde au profit d’une Révolution honnie – en elle-même et en tant que prélude au communisme. 
l'historien catholique A. Cochin
S’inscrivant délibérément et explicitement dans le mouvement contemporain de remise au goût du jour des thèses de Cochin, qui fournirent au début du siècle le soubassement nécessaire aux attaques de l’Action française contre l’héritage révolutionnaire et constituent aujourd’hui la matrice de toutes ses relectures d’extrême-droite, Zemmour dénonce ainsi l’action souterraine de cette « secte philosophique », véritable « meute » animant « un débat intellectuel biaisé d’où les adversaires de la “philosophie” sont ostracisés ou ridiculisés ». Une fois encore perce, en filigrane de cette relecture, l’idée d’une hégémonie culturelle et politique des courants de pensée progressistes et humanistes, auxquels il conviendrait – hier comme aujourd’hui – d’opposer les forces de la réaction.

 
le logo d'A.F

Car ce sont bel et bien les ferments progressistes de ces « intellectuels avant l’heure » qui suscitent l’ire de l’essayiste, ainsi que le révèle en particulier sa relecture de Voltaire, pleinement ancrée dans la pensée des anti-Lumières du XVIIIème siècle. En dépeignant Voltaire comme « le père des générations successives de destructeurs, “déconstructeurs”, nihilistes, amoureux insatiables de la table rase », contre la primauté de la tradition, Zemmour ne fait que reproduire un tableau déjà amplement présent chez Johann Gottfried von Herder en 1774 dans Une autre philosophie de l’histoire, manifeste vigoureux, après celui de Vico, contre la rationalité et l’universalisme des Lumières. Dans ce pamphlet au style apocalyptique, hanté par le spectre de la décadence, à l’instar des essais de Zemmour, Herder propose de pénétrer les secrets et les mystères de l’histoire en fustigeant l’esprit de son temps, méprisant à l’égard du passé : « on raille et salit les mœurs de tous les peuples et de tous les temps », tandis que cette « philosophie languissante, myope, pleine de mépris pour tout, ne se [complait] qu’en elle-même, bonne à rien ». Comme chez Zemmour, Voltaire se présente sous les traits du philosophe à abattre, dont il convient parallèlement de liquider l’héritage philosophique. Incarnation du rationalisme, de l’esprit critique, du cosmopolitisme et, comble du comble, de l’athéisme, François-Marie Arouet est au moins autant l’inspirateur d’une modernité détestée que le moteur de la décadence française. Herder et Zemmour partagent donc la même obsession du déclin inéluctable de l’Occident, obnubilés par la mort imminente de la civilisation européenne et l’avènement d’un monde dont les croyances seraient fondées sur la raison, la science et l’universalité des droits de l’homme (dans la lignée de Joseph de Maistre, Zemmour n’hésite d’ailleurs pas à s’élever contre l’idée que « l’homme est partout le même, il a donc les mêmes droits partout »). Cet antirationalisme fondamental se donne à lire de manière plus explicite encore dans le passage suivant :



« Enfin vint Voltaire. Ou plutôt l’esprit scientifique du monde revisité par Voltaire. Descartes et Newton apportés, transcendés, simplifiés, épurés par Voltaire. La raison, sacralisée par la science, corrode tout, mine tout, détruit tout. La tradition est balayée. Le dogme religieux ne s’en remettra pas. La monarchie suivra ».



Enfin, si Zemmour réserve à l’auteur de Candide ses piques les plus virulentes, c’est qu’il voit en lui l’indigne représentant en terre française d’une philosophie allogène, le thuriféraire et le « grand importateur des “idées anglaises” », à la fois xénophile et adulateur du libéralisme politique et économique. Contre le projet d’une société multiculturelle accusée de dissoudre l’identité des individus, Zemmour consacre ainsi la prééminence de la communauté culturelle et nationale.



Cet écrasement biographique du passé sur le présent par Éric Zemmour n’est pas un procédé neuf pour la nébuleuse des anti-Lumières : le déclin actuel ainsi prophétisé ne peut s’expliquer que par des signaux historiques qu’il convient de traquer et d’exposer. Et, déjà en 1928, un autre best-seller de la plume contre-révolutionnaire, La Révolution française de Pierre Gaxotte, prenait pour cible les philosophes. L’objectif de Gaxotte, disciple de Charles Maurras, dont il fut le secrétaire nocturne au début des années 1920, était de proposer un ouvrage destiné au grand public conservateur qui fît de la Révolution une affaire de personnes et de complot en vue de détruire l’édifice millénaire de la monarchie. L’Ancien Régime représentait effectivement à ses yeux « un ordre ancien et vivant », pour reprendre une expression de Robert Brasillach dans un article laudateur de janvier 1939 consacré à l’œuvre de Pierre Gaxotte :



« La France d’avant la Révolution n’était point malheureuse. Elle avait sujet de se plaindre, non de se révolter. Des deux grands problèmes qui s’imposaient à son attention : l’abolition des vestiges de la féodalité et la réforme financière, aucun n’aurait été insoluble, si une crise intellectuelle et morale n’avait atteint l’âme française jusqu’en ses profondeurs ».

 
l'historien Pierre Gaxotte

Et cette crise, bien entendu, devait être imputée aux philosophes, attaqués avec violence autant que moqués, avec cette rouerie du pamphlétaire que Gaxotte partage avec Zemmour :



« Voltaire avait le génie de la vulgarisation, mais son laboratoire de Cirey n’était qu’une fantaisie de Mme du Châtelet. Les expériences de Montesquieu font sourire… quant à Diderot et à Rousseau, le premier n’était qu’un autodidacte et le second savait fort peu de choses ».



Assénées de manière péremptoire, et destinées à un public plutôt favorable à cette critique des Lumières, ces affirmations avaient pour but de délégitimer par leur piètre caractère les philosophes qui ont précédé la Révolution. Pierre Gaxotte comme Zemmour, son lointain successeur, se conçoivent comme des témoins de moralité dans un tribunal de l’Histoire dont ils seraient aussi les juges. L’un et l’autre, enfin, cherchent à traquer dans les Lumières les raisons des crises qu’ils ressentent dans leur présent. Pour Pierre Gaxotte, La Révolution française était un moyen d’alerter sur le risque de contagion révolutionnaire venu d’URSS – un auteur parmi d’autres de la nébuleuse anticommuniste qui prospéra éditorialement dans les années 1920 et 1930 –, et dont 1789 constituait un dangereux précédent. Dans l’un et l’autre cas, une minorité active et prête à tout était suspectée de comploter contre l’ordre européen au nom d’une mystique révolutionnaire globale, décrite avec angoisse et gourmandise. Dans le cas de Zemmour, ce sont ainsi les Lumières qui initient le « déclin français », son obsession, et préparent la mise à bas du « Temps de la grandeur », titre de la deuxième partie de son livre qui va de Richelieu à Napoléon. Il ne fait donc aucun doute que, de Cochin à Gaxotte (sans même parler de Jacques Bainville, cité huit fois dans Destin français), le dernier opus d’Éric Zemmour se trouve innervé, sans s’y limiter, par la tradition historique d’Action française.

(à suivre ici)


 

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