samedi 15 décembre 2018

Le rôle des mères dans l'éducation des jeunes filles, par Dena Goodman (2)

Professeur d'histoire à l'université de Michigan, Dena Goodmann propose cette intéressante réflexion consacrée au rôle des mères dans l'enseignement des jeunes filles au XVIIIè siècle
 
Dena Goodmann


Au couvent, les jeunes filles apprennent à se comporter dans un univers féminin dans lequel elles vont passer le restant de leur vie – une forme d’éducation particulièrement importante pour celles qui nourrissent l’espoir de gravir l’échelle sociale. Des amies douteuses peuvent détruire le dur labeur d’une mère assidue, mais de bonnes amitiés peuvent durer toute une vie et devenir une source importante de soutien, à la fois moral et social, dans le futur. L’amitié de Manon Phlipon avec Sophie Canet, qui s’est poursuivie par l’échange de centaines de lettres entre 1767 et 1780, n’est qu’un exemple parmi d’autres. Dans certains cas, aussi, la réalité quotidienne du mariage repose sur des liens épistolaires. On pense, par exemple, à Mme de Tourvel dans Les liaisons dangereuses, et à toutes ces autres femmes dont les maris sont envoyés à l’étranger en tant qu’officiers militaires ou civils. On pense à toutes ces familles séparées et parsemées aux quatre coins du monde au service de la monarchie. Dans un tel monde, l’écriture de lettres est donc essentielle à la formation d’une femme.
Manon Phlipon, alias Mme Roland

Paule Constant a remarqué qu’au XVIIIe siècle, une jeune femme habite « un univers entièrement épistolaire », dans lequel « la plupart des ouvrages d’éducation qu’elle lit […] sont composés par lettres ». Cependant, comme le souligne Mme de Miremont, ces textes sont aussi destinés aux mères. Encore plus qu’Adèle et Théodore (1782), le chef-d’œuvre très connu de Mme de Genlis, les Lettres relatives à l’éducation (1788) de Marie Le Masson le Golft sont un traité pédagogique de ce type : une série de lettres à une mère qui désire prendre conseil sur l’éducation de sa fille. Cependant, vers la fin du traité, Le Masson le Golft s’en réfère à l’expertise épistolaire de sa correspondante. Alors que la mère lui demande comment enseigner à sa fille à écrire des lettres, elle conclut :
    Je crois donc, Madame, ne pouvoir mieux répondre à votre invitation honorable, qu’en vous engageant à ne jamais écrire qu’en présence de mademoiselle [votre fille] ; c’est le moyen le plus efficace de former son jugement et son style.


Une mère continue à être présente dans l’éducation de sa fille en fournissant un modèle à travers les lettres qu’elle écrit et en corrigeant celles qu’elle reçoit. Comme l’observe P. Constant, les jeunes filles ne reçoivent pas d’éducation formelle sur l’écriture de lettres : en fait, elles apprennent l’art de la correspondance en s’y entraînant fréquemment. Leurs mères sont leurs partenaires d’entraînement. De plus, une mère qui correspond avec sa fille montre ses soucis maternels, à la fois à sa fille et aux autres dames avec qui elle partage les lettres de sa fille, ainsi qu’à la mère supérieure, qui, bien sûr, contrôle toutes les lettres qui entrent et sortent du couvent. Et l’exemple que les mères sont censées inculquer est autant moral que pratique. L’Abbé Fromageot emprunte au langage du roman épistolaire quand il écrit dans la préface de son Cours d’études des jeunes demoiselles : 
    Mère tendre qui voulez que votre fille soit élevée sous vos yeux, donnez-lui peu de préceptes, mais beaucoup de bons exemples ; c’est-là le fondement de la meilleure éducation. Si une fois, seulement, elle trouve vos actions en contradiction avec les leçons que vous lui donnez, tout est perdu.


La lettre elle-même est un objet à mettre en valeur comme preuve des charmes et des talents d’une jeune fille. En même temps, elle reflète ses qualités morales, comme Panckoucke l’explique dans ses Études convenables aux demoiselles. « Rien n’assure mieux la réputation d’une dame, déclare-t-il, que de savoir arranger noblement et avec justesse ses pensées sur le papier. » Ce n’est pas seulement le contenu des lettres qui importe, ou même le style que la jeune fille utilise pour s’exprimer : l’aspect matériel de la lettre est aussi important. Dans ses Lettres instructives et curieuses sur l’éducation de la jeunesse (1761), le Père Martin donne une longue liste de raisons qui insistent sur l’importance d’une belle écriture, en commençant par la plus évidente : « Une belle Écriture plaît à tout le monde, elle se fait rechercher. » Bien que Martin s’intéresse principalement à l’éducation des garçons, son précepte prend un sens plus profond dans son discours sur les femmes, où, comme dit Rousseau dans Émile : « La femme est faite spécialement pour plaire à l’homme. » Une lettre de femme se doit donc d’être élégante, à la fois parce que cela est perçu comme une réflexion morale et matérielle de l’auteur, et parce qu’elle doit plaire au lecteur, surtout si ce lecteur est un homme. La meilleure façon d’enseigner à une jeune fille comment écrire une lettre qui plaît est de lire et de répondre aux lettres qu’elle écrit : essayer de plaire à sa mère est un bon entraînement pour plaire à son futur mari.
 Dans son École des jeunes demoiselles, l’Abbé Reyre fait de l’échange épistolaire entre mère et fille la clé de voûte du séjour au couvent. Dans sa première lettre, la mère réassure sa fille sur le fait que, en l’envoyant au couvent, elle ne délègue pas entièrement la responsabilité de son éducation à la religieuse qui en a la garde :

    J’en suis trop jalouse pour ne pas le partager avec elle, autant que je le pourrai. Tous les momens libres que me laissera l’embarras des affaires et des bienséances, je les emploierai à vous écrire. Par-là, je remplierai mon devoir et je soulagerai mon cœur.

La mère demande à sa fille de lui accorder sa confiance – « écrivez-moi, non comme à une mère, mais comme à une amie pour qui l’on n’a rien de caché ». Comme la fille est aussi fictionnelle que la mère, sa réponse respectueuse est prévisible : « comptez sur mon exactitude à vous écrire, comptez, surtout, sur la vive tendresse avec laquelle je vous embrasse ».
Après avoir établi ce principe de franchise et de confiance dans sa première lettre, et après avoir reçu une réponse affirmative de sa fille, la mère juge la lettre d’Émilie au sens technique et y trouve de nombreuses lacunes : « Je ne dois pas vous laisser ignorer que vous avez grand besoin de réformer votre écriture et d’apprendre un peu d’orthographe », lui dit-elle sévèrement :
    […] il m’a fallu deviner la moitié des mots. Madame de Barilliers à qui j’ai fait voir votre lettre, n’a pas pu en déchiffrer une seule phrase […] J’en ai rougi de honte ; et, pour n’être plus exposée à un pareil désagrément, j’ai pris le parti de vous faire donner un maître à écrire. Si vous profitez de ses leçons comme je le présume, vous aurez bientôt une écriture correcte et lisible ; et vos lettres flatteront autant mes yeux, qu’elles charment mon cœur."

La réputation de la mère, ainsi que le succès de la fille, dépendent de la capacité de cette dernière à écrire une lettre qui peut être montrée à tout le monde avec fierté. Avant tout, la correspondance entre mère et fille est censée enseigner à cette dernière comment écrire une telle lettre.
 Il y a d’autres leçons à apprendre. Dans L’école des jeunes demoiselles, la mère d’Emilie lui dit : « Vos cousines, vos tantes, vos amies et les miennes me demandent sans cesse de vos nouvelles, et je me fais un vrai plaisir de leur en donner. » Cette petite flatterie donne lieu à une leçon d’étiquette épistolaire. « Je voudrois pouvoir ajouter que vous faites mention d’elles dans vos lettres, écrit-elle, et je ne le puis, parce que jusqu’ici vous ne m’en avez pas dit le mot. C’est pourtant une attention que vous devriez avoir, autant par politesse, que par reconnaissance et par amitié pour les personnes qui vous sont attachées. N’y manquez pas la première fois que vous m’écrivez. » Dans ses lettres, une femme est censée observer les formalités de rigueur, mais également maintenir les liens de famille et d’amitié. L’École des jeunes demoiselles montre aux mères comment enseigner à leur fille l’importance de cet acte de respect et de sociabilité épistolaire.

 L’école des jeunes demoiselles enseigne aussi aux mères les responsabilités qui sont les leurs. « Afin que mes soins soient plus efficaces, je vous prie, Madame, d’y joindre les vôtres, et d’écrire à Emilie le plus souvent qu’il vous sera possible », dit la mère supérieure à la mère de la jeune fille. Tout comme le traité montre à la mère comment utiliser la flatterie pour motiver sa fille, la même technique est utilisée par la mère supérieure vis à vis de la mère. « En lui rendant service, continue-t-elle, vous lui procurerez la plus douce satisfaction ; car elle aime vos lettres à la fureur, et toutes les fois qu’elle me les a lues, j’ai trouvé qu’elle avoit raison. » Par la suite, elle annonce à la mère qu’elle a encouragé Emilie à relire les lettres que celle-ci lui a envoyées:
 C’est selon moi, une des lectures les plus utiles qu’elle puisse faire, et si je ne craignois d’abuser de la confiance que vous me témoignez en permettant qu’Émilie me les communique, j’en prendrais copie, et j’en formerois un recueil que j’intitulerois : L’école des jeunes Demoiselles.

En incorporant les lettres de la mère dans son École des jeunes Demoiselles, Reyre l’inclut dans un projet pédagogique qu’elle pourrait faire sien. Les lettres qu’une mère écrit à sa fille fournissent un modèle qui ne peut être remplacé par les avis des pédagogues professionnels et qui en constituent le support nécessaire.

Rose de Saint-Laurent est une de ces mères qui prend au sérieux la responsabilité qui lui incombe de correspondre avec sa fille et de diriger son éducation, même quand de sérieux obstacles s’y opposent. Peu après avoir placé sa fille Marie en pension au couvent de Pentemont à Paris, Mme de Saint-Laurent et son mari partent pour la colonie de Grenade pour y diriger une plantation de café, dans l’espoir d’y rétablir leur fortune. Une des premières lettres que Mme de Saint-Laurent écrit à Marie montre qu’elle est parfaitement consciente de la dimension pédagogique de leur correspondance.

    Je trouve fort bien que tu m’écrives sur un petit morceau de papier ; mais je veux que vous me parliez de vos maîtres, et que vous me disiez naturellement, comme à votre confesseur : « J’ai été bien exacte à tous mes devoirs cette semaine. J’ai bien étudié mon clavecin ; j’ai dansé de bonne grâce ; j’ai étudié ma musique ; je donne tous les jours un quart d’heure à l’étude de la géographie et une demi-heure à la lecture », ou bien que tu me dises naturellement : « J’ai été paresseuse cette semaine ; je n’ai guère valu. » Voilà, ma chère fille, les lettres qui me feraient plaisir de recevoir de vous. Toutes celles que vous m’avez écrites jusqu’à présent sont du style de six ou sept ans.

     Marie a probablement onze ans à cette époque. « Vous êtes trop grande et trop raisonnable, même trop spirituelle, pour vous borner à me demander de mes nouvelles et à m’assurer que vous êtes avec respect… Ce style-là est trop sérieux et trop contraire au sentiment que j’ai pour vous. Je vous le défends », lui ordonne sa mère. Les lettres hebdomadaires ne doivent pas être un exercice de style, un échange de formalités bien écrites copiées d’un manuel épistolaire, mais un véritable moyen de communication entre mère et fille, fondé sur la confiance mutuelle. En entretenant une correspondance régulière avec sa mère, Marie peut apprendre à écrire non les lettres formelles que l’on trouve dans les manuels épistolaires, mais des lettres qui viennent du cœur, qui consolident les liens de famille et d’amitié et la confiance, et qui servirent comme d’importants moyens de communication pour une femme de son état. C’est à travers l’échange épistolaire qu’une mère enseigne à sa fille comment quitter l’enfance et devenir une femme.

Quand Mme Boirayon ou Mme de Saint Laurent envoient leurs filles au couvent, ce n’est pas parce qu’elles sont de mauvaises mères, mais pour commencer le long et douloureux processus de séparation qui va transformer leur relation avec leurs filles de manière permanente, en une relation conçue autour du mariage et par la médiation de la correspondance. En jouant sérieusement le rôle prescrit par des pédagogues tels que Mme de Miremont, Mlle Le Masson le Golft, et l’abbé Reyre, elles ne sont pas des mères égoïstes, négligentes ou cruelles qui abandonnent leurs filles aux machinations de religieuses méchantes et ignorantes. Elles contrôlent l’éducation de leurs filles et continuent à y participer en les engageant dans une correspondance pédagogique. À travers celle-ci, ces mères transmettent des informations sociales à leurs filles et leur enseignent une des pratiques les plus importantes pour conduire leur vie de femme. Elles renforcent ainsi les liens maternels à un moment où la séparation géographique commence à les affaiblir, et donnent à leurs filles les moyens de créer et de maintenir des liens sociaux tout au long de leur vie.

 

dimanche 9 décembre 2018

Marion Sigaut et les gilets jaunes de 1789...

Au cours de ma revue de presse hebdomadaire, j'ai découvert ce petit bijou signé Marion Sigaut. Souvent brocardée dans nos pages, l'historienne du net nous propose aujourd'hui une relecture pour le moins surprenante des événements révolutionnaires.
Histoire de nous tendre le bâton, sans doute...



Il était tentant, pour les Français pétris de culture républicaine que nous sommes, de faire le parallèle entre l’actuel soulèvement des Gilets jaunes et la Révolution française.
Ça n’a pas manqué, et on entend régulièrement comparer Macron avec Louis XVI, la classe politique avec la noblesse, et ce système en décomposition avec l’Ancien régime.
J’aimerais remettre les pendules à l’heure.
Oui le peuple français avait faim à la veille de la Révolution française.
Mais la raison n’est pas que la « noblesse et le clergé » s’en seraient mis plein les poches au détriment du peuple, comme on l’entend souvent.
Et les foules désespérées qui faisaient le coup de poing avec des forces de l’ordre complètement dépassées ne réclamaient pas la fin de l’Ancien régime, mais son sauvetage.
Et l’interdiction du nouveau.
 ***
(ndlr : L'historienne devrait faire l'effort de se pencher sur les doléances exprimées par le 1/3 pendant la période pré-révolutionnaire. Elle constaterait qu'on y réclame au contraire du nouveau. Jugez-en plutôt...
Cahier de doléances de Valençay (Indre) " Les habitants se plaignent d’être surchargés de taille, capitation et autres impôts (...) Pour remplacer tous ces impôts supprimés, le gouvernement établirait un impôt unique,en nature ou en argent, en y faisant contribuer les ecclésiastiques et les nobles qui doivent être assujettis comme le Tiers-Etat…"

Assemblée du bourg de Chérances : On demande la suppression entière de la gabelle, vrai fléau de l’Etat, la vente libre du tabac, la suppression des traites dans l’intérieur du royaume, la chasse libre à tout propriétaire, n’étant pas juste que les moissons soient ravagées pour flatter l’ostentation des nobles et ruiner le laboureur, l’amortissement des rentes dues au seigneur 

Cahier de Parent (Auvergne) : " Les capitations, les vingtièmes et tant d’autres impôts par leur accroissement rapide sont devenus autant de fléaux pour les habitants des campagnes... 

Cahier de La Chapelle Craonnaise : "Les députés solliciteront... l’abolition de la gabelle… des tailles, capitations, vingtièmes, aides et autres droits. Que pour remplacer ces impôts et droits, il soit établi… une capitation personnelle, une taxe foncière et une d’exploitation, qui frapperont indistinctement les citoyens des trois ordres".)
 
***
 
Toujours les rois de France avaient assuré que le pain du peuple serait accessible à tous au meilleur prix, et là était la raison d’être de la royauté.
Le roi était le père nourricier, et son autorité envoyait sur les marchés une police dont la fonction consistait à protéger le peuple contre les appétits des marchands.
Pointilleuse, respectée, dotée de pouvoirs réels, la police des grains assurait une sorte de service public de l’alimentation et ne laissait les marchands faire leurs achats qu’une fois que la population locale, toute la population locale, s’était servie.
En cas de disette, quand pour des raisons politiques (guerre) ou climatiques, le grain manquait, son prix était fixé par la négociation entre les autorités locales et les marchands.
On appelait cette négociation la taxation (ou fixation du taux).
Le peuple faisait confiance au roi pour le protéger de la rapacité des profiteurs, et Henri IV avait fait de l’exportation de blé, en cas de disette, un crime de lèse-majesté, donc passible de la peine de mort : le pain du peuple était sacré au nom du bien commun.
Un jour sont arrivées les Lumières,  qui ont prétendu remplacer le bien commun par la recherche du profit.
Des gens sans scrupule ont poussé le roi à s’endetter jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus, puis l’ont convaincu que, pour qu’il puisse rembourser la dette, il fallait qu’il libéralise le commerce des subsistances.
***
( ndlr :"Des gens sans scrupules" ? Mais de qui parle-t-on ici ? Des physiocrates, peut-être ? Et qu'ont-ils à voir avec la dette ? Ne faudrait-il pas plutôt s'interroger sur le désastre causé par la guerre de 7 ans ?)
***
Laisser circuler les blés sans les tracasseries de la police des grains, laisser la loi de l’offre et de la demande en fixer le prix, laisser faire, laisser passer.
Louis XV décida de tenter l’expérience en 1763, mais devant les violences et les cris de la population indignée devant la hausse des prix, il choisit de reculer et de revenir à l’ancien système.
A son avènement au trône en 1774, le jeune Louis XVI fut convaincu par les arguments du brillant Jacques Turgot qui lui présenta tous les avantages qu’il aurait à libéraliser le commerce des subsistances.
Intimidé, désireux de bien faire et manquant totalement d’expérience, Louis XVI laissa Turgot vider les greniers et laisser les marchands rafler les grains à la place des consommateurs, sous les applaudissements nourris de Voltaire qui voyait enfin se réaliser ses rêves.
Ça fut un soulèvement : comme un seul homme (et femmes en tête) et aux cris de « taxation ! taxation ! » la population partit récupérer son grain et le distribua au « bon prix », celui qui ne lèse personne et permet à tout le monde de vivre.
Si les gigantesques manifestations de Gilets jaunes réclamant un carburant abordable ressemblent à quelque chose, c’est bien à ces foules de la Guerre des farines.
Dans les deux cas, le peuple exige d’être entendu et refuse de payer pour une dette qui n’est pas la sienne.
En 1776 encore, le roi entendit son peuple et revint à l’ancien système, celui de la police des grains : il renvoya Turgot.
Or la dette continuait d’augmenter, encore et encore.
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(ndlr : Elle "continuait d'augmenter" ? Voilà qui est surprenant ! Peut-être faudrait-il s'interroger sur la désastreuse campagne guerrière menée en Amérique ? Quant au renvoi de Turgot, il fut réclamé non par le peuple, mais par ceux dont sa politique heurtait les intérêts : songez par exemple que le brave homme s'était mis en tête de diminuer les pensions versées aux courtisans !)
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Quand elle a été telle que l’Etat risquait de ne plus pouvoir payer ses fonctionnaires, quand furent épuisés tous les expédients habituels le roi, acculé, accepta, une ultime fois, de libéraliser le commerce des subsistances.
Puis il fut contraint de réunir les Etats-généraux, assemblée chargée de répartir l’impôt et d’apporter au roi les doléances des peuples.
Les libéraux avaient le vent en poupe, et avaient obtenu, en même temps que la libre-circulation des subsistances, un contrat de libre-échange entre la France et l’Angleterre qui inonda le marché français de produits à bas prix fabriqués par des enfants et des ouvriers réduits à la misère.
La hausse du prix du pain se doubla d’un chômage abominable, et les six mois qui précédèrent la prise de la Bastille furent faits d’émeutes de chômeurs et de familles exigeant le retour du système protecteur qui avait eu cours jusque-là et non son abolition.
Le peuple ne contestait pas l’ancien régime, mais le nouveau, celui du capitalisme appliqué à sa substance.
Chauffées par les loges maçonniques déterminées à renverser toutes les protections du peuple et les entraves au profit, les députés aux Etats-généraux s’autoproclamèrent assemblée constituante et inscrivirent dans le marbre l’économie de marché que le peuple rejetait de toutes ses forces.
C’est ça la Révolution.
Le roi ne pouvait plus rien puisqu’il était renversé : il n’allait plus gêner les profiteurs enfin au pouvoir.
Ceux qui ont pris sa place et l’ont tué sont ceux qui ont imposé au peuple français la barbarie économique qui a cours encore aujourd’hui.
C’est la bourgeoisie qui a voulu, fait et gagné la Révolution française pour imposer un régime que le peuple français ne voulait pas.
On le lui a imposé par la terreur et les massacres. Il a subi la pauvreté, la prolétarisation, la barbarie économique et la perte de toute sa tradition.
Si Macron ressemble à quelqu’un, ce n’est certainement pas au roi que le peuple chérissait et considérait comme son père.
***
(ndlr : Ce père chéri du peuple, voilà comment on le célébra après sa mort :
Te voilà donc, pauvre Louis
Dans un cercueil à Saint-Denis !
C’est là que la grandeur expire.
Depuis longtemps, s’il faut le dire,
Inhabile à donner la loi,
Tu portais le vain nom de Roi,
Sous la tutelle et sous l’empire
Des tyrans qui régnaient pour toi.
Etrange oraison funèbre, a fortiori quand elle est adressée à un père chéri...)
***
Macron n’est que le dernier en date des successeurs de ceux qui l’ont assassiné pour imposer le règne de l’argent-roi contre le bien commun.
Marion Sigaut, le 7 décembre 2018
 ***
Concernant cette question de l'argent-roi, je vous laisse avec une seconde salve de doléances exprimées par le 1/3 en 1789

"Monsieur" était en fait le futur Louis XVIII,  frère du roi...
Soulangis, ce sont mes voisins berrichons
A Draguignan, on savait se montrer lyrique

samedi 17 novembre 2018

Le rôle des mères dans l'éducation des jeunes filles, par Dena Goodman (1)


Professeur d'histoire à l'université de Michigan, Dena Goodmann propose cette intéressante réflexion consacrée au rôle des mères dans l'enseignement des jeunes filles au XVIIIè siècle
J'y apporte quelques commentaires.

 
Dena Goodman

En 1779, Mme de Miremont explique à ses lecteurs pourquoi son traité sur l’éducation des femmes est différent de ceux écrits par ses prédécesseurs : « Ces Dames ont écrit pour les Enfans, dit-elle, je voulois écrire pour les Mères. » Pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle, les pédagogues exhortent, encouragent et inspirent les femmes des élites sociales à jouer un rôle actif dans l’éducation de leurs filles. Rousseau, Épinay, Genlis sont tous en parfait accord sur ce point (NDLR : si Louise d'Epinay a sans doute contribué à la réflexion de Rousseau, leurs positions sur la question diffèrent néanmoins). On a tendance à interpréter cet appel à l’éducation maternelle comme une suite logique à l’attaque des philosophes des Lumières contre l’éducation dans les couvents, une attaque qui est une conséquence directe de leur critique de la religion. Comme le note Mita Choudhury, pour les hommes de lettres des Lumières, les religieuses sont « l’antithèse de l’idéal maternel ». Elles sont également un symbole parfait de l’obscurantisme et de l’ignorance dont une éducation éclairée libérerait les femmes. Même une femme-philosophe comme Françoise de Graffigny, qui n’idéalise pas la maternité, présente les religieuses comme des agents de l’obscurantisme. Elle écrit :

    "Du moment que les filles commencent à être capables de recevoir des instructions, on les enferme dans une maison religieuse pour leur apprendre à vivre dans le monde. Que l’on confie le soin d’éclairer leur esprit à des personnes auxquelles on ferait peut-être un crime d’en avoir, et qui sont incapables de leur former le cœur, qu’elles ne connaissent pas."
 (Toutes les mondaines dont j'ai parcouru la correspondance, de Mme du Deffand à Louise d'Epinay, abondent dans ce sens : elles ont toutes souffert de cet état de "minorité" intellectuelle à laquelle leur maigre éducation les a contraintes. Voir ici)
Cependant, améliorer l’éducation des femmes est plus compliqué que de simplement les soutirer à l’influence néfaste des religieuses, et de les confier à leurs mères « éclairées ». En fait, l’échange de lettres entre mères et filles permet d’intégrer le séjour au couvent dans un programme d’éducation placé sous la direction d’une mère assidue. C’est cette pratique pédagogique épistolaire que je compte mettre en lumière ici.
Dans les couvents les plus prestigieux, comme l’explique Mme de Genlis, les religieuses ne sont pas censées être des enseignantes : les jeunes filles sont accompagnées par leur gouvernante, et les parents emploient des maîtres particuliers pour les leçons qui doivent compléter l’éducation d’une demoiselle : la musique et la danse, mais également l’écriture, la grammaire, et l’histoire naturelle. Les frais sont prélevés par les religieuses en supplément de la pension, puis payés aux maîtres pour leurs services, de la part des parents. Les comptes trimestriels de Mlle Boirayon, qui a passé huit mois dans un couvent à Lyon, de juin 1770 à février 1771, montrent que, pendant deux mois, sa mère a payé 18 livres par mois pour la pension, 16 livres supplémentaires par mois pour les leçons d’un maître de danse, et 12 livres par mois pour les services d’un maître en écriture. De fait, elle dépense plus pour les maîtres, que pour la pension elle-même.
( Une réflexion valable pour certaines jeunes femmes de condition - et encore... - mais pas pour les autres, dont l'instruction dépendait des exigences économiques des quartiers environnants)
 Le séjour de Mlle Boirayon au couvent est particulièrement court, mais la durée moyenne d’un séjour n’est que d’une ou deux années. On met les jeunes filles en pension principalement pour les préparer à leur première communion et pour qu’elles reçoivent les derniers agréments qui les prépareront au mariage. Au niveau économique, comme l’a montré Nadine Bérenguier, une fille vertueuse est considérée comme une commodité précieuse qui est confiée à la protection de sa mère jusqu’à ce qu’elle passe sous la protection de son mari. De plus, ce « dangereux dépôt » doit être investi de manière judicieuse pour qu’on puisse en tirer toute sa valeur. Dans la mesure où l’éducation formelle est conçue en ces termes – comme un moyen d’améliorer les perspectives de mariage – la responsabilité qui incombe à une mère d’éduquer sa fille n’est pas simplement une responsabilité morale, mais un dépôt fiduciaire. Pour les mères qui envoient leurs filles au couvent pour une année ou deux, les frais sont un investissement dans l’avenir de leur filles. Cette période brève au couvent devient le point culminant d’un projet éducatif plus large, sous la direction des mères. Comme l’observe Martine Sonnet, « l’usage du couvent comme lieu éducatif complémentaire à la maison […] est le plus éclairé qu’on puisse en faire. Au XVIe et XVIIe siècles, on en usait tout autrement ».

 Pour la plupart des jeunes filles, le séjour au couvent représente la première séparation d’avec la mère. (Sans compter la mise en nourrice, faut-il le préciser ?) Cela devait être aussi difficile pour les mères que pour leurs filles, comme le suggère la correspondance de Mme de Sévigné avec sa fille. Si ses lettres, qui servent de modèles à des générations de jeunes filles, sont l’expression « éternelle » de l’amour maternel, elles sont aussi un témoignage de la situation qui les produit : la séparation entre mère et fille. « Cette séparation qui était cruelle pour une mère tendre », écrit l’éditeur de l’édition de 1726, « est à l’origine de toutes les Lettres que vous allez lire dans ce volume». D’un point de vue anthropologique, le couvent est une institution liminaire par laquelle les jeunes filles qui entrent dans la puberté doivent passer, pour en sortir comme jeunes femmes prêtes à se marier. Au couvent, une fille n’est pas seulement à l’abri du danger (c’est-à-dire des hommes), mais elle commence aussi le processus de séparation de sa famille en préparation de son mariage. Après cette séparation rituelle, l’enfant peut être réintégré à la communauté par son mariage à une autre famille, et par son nouveau rôle comme épouse et (éventuellement) comme mère. Donc, cette période de séparation facilite la transformation de la jeune fille en femme. La correspondance à travers laquelle cette formation se fait, est comme un fil, qui, une fois dévidé, peut être tissé et renforcé alors que la distance entre ces deux vies qui ont commencé comme une seule, ne cesse de s’agrandir. Si le séjour au couvent est le rite de passage à travers lequel ces deux vies se séparent, l’épistolarité est la pratique par laquelle elles peuvent être rattachées d’une façon qui reconnaît la douleur et les difficultés engendrées par la séparation. 
( Là encore, une réflexion qu'il faut nuancer : dans ses premières années, l'enfant est souvent perçu comme un gêneur. Voir à ce sujet les réflexions d'Emilie du Châtelet ou encore de la famille Lalive d'Epinay)
 Quand Mme Boirayon d’Annonay envoie sa fille à l’Abbaye de Chazeaux à Lyon en juin 1770, elle soumet sa fille à l’épreuve de la séparation. Dans ses lettres, Mme de Boirayon encourage sa fille à s’appliquer à ses études et à écouter sa « tante » Mme de Saint-Hilaire, mais elle lui inculque également l’importance de l’honnêteté, de la transparence, et de la confiance – des vertus qui sont essentielles aux échanges épistolaires. « J’ai eu l’honneur d’écrire à madame de Saint-Hilaire, il est vrai avec de l’humeur contre vous », écrit Mme Boirayon :
 […] d’autant mieux fondée que vous m’avez paru garder un silence affecté et très désobligeant pour moi et madame Véron. Je me suis expliquée sur cette négligence comme je le pensais, tel est le devoir d’une mère qui désire former un enfant pour le bien. Si vous regardez comme moi les choses du bon œil, loin de vous effrayer et de vous désespérer comme vous le dites sur les dispositions de mon cœur, vous en conclurez que vous m’êtes chère et sans passer à d’autres conséquences, vous me rendrez justice en méritant la mienne, je veux que ce soit votre unique envie.
 Si cette lettre paraît, à nos yeux, manquer de « chaleur » (tout comme à l’historien qui l’a publiée en 1922), une lettre écrite par la jeune fille en décembre 1770 montre combien une telle lettre a de l’importance pour celle qui la reçoit. Elle écrit :
    Ou vous aite malade ou vous voules mettre à l’epreuve ma tandresse, […] mes si vous pouvies comprendre ce que vous me faite soufrir vous oriez surement pitiéz de la situation ou votre silance me met […] Ne perdé pas ma bonne maman pour moy tout souvenir rappellés vous je vous prie ma tendresse, vous aite tout mon bonneur et ma satisfaction, donné moi la consollation de m’écrire ou de me faire écrire que vous ne mavez pas tout à fait oublier.
(Belle illustration de ce qu'on pouvait enseigner- ou pas - à ces jeunes filles... Pour s'en convaincre, voyez par exemple les lettres d'une Louise Dupin et les difficultés qu'elle connaît face à l'écriture)

 Avant qu’elle envoie cette lettre, la jeune fille en reçoit une autre qui non seulement la rassure sur l’amour de sa mère, mais qui lui annonce qu’elle projette une visite. « Je suis dans l’impacience de vous revoir », ajoute la jeune fille après avoir reçu la bonne nouvelle, « je considererai ce jour comme le plus heureux de ma vie ». Par cet échange, Mlle Boirayon apprend l’importance d’être une correspondante fidèle.
    
Si l’échange de lettres aide les mères et leurs filles à négocier la douleur de la séparation et à accepter son caractère permanent, il donne aussi aux mères un nouveau rôle dans l’éducation de leurs filles alors qu’elles se séparent d’elles. À travers la correspondance, la mère peut contrôler l’éducation de sa fille tout en suivant ses progrès. Les lettres de Mme Boirayon sont parsemées de conseils et d’avertissements, comme le montre une lettre écrite peu après le départ de sa fille, lettre qui évoque à la fois ses espoirs et ses craintes : « Craignez Dieu ma chère fille, c’est le commencement de toute sagesse », l’avertit-elle, mais aussi : « Je suis d’avis si vous voulez réussir dans ce projet, que vous fréquentiez moins les demoiselles qui sont de votre âge que celles qui sont au-dessus ». La plus grande crainte de Mme Boirayon, mais aussi son plus grand espoir en envoyant sa fille au couvent, est l’influence des autres filles qu’elle va y rencontrer. Dans sa lettre suivante, elle exprime son plaisir « que vous soyez de la société de la nièce de Madame l’abbesse et que les demoiselles qui l’accompagnent soient au-dessus de votre âge. Choisissez parmi elles à imiter celles qui réunissent tous les suffrages ; c’est là les bons modèles à copier », lui recommande-t-elle.

(à suivre ici)
   
 

mercredi 7 novembre 2018

Exposition : La Fabrique du luxe au musée Cognacq-Jay

 

Parmi les 6 corps de marchands, les plus méconnus étaient sans doute les merciers, "marchands de tout et faiseurs de rien" (dixit l'Encyclopédie) auxquels le musée Cognacq-Jay consacre cette exposition.
Ci-dessous quelques-unes des pièces que vous pourrez découvrir jusqu'au mois de janvier 2019

le flûteur (1751-52)
 
une paire de vases "à oreilles" (1755)

un vase-girandole (1770)
une pendule-lyre (1785)
Et même des "publicités" d'époque !

mardi 30 octobre 2018

Arlette Farge, le peuple de Paris au XVIIIè siècle

  

Les chapitres :

Introduction : 2'10''
Les corps du peuple : 11'19''
Les espaces et les institutions : 19'45''
Mouvements, rumeurs et opinions : 34'10''
Conclusion :  48'05''
Questions : 50'25''

lundi 29 octobre 2018

La Révolution et le 4è ordre (2)

Ingénieur en chef de la ville de Paris en 1789, Dufourny de Villiers conçoit le projet d'un journal destiné à faire reconnaître par les députés aux Etats-Généraux les droits du quatrième ordre, c'est-à-dire « des infortunés, des infirmes, des indigents »,  
« des journaliers », « des salariés abandonnés de la société », « contraints par la misère à donner tout leur temps, toutes leurs forces, leur santé même pour un salaire qui représente à peine le pain nécessaire pour leur nourriture ». Cette publication généreuse intitulée Cahiers du quatrième ordre paraît le 25 avril 1789. Elle n'aura qu'un seul numéro.
En voici la 2nde partie.





En vain me dira-t-on que les Députés du Tiers, que la loyauté de tous les Ordres prendront sa défense, que le cœur de Sa Majesté est l'asile de l'infortuné : personne n'est plus enclin par respect et par estime pour tous les Ordres, et pour chacun de leurs Représentants, à se laisser persuader de l'existence de ce sentiment unanime d'équité et de protection : personne n'a une plus haute idée de la sensibilité du Roi ; mais je demande à l'Ordre du Tiers si, lorsqu'il n'était pas suffisamment représenté dans les Etats (soi-disant) Généraux, la protection et les vertus des deux autres Ordres, le défendaient, le préservaient de l'introduction des impôts, des abus et des vexations, contre lesquels il ne réclame efficacement aujourd'hui, que parce qu'il est enfin parvenu à une représentation proportionnelle ? Je demande à tous les Ordres, et particulièrement à celui du Tiers, s'ils ne sont pas éminemment privilégiés en comparaison du Quatrième Ordre ? Et forcés d'en convenir, comment pourraient-ils se soustraire à l'application du grand principe, que les Privilégiés ne peuvent représenter les non Privilégiés ? Je demanderai enfin aux députés des Villes commerçantes, si les Fabriquants, forcés de prendre leur bénéfice  entre le prix de la matière première et le taux de la vente aux Consommateurs, ne sont pas continuellement occupés à restreindre le salaire de l'ouvrier, à calculer sa force, sa sueur, ses jouissances, sa misère et sa vie, et si l'intérêt qu'ils ont à conserver cet état de chose, n'est pas directement opposé aux réclamations du Quatrième Ordre, dont leur générosité les porterait d'ailleurs à se charger. (….)

Les Cahiers du Tiers ou leurs projets, dont j'ai eu connaissance, indiquent avec sagesse, noblesse, franchise et respect, les points principaux sur lesquels doivent statuer des Lois constitutives, d'où l'on attend la restauration et la stabilité de la félicité publique ; mais aucun ne m'a présenté le mandat, distinctement énoncé, de donner pour base inamovible du bonheur général, des Lois conformes au but de la Société, la protection, la conservation des faibles de la dernière Classe. Je ne doute pas cependant que, l'évidence et l'humanité étouffant tout intérêt personnel, ces principes et ces désirs ne se développent dans le cœur de ses députés ; ainsi lorsque des Mémoires instructifs et des réclamations formelles auront été publiés, il n'y aura plus d'obstacles au soulagement du Quatrième Ordre ; chaque Député du Tiers sera son Représentant, chaque Français formera des vœux pressants pour la destruction de toutes les causes de la misère, pour la défense des infortunés. Cette portion du Clergé si importante par ses fonctions consolatrices, par les soulagements qu'elle répand sur les infortunés, les Curés scrutateurs des causes de la misère, seront certainement des défenseurs aussi persuasifs qu'instructifs et zélés ; mais il faut dans tous les cas, pour que le zèle, la vertu, le courage des Députés quelconques s'expriment avec cette énergie respectueuse et persuasive, qui seule opère le bien, qu'elle soit encore appuyée de l'opinion publique ; c'est en effet l'opinion publique qui alors régira seule les Etats Généraux : ou plutôt, les Etats Généraux ne feront que rédiger les délibérations publiques. Il ne suffit donc pas, pour opérer le bien, d'envoyer des Mémoires particuliers aux Députés ; mais il faut publier ces Mémoires, il faut ainsi faire vertir au soulagement du quatrième Ordre cet amour du bien général, qui va diriger la Nation et ses Députés.



PROSPECTUS



Le quatrième ordre ne sera point convoqué en 1789 ; s’il l’était, il choisirait sans doute un autre représentant que moi ; mais en m’efforçant de suppléer à l’exercice du droit naturel dont il est privé, j’espère obtenir son aveu, sa confiance, sa correspondance, et surtout ses bénédictions. Une si  belle cause trouvera dans la sensibilité de mon cœur, des ressources que des talents ne pourraient remplacer, et dans la fermeté de mon caractère, le courage nécessaire, soit pour écarter les mépris de l’orgueil, soit pour combattre sans relâche l’opposition de l’intérêt personnel. Identifié depuis longtemps avec les Infortunés, ce n’est pas seulement pour avoir éprouvé des revers que je suis attaché à leur sort, ce n’est point par l’odieux motif de l’égoïsme (…) c’est pour avoir été le témoin de leurs grandes vertus (…) Entre toutes les grandes causes de calamité qui feront l’objet de ces Mémoires, les vicissitudes et l’excès du prix du pain et des premières denrées tiendront sans doute le premier rang. J’ai sur cet objet des propositions importantes à faire (…) Il est encore un objet bien important pour la félicité générale et pour celle du Peuple en particulier : c’est l'éducation populaire. Non seulement cette éducation chrétienne aussi imparfaite qu’importante, aussi incomplète que mal administrée ; mais cette éducation nationale, qui, d’un homme rendu Chrétien par la plus pure morale, fait un Citoyen, un Patriote ; c’est cette application des principes de la morale chrétienne aux devoirs de la Société, qui seule peut faire des lois justes, et qui seule peut les faire respecter
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lundi 22 octobre 2018

La Révolution et le 4è ordre (1)

Ingénieur en chef de la ville de Paris en 1789, Dufourny de Villiers conçoit le projet d'un journal destiné à faire reconnaître par les députés aux Etats-Généraux les droits du quatrième ordre, c'est-à-dire « des infortunés, des infirmes, des indigents »,  
« des journaliers », « des salariés abandonnés de la société », « contraints par la misère à donner tout leur temps, toutes leurs forces, leur santé même pour un salaire qui représente à peine le pain nécessaire pour leur nourriture ». Cette publication généreuse intitulée Cahiers du quatrième ordre paraît le 25 avril 1789. Elle n'aura qu'un seul numéro.
En voici quelques extraits. 

 ***

La force des anciens usages n’a pas permis de faire pour cette convocation tout ce qu’on fera peut-être pour l’une des suivantes. Il a paru nécessaire de distinguer encore les Membres de la Nation par Ordres ; et le nombre de ces Ordres a été, selon l’usage, limité à trois.
Mais est-il nécessaire de distribuer la Nation par Ordres ?
Et ces trois Ordres renferment-ils exactement toute la Nation ?
Peut-être cette distribution sera-t-elle abolie ; il faut l’espérer ; et si elle ne l’est pas, il faut faire un quatrième Ordre. Il faut, enfin, que, dans l’un et l’autre cas, la portion de la Nation qui est appelée par son droit naturel, et qui cependant n’est pas convoquée, soit représentée.
La Nation s’assemble pour discuter et fonder des droits généraux qui seront érigés en Lois constitutionnelles, et des droits particuliers ou privilégiés qui seront attaqués et défendus. Elle s’assemble pour régler les impôts et leur répartition. Les puissants et les riches paraissent seuls intéressés à ces discussions, qui cependant décident inévitablement du sort des faibles et des pauvres. (...)

Il est évident que cette distribution quelque conforme qu'elle soit à l'équité, au meilleur ordre moral, est tellement opposée à l'état actuel de la Société, qu'elle est impraticable ; mais il est évident aussi que toute résolution fur la répartition de l'impôt sera d'autant plus juste, d'autant plus salutaire, qu'elle tendra au même résultat,

1-Décharger les Pauvres. 
2-Imposer les Riches proportionnellement à leurs facultés. 
Cette première condition soulager et décharger les pauvres, doit être inévitablement remplie dans tous les cas, quelle que soit la convocation, quelle que soit la formation des Etats-Généraux, quelle que soit la distribution des Ordres et même quelles que soient leurs délibérations car lorsque la raison et l'équité ne suffisent pas, il est une force morale irrésistible qui opère les révolutions, celle de la nécessité.(...)
où se trouvent les "bourgeois" ?
S'il est démontré, s'il est évident d'ailleurs que le puissant et le riche ont moins besoin de la Société que le pauvre, que c'est pour le faible, le pauvre et l'infirme, que la Société s'est formée et que c'est enfin une des causes fondamentales du pacte de Société que de préserver tous ses individus de la faim de la misère et de la mort qui les suit ; je ne demanderai pas feulement pourquoi il y a tant de malheureux mais pourquoi ils ne font pas considérés chez nous comme des hommes, comme des frères, comme des Français. Pourquoi cette classe immense de journaliers, de salariés, de gens non gagés, sur lesquels portent toutes les révolutions physiques, toutes les révolutions politiques, cette classe qui a tant de représentations à faire, les seuls qu'on pût peut-être appeler du nom trop véritable, mais avilissant et proscrit, de doléances, est-elle rejetée du sein de la nation ?  Pourquoi elle n'a pas de Représentants propres ? Pourquoi cet Ordre qui, aux yeux de la grandeur et de l'opulence, n'est que le dernier, le quatrième des Ordres, mais qui, aux yeux de l'humanité, aux yeux de la vertu comme aux yeux de la Religion, est le premier des Ordres, l'Ordre sacré des Infortunés ; pourquoi, dis-je, cet ordre, qui n'ayant rien paye plus, proportionnellement, que tous les autres, est le seul qui, conformément aux anciens usages tyranniques des siècles ignorants et barbares, ne soit pas appelé à l'Assemblée Nationale, et envers lequel le mépris est, j'ose le dire, égal à l'injustice ?
(à suivre ici)