samedi 9 juillet 2016

Marion Sigaut sur Radio Courtoisie – Que de mensonges historiques !

               


Cet entretien date de septembre 2014. Précisons que depuis lors, Marion Sigaut a fait amende honorable et qu'elle est revenue sur ses pseudo-découvertes concernant ces "réseaux pédophiles". Amusant  quand on songe que l'émission en question était consacrée aux "mensonges historiques"...

Il arrive pourtant que le rire se fige, surtout quand des élèves viennent nous interroger sur la réalité de ces fadaises. On a beau leur montrer ce que furent Rousseau, Diderot et les autres..., la méfiance à l'égard du discours institutionnel est devenue telle que nos grands hommes sont emportés par la tourmente anti-républicaine.

Puisque leur poison s'instille dans les esprits, les menteurs l'ont déjà emporté...  
Affreux discours de haine. Voyez celui d'Henry de Lesquin, directeur de Radio Courtoisie (courtoise ?), collecté sur son compte twitter.
On en pleurerait...










  













mardi 5 juillet 2016

Melchior Grimm vu par Sainte-Beuve (4)

Critique littéraire et écrivain, Charles-Augustin Sainte-Beuve a également été un observateur avisé du siècle des Lumières. Dans ses Causeries du Lundi, il a brossé les portraits des personnages les plus illustres  du XVIIIè siècle. 


Sainte-Beuve


La Correspondance de Grimm passe en général pour sévère, un peu sèche dans sa justesse, et même légèrement satirique ; mais, à l’origine, Grimm eut l’enthousiasme et cet amour du beau qui est l’inspiration de la vraie critique. Dans une lettre écrite contre l’opéra d’Omphale en 1752, il disait : « J’avoue que je regarde l’admiration et le respect que j’ai pour tout ce qui est vrai talent, dans quelque genre que ce soit, comme mon plus grand bien après l’amour de la vertu. » Il n’y avait pas longtemps que Grimm arrivait d’Allemagne quand il écrivait cette phrase. Au début de ses feuilles de Correspondance, il continue d’être dans les mêmes sentiments; son ton et son intention ne sont rien moins que frivoles; il ne voit, dans le secret qu’on lui promet, qu’une raison de plus d’exercer une franchise sans bornes: 
« L’amour de la vérité, dit-il, exige cette justice sévère comme un devoir indispensable, et nos amis même n’auront pas à s’en plaindre, parce que la critique qui n’a pour objet que la justice et la vérité, et qui n’est point animée par le désir funeste de trouver mauvais ce qui est bon, peut bien être erronée et sujette à se rétracter quelquefois, mais ne peut jamais offenser personne. » (...)


« Qu’est-ce qu’un Correspondant littéraire? » s’est demandé un jour l’abbé Morellet, critiqué assez gaiement par Grimm, et qui, dans sa vieillesse, avait eu le désagrément de voir ces railleries imprimées; et Morellet répond : « C’est un homme qui, pour quelque argent, se charge d’amuser un prince étranger toutes les semaines, aux dépens de qui il appartient, et en général de toute production littéraire qui voit le jour, et de celui qui en est l’auteur. » L’abbé Morellet était intéressé à parler ainsi ; mais Grimm, malgré des légèretés et des rapidités inévitables, ne rentre pas dans ce genre inférieur auquel l’abbé économiste voudrait le rabaisser. En général, il songe à informer les princes ses correspondants bien plus qu’à les amuser ; et, quand on était lu de Frédéric le Grand ou de Catherine, on avait certes un public qui en valait bien un autre et qui voulait du solide dans l’agrément. C’est à de tels esprits qu’il était vraiment honorable de plaire.
 (...)
J’en viens aux jugements de Grimm sur ses principaux contemporains, à commencer par Fontenelle. Il parle de lui à la date de sa mort (février 1757), et il est sévère. 
« J’aimerais mieux, dit-il quelque part, avoir dit une chose sublime dans ma vie que d’avoir imprimé douze volumes de petites choses. » Les choses dont a parlé Fontenelle ne sont point petites; mais, malgré les qualités heureuses de clarté, de netteté et de précision qu’il y introduit, il y a mêlé aussi des petitesses. Grimm remarque de cet homme rare qu’il était né sans génie. Les services qu’il rendit par ses notices et ses livres agréables sur les sciences, par l’esprit philosophique qu’il y mit avec art et mesure, furent réels et se répandirent utilement dans la société de son temps: son style et son faux goût littéraire faillirent produire un mal durable. Lui et La Motte, représentant tous deux le bel-esprit, l’emportaient, déjà sous la Régence, et allaient faire école, si Voltaire n’était venu à temps pour remettre le naturel en honneur: « Son style simple, naturel et original à la fois, le charme inexprimable de son coloris, nous ont bientôt fait mépriser, dit Grimm, tous ces tours épigrammatiques, cette précision louche et ces beautés mesquines, auxquels des copistes sans goût avaient procuré une vogue passagère. » Buffon et Rousseau contribuèrent ensuite à remettre en lumière par de larges exemples le style plein, mâle, éloquent: « Ces sortes de beautés, observe Grimm, étaient perdues pour M. de Fontenelle. Le simple, le naturel, le vrai sublime ne le touchaient point: c’était une langue qu’il n’entendait point. J’ai eu souvent occasion de remarquer que, dans tout ce qu’on lui contait ou disait, il attendait toujours l’épigramme. Insensible à tout autre genre de beauté, tout ce qui ne finissait pas par un tour d’esprit était nul pour lui. » Qu’on lise tout ce morceau: ce sont là des pages de critique littéraire fermes, senties, d’un goût incorruptible, de coeur et de main de maître.(...)
Fontenelle
 
La politique de Grimm est triste, sceptique, ou volontiers négative comme sa philosophie Il croit peu au progrès général des temps; les progrès quand ils ont lieu, ou les arrêts de décadence, lui semblent surtout dus à des individus d’exception, grands génies, grands législateurs ou princes, qui font faire à l’humanité des pas inespérés, ou lui épargnent des rechutes tôt ou tard inévitables. Ses idées sur l’origine des société ne paraissent guère différer de celles de Hobbes, de Lucrèce, d’Horace, et des anciens épicuriens. Pénétré de la difficulté de l’invention sociale en tant qu’elle s’élève au-dessus d’une certaine agrégation première toute naturelle et grossière, et qu’elle arrive à la civilisation véritable, il ne la conçoit possible que grâce à de merveilleuses passions en quelques-uns et à une héroïque puissance de génie : « Il faut, pense-t-il, que les premiers législateurs des sociétés, même les plus imparfaites, aient été des hommes surnaturels ou des demi-dieux. » Grimm, en politique, se rapproche donc beaucoup plus de Machiavel que de Montesquieu, lequel accorde davantage au génie de l’humanité même.
Sur Buffon, Grimm a de beaux jugements et des discussions solides. Prenant les discours généraux que Buffon a mis en tête de quelques volumes de son Histoire naturelle, il les apprécie littérairement comme ferait un homme né sous l’étoile française de Malherbe, de Pascal et de Despréaux : 
« On est justement étonné, dit-il, de lire des discours de cent pages, écrits, depuis la première jusqu’à la dernière, toujours avec la même noblesse, avec le même feu, ornés du coloris le plus brillant et le plus vrai. » Ce n’était certes plus un étranger celui qui appréciait à ce point la convenance et la beauté continue du style. Quant au fond des idées, il se permet plus d’une fois d’élever des objections. Il en est une surtout qui rentre dans l’ordre moral et littéraire : « M. de Buffon m’a toujours étonné, dit Grimm, par l’intime conviction qu’il paraît avoir de la certitude de sa théorie de la terre. Si elle était du petit nombre de ces vérités évidentes sur lesquelles il ne saurait y avoir deux opinions, il ne pourrait en parler avec plus de confiance. » 
gravure extraite d'Histoire Naturelle

Rousseau lui paraissait dans le même cas pour son système sur l’état sauvage, ce prétendu âge d’or de félicité et de vertu. Tout en s’étonnant de cette confiance qu’ont en leurs systèmes ces talents vigoureux, « qui n’abondent pas en idées, » Grimm ne laisse pas de penser quelquefois que cette prévention leur est peut-être nécessaire pour donner à leurs écrits cette chaleur et cette force qu’on y remarque, tandis que « le modeste et humble sceptique est presque toujours en silence. »
Voltaire n’est nulle part mieux défini dans ses oeuvres et dans son caractère, que par le détail des anecdotes et l’ensemble des jugements qui sont consignés dans Grimm. Il y a des pages (telles que celles sur la mort de Voltaire) qui me paraissent trop emphatiques pour être de Grimm, et qui, dans tous les cas, sont un tribut payé à l’opinion du moment. Les jugements fins et vrais, les révélations piquantes, se retrouvent à cent autres pages. Grimm explique très bien comment et pourquoi Voltaire n’est point comique dans ses comédies, dans l’Écossaise, par exemple, il n’est point parvenu à faire de son Frelon, qui se dit à lui-même toutes sortes de vérités, un personnage comique: « On voit dans comédie, et en général dans tous les ouvrages plaisants de M. de Voltaire, qu’il n’a jamais connu la différence du ridicule qu’on se donne à soi-même, et du ridicule qu’on reçoit des autres. » Et c’est ce dernier qui est le vrai comique. Les qualités qui manquent à Voltaire pour être un historien véritable, il les sent également : « En général, il faut un génie profond et grave pour l’histoire. La légèreté, la facilité, les grâces, tout ce qui fait de M. de Voltaire un philosophe si séduisant et le premier bel-esprit du siècle, tout cela convient peu à la dignité de l’histoire. La rapidité même du style, qui peut être précieuse dans la description d’un combat, dans l’esquisse d’un tableau, ne saurait durer longtemps sans déplaire. » En philosophie, il le traite avec le dédain d’un homme qui n’en est pas resté aux demi-partis et dont l’incrédulité, du moins, n’est point inconséquente: Voltaire, au contraire, s’arrête à mi-chemin et, en continuant de mal faire, s’effraye par moment de sa propre audace : « Il raisonne là-dessus, dit Grimm, comme un enfant, mais comme un joli enfant qu’il est. » A partir de Tancrède, tout ce que Voltaire produit pour le théâtre lui paraît marqué du signe de la vieillesse; mais, à sa mort, il se reprend à l’envisager dans son ensemble, et avec l’admiration qu’une telle carrière inspire; il exprime très bien le sentiment de la décadence littéraire que, selon lui, Voltaire retardait, et qui va précipiter son cours: « Depuis la mort de Voltaire, un vaste silence règne dans ces contrées, et nous rappelle à chaque instant nos pertes et notre pauvreté. » Il écrivait cela à Frédéric (janvier 1784).
Voltaire
Grimm est classique en ce sens que, pour ce qui est de l’imagination et des arts, il croit un seul grand siècle dans une nation. Sans prétendre à en pénétrer les causes, il lui semble qu’une expérience constante l’a suffisamment démontré: « Quand ce siècle est passé, les génies manquent; mais, comme le goût des arts subsiste dans la nation, les hommes veulent faire à force d’esprit ce que leurs maîtres ont fait à force de génie, et, l’esprit même devenu plus général, tout le monde y prétend bientôt; de là le bon esprit devient rare, et la pointe, le faux bel-esprit et la prétention prennent sa place. » En France, il salue donc comme incomparable le siècle de Louis XIV; et, au dix-huitième siècle, il ne trouve qu’une classe d’hommes supérieurs et d’une espèce particulière, la seule qui manquât au grand siècle: « Je les appellerai volontiers philosophes de génie : tels sont M. de Montesquieu, M. de Buffon, etc. » Voltaire est le seul des littérateurs purs et des poètes qui soutienne le vrai goût par ses grâces, son imagination et sa fertilité naturelle: mais, selon Grimm, il ne fait que soutenir ce qui fléchissait déjà. 
(à suivre)

dimanche 3 juillet 2016

Melchior Grimm vu par Sainte-Beuve (3)

Critique littéraire et écrivain, Charles-Augustin Sainte-Beuve a également été un observateur avisé du siècle des Lumières. Dans ses Causeries du Lundi, il a brossé les portraits des personnages les plus illustres  du XVIIIè siècle. 


Grimm et son ami Diderot

Grimm, d’ailleurs, était hors de France pendant la très grande partie du séjour de Rousseau à l’Ermitage (1756-1757); il avait perdu son ami le comte de Friesen, enlevé dans la fleur de la jeunesse, et le duc d’Orléans s’était chargé de sa fortune. Ce prince avait cru utile de l’attacher au maréchal d’Estrées pendant la campagne de Westphalie. Grimm fut un des vingt-huit secrétaires de cet état-major fastueux. Il a très bien décrit cette vie assez dure et fort magnifique : « Nous avons laissé les gros équipages; malgré cela, à chaque marche, on voit défiler pendant trois heures notre nécessaire le plus indispensable. Cela est fort scandaleux et me persuade plus que jamais que le monde n’est composé que d’abus, qu’il faut être fou pour vouloir corriger. » Le pillage et le vol qu’il voit autour de lui le révoltent : « La sévérité ne ramène point la discipline; nous sommes entourés de pendus, et l’on n’en massacre pas moins les femmes et les enfants, lorsqu’ils s’opposent à voir dépouiller leurs maisons. — Sans cette campagne, ajoute-t-il, je n’aurais jamais eu idée jusqu’où peut être poussé l’excès de la misère et de l’injustice des hommes. » En même temps, dans les rares rencontres glorieuses, il est sensible aux belles et nobles actions de nos soldats. Toute sa correspondance, à cette date, témoigne d’une âme droite et humaine, qui reçoit l’expérience, mais sans se fermer ni s’endurcir. 
Louise d'Epinay

Grimm, jeune, avait beaucoup souffert, et il n’eût tenu qu’à lui, dit-il quelque part, de se faire une longue liste de malheurs : il aimait mieux reporter sa pensée sur les secours qu’il avait trouvés dans l’intérêt et la bienveillance de quelques hommes généreux. Il dut à cette justesse d’esprit et à cette modération de rencontrer surtout des bienfaiteurs, et il se les attacha non moins par son mérite que par la mesure et la dignité de ses sentiments. A cette époque où nous le voyons et où il est aux dernières années de sa jeunesse, sa froideur apparente cachait mal un reste d’ardeur intérieure, et sa fermeté n’ôtait rien à la délicatesse de ses sentiments. Dans les lettres qu’il écrit à madame d’Épinay, pendant cette campagne de Westphalie, l’avantage des attentions de coeur et des nuances n’est pas toujours du côté de son amie. A peine il l’a quittée, il lui écrit de Metz ces tendres et presque féminines paroles: « Qu’il me tarde d’apprendre de vos nouvelles ! je ne sais pas un mot de ce que vous ferez demain, par exemple; depuis que je vous connais, cela ne m’est point arrivé. »
La morale avait fort à souffrir de ces relations qui s’établissaient si aisément et si publiquement dans le monde du dix-huitième siècle. Madame d’Épinay, mariée à un très indigne mari, n’était pas libre pourtant ; l’image des devoirs n’était pas entièrement effacée ; elle avait des enfants, elle se piquait, en bonne mère, de les bien élever, de se consacrer à leur éducation. Elle consultait à ce sujet, Rousseau, Grimm, tous ses amis ; mais l’exemple de cette vertu et de cette honnêteté qu’on leur prêchait, le leur donnait-on? Grimm (disons-le à son honneur) n’était pas aussi insensible qu’on le supposerait à ce désaccord entre les moeurs et les préceptes, et il en souffrait: « Une des choses, ma tendre amie, écrivait-il, qui vous rendent le plus chère à mes yeux, est la sévérité et la circonspection sur vous-même que vous avez surtout en présence de vos enfants... Les enfants sont bien pénétrants ! ils ont l’air de jouer, ils ont entendu, ils ont vu. Oh! combien de fois cette crainte a corrompu la douceur des moments passés près de vous ! » Ne demandons pas plus que cet aveu échappé à l’un des hommes qui se piquaient le plus d’être sans préjugés : cette seule plainte mal étouffée est un hommage au devoir.
Dans sa relation avec madame d’Épinay, Grimm se présente bientôt, et avant tout, comme un guide critique et un conseiller judicieux : ce caractère chez lui, si essentiel jusque dans l’amitié, est très remarquable. « Quelle justesse dans les idées ! écrit-elle sans cesse après l’avoir entendu; quelle impartialité dans les conseils ! » Il lui trace une ligne de conduite pour réparer les torts extrêmes qu’elle s’est faits par sa légèreté et son entraînement. Il lui donne les jugements les plus sûrs et les meilleures directions à l’égard de tous ceux qui l’entourent; il l’avertit de ses défauts à elle: « Ne précipitez rien, je vous en conjure! c’est un de vos vieux défauts d’aller toujours trop vite. Ma chère amie, la nature agit lentement et imperceptiblement: elle vous a donné de beaux yeux; servez-vous-en, et agissez, je vous prie, comme elle. » Tous ses soins vont à mûrir « cette bonne tête qui a de si beaux yeux. » Madame d’Épinay, qui était surtout douée d’une droiture de sens fine et profonde, appréciait cette sûreté de tact à son prix: « Il ne me reste aucun doute lorsque M. Grimm a prononcé. » Ce caractère d’oracle est assez naturel à tous les maîtres critiques : Grimm, sous la forme polie et sous un air du monde, ne pouvait s’empêcher de le marquer dans ses paroles et dans son procédé; il aimait à donner le ton; il avait cette rigueur et cette exigence du bon sens qui va rarement sans quelque sécheresse. Ses amis, en plaisantant, l’avaient surnommé le Tyran. Malherbe, en son temps, ne s’appelait-il pas aussi le Tyran des mots et des syllabes?
l'ermitage de Rousseau à Montmorency
 
Les lettres de Grimm, qui traitent de la rupture de Rousseau à sa sortie de l’Ermitage, sont des chefs-d’oeuvre de tact, de précision, et de vue saine sur ce coeur malade. Il communique à son amie de sa perspicacité et de sa netteté de décision. Rousseau, pour se dégager de toute reconnaissance envers madame d’Épinay, affecte de la soupçonner de je ne sais quel procédé atroce et bas, de je ne sais quelle lettre anonyme qu’on a adressée à Saint-Lambert à son sujet (ndlr : Saint-Lambert venait d'être averti, probablement par Diderot, des relations entre Rousseau et sa maîtresse Sophie d'Houdetot), et il en prend occasion de lui écrire à elle une lettre injurieuse ; il y a de quoi se perdre dans ce labyrinthe de tracasseries et de noirceurs :
 
« Le mal est fait, dit Grimm; vous l’avez voulu, ma pauvre amie, quoique je vous aie toujours dit que vous en auriez du chagrin... Il est certain que cela finira par quelque diable d’aventure qu’on ne peut prévoir; je trouve que c’est déjà un très grand mal que vous soyez exposée à recevoir des lettres insultantes. On peut tout pardonner à ses amis, excepté l’insulte, parce qu’elle ne peut venir que d’un fonds de mépris... Vous n’êtes pas assez sensible aux injures, je vous l’ai souvent dit. Il faut les ressentir, et ne s’en point venger : voilà ma morale. »


Madame d’Épinay, malade de la poitrine, et qui a besoin des avis du docteur Tronchin, s’est rendue à Genève ; Grimm, retenu auprès de Diderot par un travail pressé, tarde un peu à la rejoindre ; en attendant, elle voit Voltaire alors aux Délices: « Vous avez donc dîné chez Voltaire? lui écrit Grimm. Je ne vois pas pourquoi tant résister à ses invitations; il faut tâcher d’être bien avec lui, et d’en tirer parti comme de l’homme le plus séduisant, le plus agréable et le plus célèbre de l’Europe; pourvu que vous n’en vouliez pas faire votre ami intime, tout ira bien. » On voit de quelle manière il appréciait les deux hommes de lettres les plus célèbres d’alors, et il ne connaissait pas moins bien les autres.
C’est vers ce temps (1759) que les occupations littéraires de Grimm prirent plus de place et de développement dans sa vie. Les mois qu’il avait passés à Genève auprès de la malade, et dans une intimité de chaque jour, lui semblèrent un dernier bonheur, et qui ne devait jamais se retrouver à ce degré. En homme prévoyant, il résolut, tout en cultivant l’amitié, de s’amasser des occupations pour les années toutes sérieuses et sévères ; il voulait se rendre le témoignage de n’être plus un être oisif et inutile au milieu de la société. Des propositions lui furent faites par une Cour du Nord, qu’il ne nomme point, d’entretenir une Correspondance avec elle (il fut nommé envoyé de Francfort à la ville de Paris) : 
« Cette occupation me plaît, dit-il, et me convient fort en ce qu’elle me met à portée de montrer ce qu’on sait faire. » Il dut obtenir auparavant le consentement du duc d’Orléans, de qui il dépendait encore. La Correspondance qu’il entretenait jusque-là, et qu’on a dès 1753, n’était peut-être pas en son nom, mais en celui de Raynal. Quoi qu’il en soit, il va devenir de plus en plus le critique ordinaire intérieur et le chroniqueur littéraire du siècle. La volumineuse Collection de ses feuilles, malgré les défauts et les bigarrures, malgré les morceaux de différentes mains qui y sont entrés, fait un corps d’ouvrage et mérite d’être inscrite au nom de Grimm. C’est son esprit qui en a dicté les principales parties, et il n’est pas difficile d’y suivre une pensée originale, qui ne ressemble ni à celle de La Harpe, ni à celle de Marmontel ; qui est d’un tout autre ordre, et qui ne craint pas le parallèle, en ses bons moments, avec celle de Voltaire. Je tâcherai de la bien saisir et de la rendre sensible aux lecteurs sur quelques points décisifs.
Je me permets d’insister sur Grimm; la France, ce me semble, lui doit des réparations; on ne l’a payé trop souvent de ses services et de ses talents voués à notre littérature, que par un jugement tout à fait injuste et, à certains égards, inhospitalier. 

(à suivre ici)

samedi 2 juillet 2016

Melchior Grimm vu par Sainte-Beuve (2)

Critique littéraire et écrivain, Charles-Augustin Sainte-Beuve a également été un observateur avisé du siècle des Lumières. Dans ses Causeries du Lundi, il a brossé les portraits des personnages les plus illustres  du XVIIIè siècle. 

 
Sainte-Beuve

Nous n’en sommes encore qu’à ses débuts. Rousseau, qui commençait à devenir célèbre, le présenta un jour à madame d’Épinay (pour découvrir Louise d'Epinay, c'est ici), aimable et spirituelle femme, très mal mariée, riche, et dont la jeunesse, dénuée de guide, s’essayait alors un peu à l’aventure :
 
« M. Grimm, dit-elle, est venu me voir avec Rousseau; je l’ai prié à dîner pour le lendemain. J’ai été très contente de lui; il est doux, poli; je le crois timide, car il me paraît avoir trop d’esprit pour que l’embarras qu’on remarque en lui ait une autre cause. Il aime passionnément la musique; nous en avons fait avec lui, Rousseau et Francueil toute l’après-dînée. Je lui ai montré quelques morceaux de ma composition qui m’ont paru lui faire plaisir; si quelque chose m’a déplu en lui, ce sont les louanges exagérées qu’il a données à mes talents, et que je sens à merveille que je ne mérite pas. »

Elle donne trente-quatre ans à Grimm à cette date, il ne devait pas les avoir encore. Il réussit beaucoup auprès de madame d’Épinay, qui était alors dans un de ces intervalles où le coeur souffre, et où, en se déclarant à lui-même qu’il veut continuer de souffrir, il cherche vaguement à se rouvrir à une espérance. Madame d’Épinay aimait à écrire, et, dans ses exercices de plume, elle ne tarda pas à faire de Grimm un Portrait qui nous le représente à son avantage, et sous des traits dont on sent pourtant la vérité:
 
« Sa figure est agréable par un mélange de naïveté et de finesse; sa physionomie est intéressante, sa contenance négligée et nonchalante. Ses gestes, son maintien et sa démarche annoncent la bonté, la modestie, la paresse et l’embarras...
« Il a l’esprit juste, pénétrant et profond; il pense et s’exprime fortement, mais sans correction. En parlant mal, personne ne se fait mieux écouter; il me semble qu’en matière de goût nul n’a le tact plus délicat, plus fin, ni plus sûr. Il a un tour de plaisanterie qui lui est propre et qui ne sied qu’à lui...
« Il aime la solitude, et il est aisé de voir que le goût pour la société ne lui est point naturel : c’est un goût acquis par l’éducation et par l’habitude...
« Ce je ne sais quoi de solitaire et de renfermé, joint à beaucoup de paresse, rend quelquefois en public son opinion équivoque; il ne prononce jamais contre son sentiment, mais il le laisse douteux. Il hait la dispute et la discussion; il prétend qu’elles ne sont inventées que pour le salut des sots.
« Il faut connaître particulièrement M. Grimm pour sentir ce qu’il vaut. Il n’y a que ses amis qui soient en droit de l’apprécier, parce qu’il n’est lui qu’avec eux. Son air alors n’est plus le même; la plaisanterie, la gaieté, la franchise, annoncent son contentement, et succèdent à la contrainte et à la sauvagerie...
« C’est peut-être le seul homme à qui il soit donné d’inspirer de la confiance sans en témoigner... »

Quelque prévenue que fût déjà madame d’Épinay à l’égard de Grimm, ces traits sous lesquels elle le présente s’accordent tout à fait avec ce qu’en dit M. Meister, homme de sentiment et de nuance, qui a écrit sur lui longtemps après. M. Meister parle des agréments de sa figure, de sa physionomie pleine de finesse et d’expression, et en même temps il ne nous dissimule pas ce que l’ensemble de sa personne avait d’irrégulier : « Il portait, dit-il, la hanche et l’épaule un peu de travers, mais sans mauvaise grâce. Son nez, pour être un peu gros et légèrement tourné, n’en avait pas moins l’expression la plus marquante de finesse et de sagacité : Grimm, disait de lui une femme, a le nez tourné, mais c’est toujours du bon côté. »
Il est aisé, avec ces mêmes traits, on le sent, de faire de Grimm un homme très laid et une caricature ; ceux qui savent combien la physionomie dispense les hommes de beauté s’en tiendront, sur son compte, à l’impression d’une femme d’esprit et d’un ami délicat. 
Grimm

Sur ces entrefaites, madame d’Épinay eut une affaire de famille désagréable : sa probité fut mise hautement en doute par ses proches; la pauvre femme, qui avait été chargée par une belle-soeur mourante de détruire des lettres compromettantes, était accusée d’avoir brûlé un papier d’affaires important; ce papier se retrouva depuis. En attendant, c’était le bruit du monde, et l’on prenait parti pour ou contre, sans bien savoir de quoi il s’agissait. A un dîner chez le comte de Friesen, comme on attaquait vivement madame d’Épinay, Grimm prit sa défense. Un des convives insista, les propos s’animèrent, et Grimm impatienté répliqua: « Il faut avoir bien peu d’honneur pour avoir besoin de déshonorer les autres si vite. » Il s’ensuivit un duel; les deux adversaires furent blessés. Ce duel changea la situation de Grimm à l’égard de madame d’Épinay: bon gré, mal gré, il était devenu son chevalier ; il en résulta pour elle un tendre embarras, qui laissa voir presque aussi tôt une intime reconnaissance.
(ndlr : Sainte-Beuve tire cet épisode de l'Histoire de Madame de Montbrillant, les pseudo-mémoires de Louise d'Epinay. Ce duel n'eut vraisemblablement jamais lieu)
Je ne prétends pas faire l’histoire de l’amoureux ni du Werther en Grimm; je veux simplement dégager le caractère de l’homme, et, s’il est possible, de l’honnête homme, que je crois que Rousseau a calomnié. Le grand tort de Grimm envers Rousseau fut de l’avoir pénétré de bonne heure dans sa vanité et de ne pas lui avoir fait grâce. Le jour de la première représentation du Devin du Village, au sortir de l’Opéra, le duc des Deux-Ponts abordant Rousseau avec beaucoup de politesse lui avait dit: « Me permettez-vous, monsieur, de vous faire mon compliment? » Sur quoi Rousseau avait répondu brutalement au prince: « A la bonne heure, pourvu qu’il soit court! » C’était du moins ainsi que Rousseau se plaisait à raconter la chose en s’en vantant. Grimm, présent au récit, lui avait dit en riant : « Illustre citoyen et co-souverain de Genève (puisqu’il réside en vous une part de la souveraineté de la république), me permettez-vous de vous représenter que, malgré la sévérité de vos principes, vous ne sauriez refuser à un prince souverain les égards dus à un porteur d’eau, et que, si vous aviez opposé à un mot de bienveillance de ce dernier une réponse aussi brusque, aussi brutale, vous auriez à vous reprocher une impertinence des plus déplacées? »
Grimm, dans une page écrite en 1762, et où il fait de Rousseau un portrait aussi neuf que vrai (ndlr : page extraite de la Correspondance Littéraire, périodique que Grimm destinait à quelques correspondants étrangers), le montre dans sa première forme, tel qu’il l’avait connu avant la célébrité, et puis au moment de sa transformation subite qu’opéra le succès de son Discours à l’Académie de Dijon :
 
« Jusque-là, dit-il, il avait été complimenteur, galant et recherché, d’un commerce même mielleux et fatigant à force de tournures : tout à coup il prit le manteau de cynique, et, n’ayant point de naturel dans le caractère, il se livra à l’autre excès; mais, en lançant ses sarcasmes, il savait toujours faire des exceptions en faveur de ceux avec lesquels il vivait, et il garda, avec son ton brusque et cynique, beaucoup de ce raffinement et de cet art de faire des compliments recherchés, surtout dans son commerce avec les femmes. »


Tel se retrouvait Rousseau dans sa liaison avec madame d’Épinay, dont il paraît bien (quoiqu’il s’en défende) qu’il était plus ou moins amoureux par accès, lorsqu’il ne l’était pas de sa belle-soeur, madame d’Houdetot. Grimm, au moment où il se lia plus étroitement avec madame d’Épinay, était complètement fixé d’opinion sur le caractère de Jean-Jacques : on peut dire qu’il fut le premier de ses amis qui vit avec certitude sa folie poindre, et qui l’appela de son vrai nom. Voyant une femme vive et généreuse, pleine de sollicitude pour le bien-être de l’homme de talent infortuné il l’avertit assez sévèrement de son imprudence. Rousseau, un jour, vint voir madame d’Épinay. Il avait reçu des lettres qui l’engageaient à revenir vivre à Genève ; on lui offrait une place de bibliothécaire avec appointements, un sort honnête et doux:
 
« Quel parti dois-je prendre? disait-il. Je ne veux ni ne peux rester à Paris; j’y suis trop malheureux. Je veux bien faire un voyage et passer quelques mois dans ma république; mais, par les propositions que l’on me fait, il s’agit de m’y fixer, et, si j’accepte, je ne serai pas maître de n’y pas rester. J’y ai des connaissances, mais je n’y suis lié intimement avec personne. Ces gens-là me connaissent à peine, et ils m’écrivent comme à leur frère je sais que c’est l’avantage de l’esprit républicain; mais je me défie d’amis si chauds: il y a quelque but à cela. D’un autre côté, mon coeur s’attendrit en pensant que ma patrie me désire. Mais comment quitter Grimm, Diderot et vous? Ah ! ma bonne amie, que je suis tourmenté ! »


Là-dessus madame d’Épinay s’anime; elle rêve; en y songeant, elle a trouvé pour Rousseau ce qu’il désire avant tout, une chaumière et les bois. Elle, ou son mari, possède dans la forêt de Montmorency une petite maison appelée l’Ermitage. Elle veut proposer à Rousseau de l’habiter; elle la fera arranger d’une manière commode, en se gardant de paraître rien faire exprès pour lui. Elle lui offre donc d’y venir loger. Rousseau s’effarouche, regimbe et accepte. Dans la joie de son coeur, elle en parle à Grimm :
 
« J’ai été très étonnée, dit-elle, de le voir désapprouver le service que je rendais à Rousseau, et le désapprouver d’une manière qui m’a paru d’abord très dure. J’ai voulu combattre son opinion; je lui ai montré les lettres que nous nous sommes écrites. « Je n’y vois, m’a-t-il dit, de la part de Rousseau que de l’orgueil caché partout: vous lui rendez un fort mauvais service de lui donner l’habitation de l’Ermitage; mais vous vous en rendez un bien plus mauvais encore. La solitude achèvera de noircir son imagination; il verra tous ses amis injustes, ingrats, et vous toute la première, si vous refusez une seule fois d’être à ses ordres... Je vois déjà le germe de ses accusations dans la tournure des lettres que vous m’avez montrées. Elles ne seront pas vraies, ces accusations, mais elles ne seront pas absolument dénuées de vérité, et cela suffira pour vous faire blâmer... »


Jamais pronostic ne se vérifia plus exactement que celui de Grimm. Il connaissait à fond cette âme malade, jointe à un si prestigieux talent ; il redressait à chaque instant les fausses vues indulgentes où retombait sa gracieuse et trop prompte amie: « Je suis persuadée, disait de Rousseau madame d’Épinay, qu’il n’y a que façon de prendre cet homme pour le rendre heureux : c’est de feindre de ne pas prendre garde à lui, et de s’en occuper sans cesse. » Grimm se mettait à rire et lui disait : « Que vous connaissez mal votre Rousseau ! retournez toutes ces propositions si vous voulez lui plaire: ne vous occupez guère de lui, mais ayez l’air de vous en occuper beaucoup; parlez de lui sans cesse aux autres, même en sa présence, et ne soyez point la dupe de l’humeur qu’il vous en marquera. » Il ajoutait avec raison et ne cessait de redire que, déjà atteint de manie secrète, cette solitude absolue de l’Ermitage achèverait d’échauffer son cerveau et d’égarer son idée : et vers la fin de ce séjour, au moment où les soupçons et les extravagances de Rousseau commençaient à éclater: « Je ne saurais trop le dire, ma tendre amie, écrivait Grimm, le moindre de tous les maux eût été de le laisser partir pour sa patrie il y a deux ans, au lieu de le séquestrer à l’Ermitage. Je suis convaincu que ce séjour nous causera tôt ou tard du chagrin. » Ce séjour, en effet, causa, par les pages envenimées des Confessions qui sont tout à côté des pages enflammées, une calomnie immortelle. 
Louise d'Epinay

Il ne saurait être de mon dessein d’examiner ici ce procès: quand on lit les Mémoires de madame d’Épinay d’une part, et les Confessions de l’autre, il est clair que les lettres citées dans l’un et dans l’autre ouvrage, et qui peuvent servir à éclaircir la question, ne sont pas semblablement reproduites, qu’elles ont été altérées d’un des deux côtés, et que quelqu’un a menti. Je ne crois pas que ce soit madame d’Épinay. 
(ndlr : Les deux ont menti, bien évidemment. Ce que rapporte Sainte-Beuve est extrait des pseudo-mémoires de Louise. Or, on sait aujourd'hui que l'ouvrage a été retouché par Grimm et Diderot, en vue de noircir Rousseau)
Quant au caractère de Grimm, que je me borne ici à rechercher et à étudier dans son ensemble, il me paraît ressortir avec avantage par son indifférence même. Grimm, dans les Mémoires de madame d’Épinay, se montre constamment à nous comme au-dessus des tracasseries, évitant de s’y mêler, mettant au besoin peu d’aménité dans ses conseils, et gardant quelque réserve, même dans l’intimité; non point par arrière-pensée ni par manque de confiance, mais simplement « parce qu’il n’aime ni les raisonnements ni les combinaisons inutiles. » Rousseau, tel que nous le connaissons, avait plus d’une raison de lui en vouloir. D’abord, sachons que Grimm et Diderot, sans le dire, faisaient à Thérèse et à sa mère une pension de quatre cents livres de rente: Grimm ne s’en vanta jamais, et madame d’Épinay le découvrit un jour par hasard. Or, Rousseau n’aimait point les bienfaits, et encore moins ceux à qui on les devait. Assurément, pour faire ainsi une pension aux personnes qui étaient près de lui, il fallait être un grand conspirateur. En second lieu, l’esprit exact de Grimm avait plus d’une fois percé à jour, et à l’endroit le plus sensible, les prétentions de Rousseau. Celui-ci, par exemple, était venu rapporter à M. d’Épinay les copies de douze morceaux de musique qu’il avait faites pour lui. On lui demanda s’il était homme à en livrer autant dans quinze jours. Mais Rousseau combinant à l’instant l’amour-propre du copiste et le laisser-aller de l’amateur, répondit :
 
« Peut-être que oui, peut-être que non ; c’est suivant la disposition, l’humeur et la santé. » — « En ce cas, dit M. d’Épinay, je ne vous en donnerai que six à faire, parce qu’il me faut la certitude de les avoir. » — « Eh bien ! répondit Rousseau, vous aurez la satisfaction d’en avoir six qui dépareront les six autres, car je défie que les copies que vous ferez faire approchent de l’exactitude et de la perfection des miennes. » — « Voyez-vous, reprit Grimm en riant, cette prétention de copiste qui le saisit déjà? Si vous disiez qu’il ne manque pas une virgule à vos écrits, tout le monde en serait d’accord, mais je parie qu’il y a bien quelques notes de transposées dans vos copies. » — Tout en riant et en pariant, Rousseau rougit, et rougit plus fortement encore quand, à l’examen, il se trouva que Grimm avait raison. »

La scène se passait chez madame d’Épinay, à la Chevrette. Rousseau resta pensif toute la soirée; il retourna le lendemain matin à l’Ermitage sans mot dire, et il ne pardonna jamais à Grimm d’avoir trouvé des fautes dans ses copies. De tels griefs (sans aller plus loin), couvés dans la solitude et grossis par une imagination malade, ont dû produire bien des monstres.
« En qualité de solitaire, nous confesse Rousseau, je suis plus sensible qu’un autre; si j’ai quelque tort avec un ami qui vive dans le monde, il y songe un moment, et mille distractions le lui font oublier le reste de la journée; mais rien ne me distrait sur les siens; privé du sommeil, je m’en occupe durant la nuit entière; seul à la promenade, je m’en occupe depuis que le soleil se lève jusqu’à ce qu’il se couche: mon coeur n’a pas un instant de relâche, et les duretés d’un ami me donnent dans un seul jour des années de douleurs. » Voilà le mal et la plaie à nu. Le seul tort de Grimm peut-être fut d’avoir trop traité cette plaie, à partir d’un certain jour, comme si elle était physiquement incurable, et, dans son esprit de clairvoyance et de fermeté, d’avoir trop oublié cet autre mot touchant de son ancien ami: « Il n’y eut jamais d’incendie au fond de mon coeur, qu’une larme ne pût éteindre. » Il est plus que douteux que Grimm eût réussi à éteindre l’incendie chez Rousseau, même à force de larmes, mais il ne l’a pas tenté.

 ( à suivre ici)