Ce
célèbre épisode de l'histoire du jansénisme (raconté ici par le
psychiatre Adrien Borel) donna bien du grain à moudre à tous ceux qui,
comme Voltaire, dénoncèrent l'obscurantisme religieux de leur temps.
(lire depuis le début)
Et cela dura dix ans. Jusqu’en
1741. Sans doute dès 1737, une accalmie avait commencé de se produire.
L’activité du tribunal extraordinaire institué par le roi y était pour
beaucoup. Nombre de convulsionnaires y avaient été déférées et vivaient
maintenant enfermées dans quelque prison. Mais des foyers plus cachés tenaient
encore et longtemps après, en 1759, la Condamine raconte avoir été témoin, rue
Philippoteau, chez sœur Françoise, la doyenne des convulsionnaires, d’une
double scène de crucifiement.
Peu à peu, enfin, tout
s’éteignit. Aussi bien les meilleurs sujets avaient disparu, les grands
premiers rôles, si je puis ainsi dire, étaient sous clef. Et puis, l’opinion
est volage et n’aime pas se passionner trop longtemps pour le même sujet. On
cessa donc lentement de s’intéresser à des spectacles qui n’avaient plus ni
l’attrait de la nouveauté, ni l’éclat dont ils avaient brillé auparavant. On
parla d’autre chose, on oublia ; la mode était passée et la névrose ainsi
délaissée par ses spectateurs, ne fit aucun effort pour retrouver un peu son
ancienne gloire. Elle s’apaisa doucement, avec quelques rares réveils çà et là
auxquels personne ne donnait plus attention. Finalement il n’y eut plus de
convulsionnaires et l’on aurait pu, sans danger, rouvrir le petit
cimetière Saint-Médard. Pâris y reposait toujours en paix, mais nul ne songeait
plus à lui demander des miracles : la névrose des convulsionnaires était
terminée.
Il ne me reste maintenant plus
grand chose à ajouter. Je me suis efforcé, en effet, en vous racontant cette
extraordinaire aventure de vous montrer par la juxtaposition des faits, comment
avait pu prendre naissance, s’étendre, démesurément grandir, puis enfin
s’atténuer et disparaître la névrose convulsive qui secoua tout le Paris de la
première moitié du XVIIIe siècle. J’ai essayé également, tout en suivant les
évènements, de vous en indiquer chemin faisant la causalité profonde. J’espère
que vous avez ainsi pu vous rendre compte du rôle puissant joué dans leur
genèse, aussi bien que dans leur développement, par l’extrême déchaînement de
colères et de passions déclenchées par la querelle des Jansénistes et des
Jésuites. En vérité, plus on y regarde, et plus on se convainc que ce fut cela
qui fut la cause de tout. Ce fut cela qui réalisa les conditions de milieu, je
dirai presque de température, propres à rendre possible l’affaire des
convulsions.
Et chose amusante, un peu triste
d’ailleurs, et surtout paradoxale ce fut la vie admirable d’un homme, son
existence toute d’austérité et de pénitence, si soigneusement cachées par lui à
ses contemporains, qui allait justement être la cause occasionnelle du débordement
morbide que je vous ai dépeint. On ne saurait manquer de souligner cette ironie
du sort. Car la mort de Pâris fut comme un signal, et les évènements miraculeux
dont sa tombe fut d’abord le théâtre, enflammèrent jusqu’au paroxysme les
passions contenues dans le cœur des « appelants ».
Pour ceux-ci, et pour tous ceux
qui avaient quelque sympathie pour le jansénisme, je vous ai dit qu’il fallait
que Pâris fût un saint et qu’ainsi, par les exemples de sa puissance, il
frappât les esprits, et convainquît les ennemis de Port-Royal de leur mauvaise
foi. Certes aucune pensée intéressée n’avait effleuré, ni n’effleura jamais le
cœur de ces hommes que seule une foi ardente animait. Tous furent purs et
défendirent leurs convictions avec l’énergie que peuvent, donner la conscience
d’être dans la vérité, et la joie d’en voir la manifestation par des prodiges
toujours renouvelés, ou éclataient à leur sens l’assentiment et la volonté du
ciel. Ils devaient donc se méprendre sur la signification des évènements de
Saint-Médard. Ils n’auraient pas été logiques avec eux-mêmes s’ils ne l’avaient
point fait, au moins dans les premières années. Et c’est pourquoi, à leur insu,
ils furent, par leur bonne foi même, les grands responsables de l’aventure des
convulsions. Il y a dans toute secte un certain nombre d’illuminés, ou tout au
moins d’esprits enthousiastes et vibrants, qui brûlent de se dévouer à
leur cause. Les Jansénistes en avaient et peut-être plus que beaucoup d’autres.
Ces hommes, d’autre part, emplis du souvenir des solitaires de Port-Royal, dont
les hautes figures ne pouvaient qu’imposer l’admiration, ces hommes fatalement,
selon la mystique janséniste, se jetaient dans l’austérité et dans la
pénitence, en prêchaient la nécessité, et finalement exaltaient la souffrance
et le mépris du corps. De là sans doute la forme tragique que prirent après
1732 les évènements de Saint-Médard. Mais la présence de tels hommes n’eût
point été une cause suffisante pour transformer de telle façon une vaste lutte théologique
à laquelle la mort de Pâris venait d’ajouter un éclat nouveau. Tout se serait
passé dans le silence et dans la dignité, et c’eût été là une réponse hautaine
aux attaques de leurs ennemis ; mais les Jansénistes avaient compté sans le
peuple obscur et nombreux de ceux que nous appelons maintenant des névropathes.
Il ne pouvait pas leur venir à l’idée qu’ils allaient ouvrir l’écluse à leur
flot, et déchaîner ainsi un état de psychologie collective dont la convulsion
devait être le phénomène le plus marquant.
Des névropathes, en effet, il y
en avait parmi les rangs des appelants. Mais combien plus en dehors d’eux ! Et
sous ce nom à signification très vaste de névropathes, il faut comprendre non
pas seulement des névrosés avérés (il y en eut), mais aussi ces milliers de
petits déséquilibrés de tous ordres, instables ou émotifs, aptes à toutes les
suggestions comme à toutes les crédulités ; toujours prêts à s’émerveiller et à
applaudir, toujours prêts également à s’émouvoir par une sorte de sympathie toute
physiologique, toujours prêts enfin à suivre servilement les oscillations les
plus diverses du milieu quel qu’il soit. Et naturellement, parce que beaucoup
plus accessibles encore aux émotions que les hommes, parce qu’infiniment plus
sensibles à ces petits déséquilibres de l’affectivité, les femmes devaient,
dans l’aventure de Saint-Médard, jouer le rôle prépondérant. Certes, ce trouble
qui fut si manifeste durant ces curieuses années ne se montrait pourtant pas en
temps ordinaire. A peine un œil exercé eut-il pu le deviner dans la vie
courante de la plupart de celles que l’on devait compter parmi les
convulsionnaires. C’est que ce n’était pas là, à proprement parler, une maladie
mais bien plutôt un état, et un état qui s’accommode sans grande difficulté des
menus incidents quotidiens. C’était un état de caractère, sans plus, mais qui
cachait sous sa bénignité apparente des ressources singulières pourvu que l’on
voulût bien lui donner l’occasion de se développer selon toute son ampleur. A
l’ordinaire, ce n’était rien, d’autant plus que la vie sociale était là pour
maintenir l’ordre et réprimer les tendances à la morbidité.
Mais qu’un évènement vienne qui
lève ces contraintes et voici la scène changée. Que vienne surtout un événement
qui, loin de s’opposer aux réactions excessives, les favorise, les appelle même
et les réclame impérieusement. Par la brèche ainsi entr’ouverte la névrose
potentielle qui restait endormie et aurait toujours pu le demeurer, la névrose
se rue et s’installe et l’hystérie est déchaînée.
Tel fut donc l’ironique destin du
tombeau de François de Pâris. Il assembla autour de lui un peuple d’hystériques
dont la plupart sans doute étaient sincères en se tordant dans leurs
convulsions. La sorte de fièvre religieuse qui régnait dans le petit cimetière
et de là s’étendait à la ville et aux faubourgs attisait le zèle de ces pauvres
femmes. On l’a dit : l’hystérie est une maladie de culture. Quel milieu plus
favorable pouvait-on rêver pour celle-ci ? Le public était chaque jour plus
enthousiaste, chaque jour plus disposé à crier au miracle : en fallait-il
davantage pour pousser ces pauvres femmes aux actes les plus extravagants ? Car
l’hystérique a besoin d’une assemblée qui le contemple et qui l’apprécie. Sa
crise, dans ces conditions, devient vraiment une œuvre d’art. Elle y met son
cœur tout entier. Elle s’efforce de faire mieux et plus que ses rivales. Il y
eut ainsi de grandes vedettes, des stars, comme nous dirions aujourd’hui, et
l’histoire a conservé quelques uns de leurs noms : je vous en ai cité tout à
l’heure. Durant l’époque de la grande hystérie à la Salpêtrière, dans le
service de Charcot, il y eut aussi de ces « crisardes » célèbres, dont le renom
excitait l’envie de leurs compagnes. Ce goût de paraître, ce désir théâtral
d’étonner, ce besoin morbide d’attirer à tout prix l’attention, est un des
caractères les plus essentiels de l’hystérie. Et c’est pourquoi le milieu est
si nécessaire, si indispensable même à toute manifestation de cet ordre. Or le
milieu, nous avons vu qu’on n’aurait su en souhaiter un plus parfait.
L’épidémie ainsi installée ne
pouvait donc que s’étendre et s’accroître. Vous vous rappelez qu’il suffit pour
la déclencher et lui donner sa forme, d’un infirme qui lui, avait peut-être
légitimement droit aux convulsions. Et c’est là encore un fait qui en signe
bien la nature. Car l’hystérique est un imitateur. La convulsion du pauvre
diable avait prodigieusement frappé les spectateurs. L’hystérique qui s’entend
à toutes les agitations nerveuses, qui triomphe dans les simulations, ne perdit
pas la leçon. Mais comme toujours, dans son désir de bien faire, de trop bien
faire, il eut tôt fait de dépasser la mesure. Car ce n’est pas un vrai malade :
c’est un acteur, avec cette circonstance atténuante cependant que s’il joue,
c’est avec toute son âme, et sans se douter très clairement qu’il en
est ainsi. Comment dans ces conditions un public fanatisé n’aurait-il pas
manifesté son admiration à tant de zèle ?
Car si le milieu est à l’origine
de la névrose et la crée pour ainsi dire, à son tour la névrose réagit sur le
milieu. Celui-ci, au début de l’affaire, n’attendait que des miracles
comparables à ceux que nous raconte la vie des saints. Ce fut bientôt tout
autre chose qu’on lui présenta. Mais la représentation en fut si réussie qu’il
s’y laissa prendre. Et ainsi apparut cet étrange sentiment collectif qui
faisait vibrer la foule entière à l’unisson. On connaît mieux maintenant ces
aspects si particuliers de la psychologie collective où chaque être, par le
fait même qu’il est mêlé à une foule et surtout à une foule ardente, perd pour
ainsi dire son individualité propre pour n’être plus que le jouet des courants
affectifs déchaînés dans la multitude. On a vu, dans de telles conditions, les
hommes les plus pusillanimes devenir des braves animés d’un courage farouche. A
Saint-Médard les gens les plus normaux, une fois pris dans l’engrenage, et
saisis par l’enthousiasme collectif, devenaient des convulsionnaires, et
peut-être parfois se tordaient-ils et se démenaient-ils plus fort que les
autres.
Un mot encore et qui a trait
maintenant aux épisodes les plus odieux de la convulsion. Je veux parler de ces
sévices supportés d’un cœur si léger par les malheureuses convulsionnaires, et
aussi de ces secours si généreusement octroyés à leurs souhaits éperdus. Il est
bien vrai tout d’abord que l’hystérie émousse la sensibilité à la douleur et
qu’elle provoque des anesthésies. Il est banal de le faire remarquer tant cette
constatation est vieille. Il est donc permis de penser que les coups portés par
les secouristes n’entraînaient que peu ou pas de souffrances. Mais il faut
savoir aussi que chez certains êtres, ces violences apportent également de la
joie ou plutôt de la volupté. Ce masochisme avant la lettre serait certes tout
à fait curieux à étudier dans l’histoire des convulsionnaires. L’étonnante
multiplicité des faits par quoi il se manifesta durant ces dix années prouve
bien en tout cas la profondeur de cette tendance et aussi sa généralité. De
même, la psychologie perverse de tous ces curieux qui stationnaient autour de
Saint-Médard pour emplir leurs yeux et leurs oreilles des spasmes et des cris.
Eux ne tombaient pas dans les convulsions. Mais ils voyaient et ils écoutaient.
Et quand on leur demanda du secours, ils se précipitèrent en masse. Certains,
je le crois au moins, étaient sincères dans l’aide qu’ils prodiguaient. Ils la
donnaient sans penser à mal, poussés tout simplement qu’ils étaient par des
tendances profondément inconscientes. Mais d’autres et la plupart sans doute n’ignoraient pas complètement l’attrait qui les faisait venir à Saint-
Médard, ni le sadisme qui les animait.
Tout passe, heureusement, et même
les épidémies. Je vous ai dit comment celle des convulsionnaires s’apaisa. Elle
le fit comme l’on devait s’y attendre, lorsque le milieu le lui permit et que
le monde cessa de s’y intéresser. Un grand nombre d’enragées étaient d’ailleurs
en prison où l’isolement leur rendait la sagesse. Pour ceux et celles qui
restaient dehors, le jeu n’en valait plus la chandelle. Alors à quoi bon ?
Ainsi prit fin, mais après dix
années d’agitation, la grande aventure des convulsions
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