samedi 7 décembre 2019

Eric Zemmour et les Lumières (2)


Paru sur le site nonfiction.fr, l'article qui suit analyse le propos d'Eric Zemmour sur les Lumières.

 


Lumières, Révolution et patriotisme



Toutefois, là où Gaxotte englobe tous les philosophes dans une commune détestation, symptomatique d’une pensée radicalement contre-révolutionnaire, Zemmour préserve au contraire certaines figures. En effet, rien n’anime plus profondément Éric Zemmour que l’amour de la patrie, entendu comme une naturelle et nécessaire préférence nationale. Aussi Rousseau est-il le seul philosophe des Lumières à trouver grâce à ses yeux – contrairement à Herder, lequel dépeignait le citoyen de Genève comme l’« homme qui envoya à la guillotine » la plupart de « ceux qui gouvernaient la France ». Non sans surprise, l’essayiste concède que, par opposition à la tradition voltairienne, « les historiens marxistes exaltent Rousseau pour mieux défendre Robespierre et Lénine » – affirmation au demeurant des plus erronées : notons simplement qu’en 1939, pour le cent-cinquantenaire de la Révolution française, la Société des Historiens Marxistes (difficile de faire plus explicite) accueillait à Moscou une conférence de Vjačeslav Petrovič Volgin sur le thème : « L’URSS honore la mémoire de Voltaire».



Contrairement à Voltaire, affirme Zemmour, Rousseau aurait donc été le loyal et fervent défenseur d’un patriotisme malmené par l’esprit cosmopolite du temps. Il aurait prêché sans relâche le combat patriotique contre la fraternité universelle tout en « dénonçant les dangers du message universaliste de l’Église ». À l’évidence, la position de Rousseau est bien plus complexe que ce qu’en retient le réductionnisme zemmourien, même si le philosophe posa effectivement le patriotisme et l’humanité comme deux vertus incompatibles. Inspiré en cela par l’exemple antique, il envisageait l’espace de la République comme un monde clos. D’où la radicalité des lignes suivantes tirées de l’Émile :



« Tout patriote est dur aux étrangers ; ils ne sont qu’hommes, ils ne sont rien à ses yeux. […] Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher au loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux ».

(NDLR : E. Zemmour a très récemment répété cette dernière phrase à l'occasion d'un échange musclé avec B-Henri Lévy. Et lors d'une autre interview à Corse Matin, il a opposé de la sorte Voltaire à Rousseau : "Voltaire, c'est l'Européen cosmopolite anglophile et Rousseau, le patriote suisse pour qui le cosmopolitisme est un moyen pour les élites de se détourner de leur propre peuple")



Cependant, Yves Touchefeu, spécialiste du rapport de Rousseau à l’Antiquité et au christianisme, rappelle qu’en dépit de ces virulentes assertions patriotiques, Rousseau savait aussi défendre les valeurs d’une société ouverte et célébrer, en particulier dans son second Discours, les « grandes âmes cosmopolites qui franchissent les barrières imaginaires qui séparent les Peuples ». Il était authentiquement tiraillé entre le patriotisme exclusif et les exigences qu’imposait l’amour de l’humanité, comme en témoignait cette lettre de 1763 adressée au pasteur zurichois Léonard Usteri :



« L’esprit patriotique est un esprit exclusif qui nous fait regarder comme étranger, et presque comme ennemi tout autre que nos concitoyens. Tel était l’esprit de Sparte et de Rome. L’esprit du Christianisme au contraire nous fait regarder tous les hommes indifféremment comme nos frères les enfants de Dieu. La charité chrétienne ne permet pas de faire une indifférence odieuse entre le compatriote et l’étranger, elle n’est bonne à faire ni des Républicains ni des guerriers, mais seulement des Chrétiens et des hommes ».



Zemmour omet sciemment que la société politique envisagée par Rousseau, dans sa délimitation exclusive et excluante, ne constituait elle-même qu’un tout partiel ne demandant qu’à être inscrit dans une entité plus vaste, « la société générale du genre humain ». Il oublie aussi que l’amour de la patrie, chez Rousseau, ne pouvait s’épanouir que si celle-ci garantissait aux citoyens la justice et la protection des lois.



Cette lecture apparaît de surcroît d’autant plus dommageable intellectuellement et politiquement qu’elle interdit de saisir la complexité du rapport de la Révolution française à la notion de patriotisme. Dans la logique zemmourienne, la Révolution, fille de Rousseau, fut animée d’un élan nationaliste et exclusif :



« Le siècle cosmopolite des Lumières s’achèvera par l’accouchement aux forceps de la nation. Le rêve européen des philosophes français finira dans l’impérialisme botté de le “grande nation”. Les révolutionnaires rangeront dans un placard fermé à double tour leurs tirades universalistes et leurs déclarations de paix au monde pour exalter la “patrie en danger” ; ils trouveront tout l’attirail théorique et politique chez leur cher Jean-Jacques ».



À l’instar de Rousseau, cependant, la Révolution connut ce tiraillement entre ses ambitions universalistes et un patriotisme exacerbé par les ambitions politiques du moment présent, puis la guerre aux frontières. Un beau texte de 1791, tiré du Dictionnaire de la Constitution et du gouvernement français, permet de prendre la mesure de l’humanisme qui agitait cette société de patriotes :



« Trop longtemps le patriotisme ne fut qu’un attachement aveugle au pays où l’on était né, un sentiment exclusif auquel chaque peuple immolait tout ce qui n’était pas lui ; de là ces haines qui divisèrent les nations, ces guerres pour lesquelles elles se détruisirent les unes les autres. […]

 Le patriotisme n’est plus pour nous la haine des hommes qui ne sont point nés nos compatriotes, nous leur avons juré la paix, ce n’est plus un amour exclusif pour le coin de la terre qui nous a vus naître, c’est l’attachement à un pays où règnent les lois de la justice et de l’humanité, où il est permis d’aimer et d’admirer tous les hommes qui méritent de l’être quels que soient leur pays, leurs usages, leur religion. La France cesserait d’être notre Patrie si les lois cessaient d’être appuyées sur les principes de l’humanité et de l’équité. Nous adopterions pour Patrie le pays où régneraient ces lois vertueuses. Où la vertu prospérera à l’ombre des lois, où l’égalité règnera entre les hommes, où le nom de maître sera ignoré, où l’homme sera ce que l’a fait la nature, libre et juste, là sera la patrie d’un Français ».


Une ample historiographie, courant d’Albert Mathiez au début du siècle à Sophie Wahnich plus récemment, s’est attachée à démontrer l’ambivalence du rapport de la Révolution au patriotisme et aux étrangers. En dépit de ces déchirements internes, inhérents à la construction complexe d’un « nationalisme ouvert », les rêves d’une « République du genre humain » ne furent jamais tout à fait abandonnés par les révolutionnaires.

 
l'historienne Sophie Wahnich



La haine de la modernité



En définitive, le monde qu’exècre Zemmour n’est autre que celui de la modernité. Mille exemples parcourent son dernier ouvrage, à l’instar notamment de la question de la place des femmes dans la société politique et culturelle. Sur ce point, une fois encore, le schéma zemmourien s’ancre profondément dans une relecture du XVIIIème siècle. Éric Zemmour s’est originellement fait connaître, à l’instar d’un certain Alain Soral, comme l’indéfectible partisan du masculinisme, contre les tendances dégénérescentes de notre société, en proie aux harpies de la « théorie du genre » et sur le point d’efféminer l’ensemble de la population mâle. Or, l’approche zemmourienne du siècle des Lumières apparaît, de part en part, traversée par de semblables élans misogynes.



Dans ce Destin français, les femmes ne sont pas évoquées avant la modernité, en l’occurrence avant François Ier. On doit donc supposer qu’avant cette date, les femmes n’avaient pas d’existence sociale, politique ou culturelle, et que, si l’essayiste n’en souffle pas mot, c’est qu’il ne renie pas ce temps béni. C’est alors que survint François Ier, « roi libertin » qui est « aussi le jouet des femmes ». Les femmes n’adviennent donc au monde de l’histoire qu’en tant qu’êtres manipulateurs. Dès lors, la modernité s’ouvre, le bel ordonnancement des genres s’écroule, les femmes sont partout, inspirent tout, dominent tout. Le XVIIIème siècle « est le siècle de la femme », véritable « basculement idéologique » et « révolution des sexes ». Les femmes du Grand Siècle avaient rêvé d’« imposer leur goût et leur langage » ; celles des Lumières militent pour la philosophie et la science, entraînant et dominant toujours des cohortes d’hommes dociles. Talleyrand vit « entouré de femmes », des femmes « insolentes et aventureuses dans leur jeunesse, décrépites et intrigantes à la fin ». Robespierre « est un prêtre entouré de ses dévots, et surtout de ses dévotes » – car ces mêmes femmes éprises de modernité ne sauraient s’émanciper, semble-t-il, de leur nature irrémédiablement passionnelle. Quant à Madame de Staël, il s’agit rien moins que d’une manipulatrice en chef de la politique européenne :



« À l’été 1808, Madame de Staël réunit en son château suisse de Coppet un aréopage d’esprits brillants et de grands noms, venus des quatre coins d’Europe. Elle anime et domine cette coterie, lui insuffle les mots et les pensées avec lesquels elle stigmatise le gouvernement impérial ; mots et pensées que ses hôtes s’empressent de répandre dans toute l’Europe ».

 (NDLR : une question à laquelle on a consacré plusieurs billets. Voir ici)

Si Zemmour apparaît ainsi comme le dernier rejeton des anti-Lumières, il serait erroné de lire uniquement cette profession de foi comme la réaction pleurnicharde du mâle blanc terrifié par les dynamiques d’une société en mouvement. Son discours n’est en définitive, et quoi que veuille en dire le Point, que le dernier avatar en date d’une pensée hostile à la modernité, structurée au siècle des Lumières, dont le maurrassisme fut sans nul doute l’expression la plus notable du XXème siècle, et qui se voit désormais revivifiée sur la scène politico-intellectuelle en tous points de l’Europe.



Cette impression s’installe effectivement dès le début du livre, à mesure que se glissent, l’air de rien, les noms de membres éminents de l’Action Française, Charles Maurras bien sûr, Jacques Bainville ou Pierre Gaxotte, et ceux de collaborationnistes enragés comme Lucien Rebatet et Robert Brasillach. Loin de constituer un simple habillage folklorique, un pied‑de‑nez aux « bien-pensants » qu’il aime à pourfendre sur les plateaux télévisés, ces références sont le moteur idéologique de son Destin français. À Maurras, le maître à penser de tous ces auteurs, il a repris l’empirisme organisateur, – qui fait de l’Histoire une herméneutique du présent autant qu’un terrain d’expérimentation politique, – le culte de la France et de la raison d’État, l’opposition entre catholicisme, dont le rôle social structurant et la culture imprégneraient la France, et christianisme, religion naïve d’origine juive qui affaiblirait ceux qui la pratiquent, mais aussi une conception monolithique des cultures et des religions, immuables et permanentes, qui permettent de justifier une xénophobie de combat principalement tournée contre les Arabes ou les musulmans – la différence paraît peut claire dans son esprit, quoiqu’il s’en défende. Enfin, comme le maître de l’Action Française, Zemmour postule que l’Europe ne peut être que française dans la mesure où la France serait l’unique l’héritière de Rome. La conséquence logique (car pour Zemmour tout est affaire de logique… ou de sophisme) est que la question européenne devient la seule grande question contemporaine à être presque complètement absente, si ce n’est pour s’attaquer aux mondes anglo-saxon et germanique.




Cette imprégnation maurrassienne – que Zemmour ne tairait sans doute pas si, plutôt que de disséquer ses esclandres, on l’interrogeait sérieusement pour mieux le mettre dans les cordes – est plus largement caractéristique du mouvement néo-nationaliste européen depuis quelques années. Tout un fond intellectuel longtemps frappé d’anathème, et difficilement utilisable en dehors de quelques petites officines d’ultra-droite nostalgiques des années 1930, refait surface aujourd’hui. À mesure que la Seconde Guerre mondiale s’éloigne, de nombreux auteurs perdent de leur charge toxique, soit que la radicalité de leurs engagements soit oubliée, soit que les reconfigurations des droites européennes exigent un renouvellement des inspirations intellectuelles. Alors qu’émerge en France, dans le sillage du mouvement d’opposition au mariage homosexuel, une droite conservatrice hors-les-murs au discours alter-européen, la figure de Maurras recommence à être une référence politique, ce dont témoigne la publication au printemps 2018 de certaines de ses œuvres abrégées aux éditions Robert Laffont, assortie d’une introduction qui fait de son antisémitisme et de sa xénophobie, rageuses, et centrales dans son œuvre, des attributs accidentels, imputables à son époque. On retrouve le même discours dans le traitement que donne Zemmour de la question juive pendant la Seconde Guerre mondiale : accidentelle, annexe et instrumentalisée par des élites culpabilisatrices, soumises à l’étranger pour humilier la France.



Ce décryptage des fondements idéologiques de la pensée de Zemmour permet de prendre la mesure du danger de la réduction biographique des Lumières à une poignée de grandes figures, mais aussi de leur uniformisation sous les traits d’un courant de pensée homogène, omettant du même coup que ces Lumières ne furent pas qu’un ensemble de positions intellectuelles, mais représentèrent aussi un bouleversement dans les pratiques sociales et culturelles. Mais il permet aussi de réfléchir plus avant à la nécessité de considérer le courant des anti-Lumières dans la longue durée, tout en étant attentif aux contextes spécifiques et aux préoccupations politiques contemporaines qui animent ces désirs d’une « autre modernité » ou d’une « contre-modernité ».
(à suivre ici)

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